Le directeur du Grand-Hôtel et le dindonneau

d’après Agranka Krolik

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Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons : « Vite, dressez la table 25 », il ne disait même pas « dressez », mais « dressez-moi », comme si ç‘avait été pour lui. Et comme le langage des maîtres d’hôtel n’est pas tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au moment où je demandais l’addition, il disait au garçon qui nous avait servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme s’il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents : « N’allez pas trop fort (pour l’addition), allez doucement, très doucement. » Puis, comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait : « Attendez, je vais chiffrer moi-même. » Et comme je lui disais que cela ne faisait rien : « J’ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pas estamper le client. » Quant au directeur, comme les vêtements de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés (et pourtant personne n’eût si bien pratiqué l’art de s’habiller fastueusement, comme un élégant de Balzac, s’il en avait eu les moyens), il se contentait, à cause de moi, d’inspecter de loin si tout allait bien, et d’un regard, de faire mettre une cale sous un pied de la table qui n’était pas d’aplomb. Ce n’est pas qu’il n’eût su, bien qu’il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu’un jour il découpât lui-même les dindonneaux. J’étais sorti, mais j’ai su qu’il l’avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse du dressoir, d’un cercle de garçons qui cherchaient, par-là, moins à apprendre qu’à se faire bien voir et avaient un air béat d’admiration. Vus d’ailleurs par le directeur (plongeant d’un geste lent dans le flanc des victimes et n’en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute fonction que s’il avait dû y lire quelque augure) ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s’aperçut même pas de mon absence. Quand il l’apprit, elle le désola. « Comment, vous ne m’avez pas vu découper moi-même les dindonneaux ? » Je lui répondis que, n’ayant pu voir jusqu’ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation et que j’ajouterais son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l’art dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu’il parut comprendre, car il savait par moi que, les jours de grandes représentations, Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d’un personnage qui ne dit qu’un mot ou ne dit rien. « C’est égal, je suis désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il faudrait un événement, il faudrait une guerre. » (Il fallut en effet l’armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi : « C’est le lendemain du jour où j’ai découpé moi-même les dindonneaux. » « C’est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux. » Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas leur durée. (SG 1083/469)

 

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