La cruauté

Sacrifice brutal d’un poulet par Françoise

Aquarelle de Bernard Soupre

(proustenaquarelles.com)

 

« L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté. »

 

La cruauté dans « la Recherche » est souvent présente et sous toutes ses formes, méchanceté, moquerie, mépris, indifférence, etc.
Peu de personnages échappent à ces travers et certains y excellent tout particulièrement, poussés qu’ils sont par une vanité qui est pour nombre d’entre eux une seconde nature.
Les extraits que nous proposons dans ce chapitre ne sont qu’un simple échantillon et un pâle reflet des bas instincts de certains personnages proposés par Proust .

 

L’indice entre parenthèse proposé à la fin de chaque extrait renvoie  aux collection la Pléïade (édition 1954) et Folio (édition 1988). A titre d’exemple, (Swann 342/469) indique que l’on trouvera l’extrait dans le livre « du côté de chez Swann » à la page 342 de la Pléiade et à la page 469 de la collection Folio.
Les abréviations retenus pour chacun des sept livres sont : Swann, JF, Guer, SG, Pris, Fug, TR.

 

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Françoise

 La fidèle Françoise si attaché à la famille du narrateur peut se montrer odieuse avec les domestiques qui dépendent d’elles comme, par exemple, la fille de cuisine :

« … Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques ; maman l’entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu’elle voulait « faire la maîtresse ». Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure, Françoise n’était pas revenue ; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. A chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait : « Hé là ! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine ? Hé ! la pauvre ! »

Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille, dans l’ennui et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine ; et à la vue des mêmes souffrances dont la description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre : « Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça. Ah ! c’est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère :

« Qui du cul d’un chien s’amourose

« Il lui paraît une rose. » … (Swann 122/198)

Ou bien :

« … Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller…. » (Swann 124/199)

Elle n’est pas beaucoup plus tendre avec les animaux ce qui choque profondément le narrateur :

« … Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! » Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… (Swann 121/196)

 

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Le docteur Percepied

Médecin de Combray a la réputation imméritée de « bourru bienfaisant » alors qu’il est souvent cruel avec son entourage. Ainsi il raille par allusions et plaisanteries de mauvais goût, les relations saphiques de Mlle de Vinteuil avec une amie bien qu’il sache que cette situation désespère le père de la jeune fille particulièrement sévère et plein de principes.

« …. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique, sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d’un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie, Mlle de Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je saispas. C’est le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations artistiques des enfants… » (Swann 147/228)

 

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Forcheville

Saniette, l’un des fidèles du salon des Verdurin est le souffre-douleur de Forcheville mais aussi celui, de certains autres membres du petit clan :

« …. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frère, n’était pas en faveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit qu’il eût été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et qui, d’ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit enfin qu’il cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelqu’un qui le connaissait trop bien et qu’il savait trop délicat pour qu’il ne se sentît pas gêné à certains moments rien que de sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, se mettant à l’insulter, s’enhardissant, au fur et à mesure qu’il vociférait, de l’effroi, de la douleur, des supplications de l’autre, que le malheureux, après avoir demandé à Mme Verdurin s’il devait rester, et n’ayant pas reçu de réponse, s’était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux…. » (Swann 276/388)

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 Général de Froberville

« …le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber… » (Swann 326/449)

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 La duchesse de Guermantes

Elle appartient à la haute aristocratie du faubourg Saint-Germain C’est une femme belle, intelligente et à la personnalité affirmée. Très critique avec ses semblables, elle prend un plaisir évident à dresser d’eux des portraits d’une grande méchanceté. Ainsi, parlant de Mme de Rampillon :

« … Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… et ensemble !…  Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner… » (Swann 342/469)

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Gilberte

Gilberte et le Narrateur ne sont encore que des enfants et pourtant ce dernier éprouve pour la jeune fille de l’attirance et de l’amour. Gilberte en est tout à fait consciente mais prend un malin plaisir à le faire souffrir.

Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.

—J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir ! Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler.

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit :

—Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas ! J’ai un grand goûter ; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans le midi. Ce que ce serait chic ! Quoique cela me fera manquer un arbre de Noël ; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.

Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas traîner mes jambes.

—Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de saison, il fait trop chaud. Hélas ! Mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout se détraque.

Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-Elysées. Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu’il songeait à elle, la position particulière, unique, —fût elle affligeante, —où me plaçait inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d’un pli mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un baiser. Et quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme tous les autres   Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte simple camarade.

Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la lire, je m’en récitais chaque phrase. (Swann 408/550)

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Rachel

Rachel, la maîtresse de Robert de Saint-Loup est comédienne. Elle n’hésite pas à poster dans la salle de théâtre où se produit une de ses concurrentes des amis qui sont chargés de siffler sa prestation :

« … Un numéro du programme me fut extrêmement pénible. Une jeune femme que détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses espérances d’avenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une croupe trop proéminente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop menue, encore affaiblie par l’émotion et qui contrastait avec cette puissante musculature. Rachel avait aposté dans la salle un certain nombre d’amis et d’amies dont le rôle était de décontenancer par leurs sarcasmes la débutante, qu’on savait timide, de lui faire perdre la tête de façon qu’elle fît un fiasco complet après lequel le directeur ne conclurait pas d’engagement. Dès les premières notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut, chaque note flûtée augmentait l’hilarité voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d’elle sur l’assistance des regards désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. L’instinct d’imitation, le désir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la partie de jolies actrices qui n’avaient pas été prévenues, mais qui lançaient aux autres des œillades de complicité méchante, se tordaient de rire, avec de violents éclats, si bien qu’à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur fit baisser le rideau… » (Guer 173/165)

 

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Prince d’Agrigente

« … Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde désinvolture qu’il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d’une œuvre d’art qu’il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d’elle, sans peut-être l’avoir jamais regardée. Le prince d’Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c’en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d’attirer à soit tout ce qu’il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l’enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées…

…De sorte qu’il se trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d’Agrigente et peut-être l’homme au monde qui l’était le moins …. » (Guer 433/419)

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Duchesse de Guermantes

 

Elle aime critiquer méchamment des connaissances qu’elle n’aime pas :

Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… et ensemble !… Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. (Swann 343/470)

Un peu plus loin :

Elle n’hésite pas à comparer Madame de Cambremer à une vache.

Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, s’écria la duchesse avec indignation, c’est le frère de cette énorme herbivore que vous avez eu l’étrange idée d’envoyer venir me voir l’autre jour. Elle est restée une heure, j’ai pensé que je deviendrais folle. Mais j’ai commencé par croire que c’était elle qui l’était en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait l’air d’une vache.

—Ecoutez, Oriane, elle m’avait demandé votre jour ; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez, elle n’a pas l’air d’une vache, ajouta-t-il d’un air plaintif, mais non sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l’assistance.

Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.

—Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. (Guer 232/223)

 

Elle n’épargne personne et va jusqu’à confier à son valet de pied une mission totalement inutile pour le seul plaisir de lui faire rater un rendez-vous avec sa fiancée :

« …—J’ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai d’envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.

Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d’envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j’avais causé en quittant la salle des Elstir :

Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n’est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans à nous deux, Basin et moi.

—Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.

—Non, je préfère demain, insista la duchesse.

Poullein était devenu blanc ; son rendez-vous avec sa fiancée était manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à ce que tout gardât un air humain.

—Je sais que c’est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous n’aurez qu’à changer avec Georges qui sortira demain et restera après-demain.

Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.

—Mais je ne fais qu’être avec eux comme je voudrais qu’on fût avec moi… » (Guer 483/468

 

d’après Agranska Krolik

Alors qu’elle s’apprête à se rendre à une réception, son grand et fidèle ami de vingt-cinq ans, Charles Swann, vient vérifier qu’elle a bien reçu une grande photographie promise. Incidemment, répondant à une proposition d’Oriane, il lui apprend qu’il est gravement malade et qu’il n’a plus que quelques mois à vivre. Soucieuse de ne pas compromettre sa soirée, elle feint de ne pas prendre la nouvelle au sérieux et préfère se préoccuper de ses chaussures que Basin trouve peu assorties à sa toilette :

« … Mais, ma chère amie, c’est que je serai mort depuis plusieurs mois. D’après les médecins que j’ai consultés, à la fin de l’année le mal que j’ai, et qui peut du reste m’emporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c’est un grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.

—Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.

—Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu’ici. Mais comme vous me l’avez demandé et que maintenant je peux mourir d’un jour à l’autre… Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce qu’il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d’un ami, et qu’il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d’apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les épaules en disant : « Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n’a aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s’écria : « Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint–Euverte tient à ce qu’on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix, Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mère Saint–Euverte. »

Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible : « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges »… (Guer 594/576)

Un peu plus loin

« … Adieu, je vous ai à peine parlé ; c’est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu’on voudrait se dire ; du reste, partout, c’est la même chose dans la vie. Espérons qu’après la mort ce sera mieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de se décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule explication du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique. C’est du « Campo–Santo » !… (SG 685/84)

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Charlus

Il déteste Mme de Saint-Euverte et fait preuve à son égard, et en public, d’une cruauté et d’une grossièreté d’une grande violence :

« … Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pourtant, qui plus qu’elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de la Restauration, que d’histoires intimes aussi qui n’avaient certainement rien de « Saint », mais devaient être très « Vertes », si l’on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait de l’interroger sur ces époques passionnantes, c’est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d’un coup : « Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d’aisances », c’est simplement la marquise qui, dans quelque but d’invitation, vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j’avais le malheur d’aller chez elle, la fosse d’aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec jubilation, quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce stupide vers dit « déliquescent » : « Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là… » Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse donne des « garden-parties », moi j’appellerais ça « des invites à se promener dans les égouts… »  (SG 700/99)

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Madame Verdurin

Très possessive, elle ne tolère pas que les membres de son clan prennent des distances. Ainsi à deux reprises va-t-elle intervenir pour mettre un terme à des aventures amoureuses du pauvre Brichot qui aura du mal à s’en remettre :

« … Il est vrai qu’à deux reprises l’amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du petit clan. Mais Mme Verdurin, qui « veillait au grain », et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant, comme elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’était simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’à mettre à la porte cette femme de rien. « Comment, avait dit la Patronne à Brichot, une femme comme moi vous fait l’honneur de venir chez vous, et vous recevez une telle créature ? » (SG 868/261)

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Monsieur Verdurin

Les Verdurin qui tiennent en Saniette un bouc émissaire parfait veillent cependant à limiter leurs attaques cruelles de crainte qu’il cesse de fréquenter leur salon :

« … M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pas déserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et son mari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Mais l’occasion ne s’en présentait pas tous les jours. Tandis que, grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi, de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des paroles aimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens pour un bleu qu’on veut amadouer afin de pouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des brimades quand il ne pourra plus s’échapper… » (SG 900/292)

 

Une autre fois :

A ce moment M. Verdurin vint à notre rencontre. M. Verdurin, à qui nous fîmes nos condoléances pour la princesse Sherbatoff, nous dit : « Oui, je sais qu’elle est très mal. – Mais non, elle est morte à six heures « , s’écria Saniette. « Vous, vous exagérez toujours « , dit brutalement à Saniette M. Verdurin, qui, la soirée n’étant pas décommandée, préférait l’hypothèse de la maladie, imitant ainsi sans le savoir le prince de Guermantes. Saniette, non sans craindre d’avoir froid, car la porte extérieure s’ouvrait constamment, attendait avec résignation qu’on lui prît ses affaires. « Qu’est-ce que vous faites là, dans cette pose de chien couchant ? lui demanda M. Verdurin. – J’attendais qu’une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse prendre mon pardessus et me donner un numéro. – Qu’est-ce que vous dites ? demanda d’un air sévère M. Verdurin : « qui surveillent aux vêtements « . Est-ce que vous devenez gâteux ? on dit : « surveiller les vêtements « , s’il vous faut apprendre le français comme aux gens qui ont eu une attaque. – Surveiller à quelque chose est la vraie forme, murmura Saniette d’une voix entrecoupée ; l’abbé Le Batteux… – Vous m’agacez, vous, cria M. Verdurin d’une voix terrible. Comme vous soufflez ! Est-ce que vous venez de monter six étages ?  » La grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire firent passer d’autres personnes avant Saniette et, quand il voulut tendre ses affaires, lui répondirent : « Chacun son tour, monsieur, ne soyez pas si pressé.  » « Voilà des hommes d’ordre, voilà des compétences. Très bien, mes braves « , dit, avec un sourire de sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions à faire passer Saniette après tout le monde. « Venez, dit-il, cet animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d’air. Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements ! reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile ! – Il donne dans la préciosité, ce n’est pas un mauvais garçon, dit Brichot. – Je n’ai pas dit que c’était un mauvais garçon, j’ai dit que c’était un imbécile « , riposta avec aigreur M. Verdurin. (Pris 227/216)

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Monsieur de Cambremer

« … M de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de M de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M de Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise … » (SG 912/304)

 

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Les Verdurin

Mais les répits sont de courte durée et bien vite l’instinct cruel des Verdurin devient trop fort et les attaques contre Saniette reprennent de plus belle :

« …quand il entendit M. Verdurin le questionner, tout en attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits. « Mais vous nous aviez toujours caché que vous fréquentiez les matinées de l’Odéon, Saniette ? » Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups : « Une fois, à la Chercheuse.— Qu’est-ce qu’il dit?, hurla M. Verdurin, d’un air à la fois écœuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s’il n’avait pas assez de toute son attention pour comprendre quelque chose d’inintelligible. « D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. » J’étais à la Ch…, Che…—Che, che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang… » (SG 933/324)

Monsieur Verdurin va jusqu’à se moquer de la ruine de Saniette en lui proposant, devant les autres convives, de lui donner des restes du repas qu’il pourra rapporter chez lui :

« …Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l’intimides, tu te moques de tout ce qu’il dit, et puis tu veux qu’il réponde. Voyons, dites, qui jouait ça ? on vous donnera de la galantine à emporter », dit Mme Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis… » (SG 936/327)

Un soir, M. Verdurin, grisé par sa propre méchanceté, se montre si violent avec Saniette que celui-ci a une attaque dont il ne se remettra jamais :

« … – Je crains seulement, répondit celui-ci en bégayant, que la virtuosité même de Morel n’offusque un peu le sentiment général de l’oeuvre.

– Offusquer, qu’est-ce que vous voulez dire ? » hurla M. Verdurin tandis que des invités s’empressaient, prêts, comme des lions, à dévorer l’homme terrassé.

« Oh ! je ne vise pas à lui seulement…

– Mais il ne sait plus ce qu’il dit. Viser à quoi ?

– Il… faudrait… que… j’entende… encore une fois pour porter un jugement à la rigueur.

– A la rigueur ! Il est fou ! » dit M. Verdurin se prenant la tête dans les mains. « On devrait l’emmener.

– Cela veut dire : avec exactitude, vous… dites bbbien… avec une exactitude rigoureuse. Je dis que je ne peux pas juger à la rigueur.

– Et moi, je vous dis de vous en aller », cria M. Verdurin grisé par sa propre colère, en lui montrant la porte du doigt, l’oeil flambant. « Je ne permets pas qu’on parle ainsi chez moi ! »

Saniette s’en alla en décrivant des cercles comme un homme ivre.

… cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis l’algarade de M. Verdurin, qu’un valet de pied vint prévenir le Patron que M. Saniette était tombé d’une attaque dans la cour de l’hôtel.

Mais la soirée n’était pas finie. « Faites-le ramener chez lui, ce ne sera rien », dit le Patron dont l’hôtel « particulier », comme eut dit le directeur de l’hôtel de Balbec, fut assimilé ainsi à ces grands hôtels où on s’empresse de cacher les morts subites pour ne pas effrayer la clientèle, …

Mort, du reste, Saniette ne l’était pas. Il vécut encore quelques semaines, mais sans reprendre que passagèrement connaissance… » (Pris 265, note de bas de page 254)

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Mme de Villeparisis

Mme Sazerat découvre avec stupeur et douleur ce qu’est devenue Mme de Villeparisis, la femme qui jadis a causé la ruine de son père

Un garçon vint me dire que ma mère m’attendait, je la rejoignis et m’excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m’avait amusé de voir Mme de Villeparisis. A ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près de s’évanouir. Cherchant à se dominer :

– Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon ? me dit-elle.

– Oui.

– Est-ce que je ne pourrais pas l’apercevoir une seconde ? C’est le rêve de ma vie.

– Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser ?

– Mais Mme de Villeparisis, c’était en premières noces la duchesse d’Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu fou mon père, l’a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien ! elle a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été cause que j’ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray, maintenant que mon père est mort, ma consolation c’est qu’il ait aimé la plus belle femme de son époque, et comme je ne l’ai jamais vue, malgré tout ce sera une douceur…

Je menai Mme Sazerat, tremblante d’émotion, jusqu’au restaurant et je lui montrai Mme de Villeparisis.

Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu’où il faut, Mme Sazerat n’arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle :

– Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.

Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée, qui habitait son imagination depuis si longtemps.

– Mais si, à la seconde table.

– C’est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je compte, la seconde table, c’est une table où il y a seulement, à côté d’un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.

– C’est elle ! (Fug 633/214)

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Le narrateur revient à Paris après de longues années d’absence passées en province pour se soigner. Il accepte une invitation chez le prince et la princesse de Guermantes et retrouve ses anciennes connaissances qu’il a du mal à reconnaître tant elles ont changé au point qu’il a l’impression qu’elles sont déguisées. 

 

Marquis d’Argencourt

« … A ce point de vue le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s’était affublé d’une extraordinaire barbe d’une invraisemblable blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant rapetisser, élargir un personnage et bien plus changer son caractère apparent, sa personnalité, c’était un vieux mendiant qui n’inspirait plus aucun respect qu’était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux, une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c’était bien M. d’Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d’états successifs d’un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui du d’Argencourt que j’avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n’ayant à sa disposition que son propre corps. C’était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n’était plus qu’une loque en bouillie agitée de ci de là. A peine, en se rappelant certains sourires de M. d’Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d’habits ramolli existât dans le gentleman correct d’autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu’eût d’Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l’œil, par laquelle il l’exprimait était tellement différente, que l’expression devenait tout autre et même d’un autre. J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d’Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d’un Regnard exagéré par Labiche était d’un accès aussi facile, aussi affable, que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu’il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m’en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j’avais l’illusion d’être devant une autre personne aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l’Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne qu’à voir ce personnage si ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J’avais l’impression de regarder derrière le vitrage instructif d’un muséum d’histoire naturelle, ce que peut être devenu le plus rapide, le plus sûr en ses traits d’un insecte, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m’avait toujours inspiré M. d’Argencourt devant cette molle chrysalide plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d’Argencourt d’offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain … » (TR 921/228)

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Monsieur Legrandin 

« … Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose que je n’avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues, donnait à sa figure l’apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision sculpturale et lapidaire de ceux d’un dieu égyptien. Un dieu ! un revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s’étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l’insignifiance de celles que disent les morts qu’on évoque. On se demandait quelle cause l’empêchait d’être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant « le double » insignifiant d’un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide, un pâle et triste fantôme de Legrandin, c’était la vieillesse… » (TR 934/241)

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(Encore le)  Prince d’Agrigente

« … A cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus avaient été comme un tapis de table qui a trop servi remplacés par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j’avais connue ; une gravité consciente d’elle-même baignait les yeux où elle était teintée d’une bienveillance nouvelle qui s’inclinait vers chacun. Et comme malgré tout une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j’admirais la force de renouvellement original du temps qui, tout en respectant l’unité de l’être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d’un même personnage, car beaucoup de ces gens on les identifiait immédiatement, mais comme d’assez mauvais portraits d’eux-mêmes réunis dans l’exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l’un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard…. » (TR 935/240)

 

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Marquis de Beausergent

« … Le jeune marquis de Beausergent, que j’avais vu dans la loge de Mme de Cambremer, alors sous-lieutenant, le jour où Mme de Guermantes était dans la baignoire de sa cousine, avait toujours ses traits aussi parfaitement réguliers, plus même, la rigidité physiologique de l’artério-sclérose exagérant encore la rectitude impassible de la physionomie du dandy et donnant à ces traits l’intense netteté presque grimaçante à force d’immobilité qu’ils auraient eu dans une étude de Mantegna ou de Michel-Ange. Son teint jadis d’une rougeur égrillarde était maintenant d’une solennelle pâleur ; des poils argentés, un léger embonpoint, une noblesse de doge, une fatigue qui allait jusqu’à l’envie de dormir, tout concourait chez lui à donner une impression nouvelle de majesté fatale. Au rectangle de sa barbe blonde, le rectangle égal de sa barbe blanche se substituait si parfaitement que remarquant que ce sous-lieutenant que j’avais connu avait cinq galons, ma première pensée fut de le féliciter non d’avoir été promu colonel, mais d’être si bien en colonel, déguisement pour lequel il semblait avoir emprunté l’uniforme, l’air grave et triste de l’officier supérieur qu’avait été son père… » (TR 938/245)

 

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Mme Franquetot

« … Certains hommes boitaient dont on sentait bien que ce n’était pas par suite d’un accident de voiture, mais à cause d’une attaque et parce qu’ils avaient déjà comme on dit un pied dans la tombe. Dans l’entrebâillement de la leur, à demi paralysées, certaines femmes comme Mme de Franquetot, semblaient ne pas pouvoir retirer complètement leur robe restée accrochée à la pierre du caveau, et elles ne pouvaient se redresser, infléchies qu’elles étaient, la tête basse, en une courbe qui était comme celle qu’elles occupaient actuellement entre la vie et la mort, avant la chute dernière. Rien ne pouvait lutter contre le mouvement de cette parabole qui les emportait et dès qu’elles voulaient se lever, elles tremblaient et leurs doigts ne pouvaient rien retenir.

Certaines figures sous la cagoule de leurs cheveux blancs avaient déjà la rigidité, les paupières scellées de ceux qui vont mourir et leurs lèvres agitées d’un tremblement perpétuel semblaient marmonner la prière des agonisants… » (TR 938/244)

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Mme de Saint-Fiacre

« … Par hasard j’avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de St-Fiacre (belle-fille de l’amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D’ailleurs elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n’était pas restituable. C’est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d’autres drogues. Ses yeux profondément cernés de noir étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s’était levée me dit-on pour cette matinée restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides… » (TR 942/251)

 

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Gilberte

« … Une grosse dame me dit un bonjour pendant la courte durée duquel les pensées les plus différentes se pressèrent dans mon esprit. J’hésitai un instant à lui répondre, craignant que ne reconnaissant pas les gens mieux que moi, elle eût cru que j’étais quelqu’un d’autre, puis son assurance me fit au contraire, de peur que ce fût quelqu’un avec qui j’avais été lié, exagérer l’amabilité de mon sourire, pendant que mes regards continuaient à chercher dans ses traits le nom que je ne trouvais pas. Tel un candidat au baccalauréat, incertain de ce qu’il doit répondre attache ses regards sur la figure de l’examinateur et espère vainement y trouver la réponse qu’il ferait mieux de chercher dans sa propre mémoire, tel, tout en lui souriant, j’attachais mes regards sur les traits de la grosse dame. Ils me semblèrent être ceux de Mme de Forcheville, aussi mon sourire se nuança-t-il de respect, pendant que mon indécision commençait à cesser. Alors j’entendis la grosse dame me dire, une seconde plus tard : « Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup ». Et je reconnus Gilberte… » (TR 943/286)

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Mme de Forcheville

« … L’aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu’on ne pouvait même pas dire qu’elle avait rajeuni mais plutôt qu’avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l’incarnation de l’exposition universelle de 1878, elle eût été dans une exposition végétale d’aujourd’hui, la curiosité et le clou. Pour moi du reste, elle ne semblait pas dire « je suis l’Exposition de 1878 », mais plutôt « je suis l’allée des Acacias de 1892″. Il semblait qu’elle eût pu y être encore. D’ailleurs justement parce qu’elle n’avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l’air d’une rose stérilisée… » (TR 950/256)

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2 réflexions sur « La cruauté »

  1. A propos de Gilberte, l’expression « contrainte interne d’un pli mental » , citée plus haut m’intrigue depuis longtemps. Contrainte interne d’un pli évoque à résistance des matériaux, la mécanique. L’article suivant du figaro, sur le cerveau https://sante.lefigaro.fr/actualite/2016/02/05/24588-comment-cerveau-prend-pli , explique la mécanique, les contraintes qui sont à l’origine des plis dans le cerveau. Vous écrivez que le narrateur et Gilberte sont des enfants et que Gilberte prend un malin plaisir à faire souffrir le narrateur. J’ai trouvé chez le narrateur de l’érotomanie en imaginant que Gilberte ne lui avoue pas son amour pour des raisons mystérieuses.

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