Ciel d’alerte sur Paris

Félix Brard – Ciel d’Alerte – 1918

 

1918, Charlus et le Narrateur se sont rencontrés dans Paris et assistent à une attaque aérienne des allemands sur la capitale.

Après le raid de l’avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre, il s’était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête, il n’avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d’astres, d’errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s’insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces « étoiles nouvelles ». M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs et comme il ne pouvait pas plus s’empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu’à ses autres penchants tout en niant l’une comme l’autre. « D’ailleurs j’ajoute que j’admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu’il faut. Mais ce sont des héros tout simplement. Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils qu’ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent sur eux. Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? J’avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m’ayant donné l’habitude pour mon travail de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu’il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d’un canon dont on est persuadé qu’il ne vous frappera pas ce jour-là. D’ailleurs formées isolément ces idées de bombes lancées, de mort possible n’ajoutèrent pour moi rien de tragique à l’image que je me faisais du passage des aéronefs allemands jusqu’à ce que j’eusse vu de l’un d’eux ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d’un ciel agité, d’un aéroplane que bien que je le susse meurtrier, je n’imaginais que stellaire et céleste, j’eusse vu un soir le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité originale d’un danger n’est perçue que de cette chose nouvelle, irréductible à ce qu’on sait déjà, qui s’appelle une impression et qui est souvent, comme ce fut le cas-là, résumée par une ligne, une ligne qui découvrait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d’un accomplissement qui la déformait tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l’aéroplane menaçant et traqué et comme si s’étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Elysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d’eau lumineux des projecteurs s’infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d’intentions aussi, d’intentions prévoyantes et protectrices, d’hommes puissants et sages auxquels comme la nuit au quartier de Doncières, j’étais reconnaissant que leur force daignât prendre avec cette précision si belle la peine de veiller sur nous. (TR 801/108)