Jean Cocteau

Jean Cocteau (1889 – 1963)

Poète, dessinateur, essayiste, dramaturge

 

Lorsque Marcel Proust et Jean Cocteau se rencontrent, vers 1909 ou 1910, c’est le coup de foudre : Proust qui n’a encore rien publié de significatif est admiratif devant l’oeuvre poétique déjà importante de Cocteau qui a pourtant 18 ans de moins que lui. Une amitié sincère va naître, vite entachée cependant par un sentiment de jalousie car Proust ne supporte pas que son jeune ami soit reçu chez la comtesse de Chevigné alors que lui même, qui en est amoureux, ne soit pas admis chez elle. Quelques années après, le succès que connaît « La Recherche » rend cette fois-ci Cocteau jaloux car il a pris conscience que ses travaux littéraires jusque là admirés, sont loin d’avoir la puissance et qualité de ceux de Marcel Proust.

Les textes qui suivent proviennent d’émissions radiophoniques enregistrées dans les années 1950 et 1962 sur France Culture.

Nota : On peut entendre le bref passage (vers la fin de l’enregistrement) au cours duquel Cocteau imite brièvement la voix de Proust, voix dont on a jamais retrouvé, à ce jour, aucun extrait.

 https://www.youtube.com/watch?v=cuqJbbiWf50&ab_channel=FranceCulture

« Chez Marcel, tout était cérémonial. Il était extrêmement susceptible. Il croyait toujours qu’on avait commis une faute à son égard. Et peut-être l’avait-on commise, parce qu’il vivait avec une telle hypersensibilité qu’il est possible qu’on ait commis des fautes dont on ne se rendait pas compte. Il m’écrivait quinze pages : “Vous avez fait semblant, mon cher Jean, de ne pas me voir…” J’avais pas vu Marcel, vous pensez bien que je me serais précipité à sa table. Simplement alors il en faisait toute une aventure. Et en le transcendant, on a l’œuvre de Proust. 

J’avais pris l’habitude, le soir, d’aller rendre visite à Marcel Proust, boulevard Haussmann. D’abord, c’était tout un cérémonial pour rentrer chez Marcel, parce qu’on était arrêtés dans le vestibule par Céleste. Céleste me demandait, beaucoup plus tard, quand elle m’a connu : “Monsieur Jean, est-ce que vous n’avez pas rencontré une dame, donné la main à une dame qui aurait touché une fleur ? Parce que Marcel vivait dans un nuage de poudre antiasthmatique, qu’il avait peur des crises d’asthme, et il craignait même l’approche d’une personne qui aurait approché une personne ayant respiré une fleur. » 

« On entrait dans un véritable nuage de poudre antiasthmatique. Il était couché tout habillé sur son lit. Un lit de cuivre. Et le lit de cuivre était enfermé dans une sorte de guérite en liège qui le protégeait contre les bruits extérieurs. Et il portait des gants blancs pour éviter ce tic qu’il avait de se ronger les ongles. Et il ressemblait au capitaine Nemo, sa chambre ressemblait pas mal au Nautilus. Et quand il n’avait pas de barbe, il ressemblait au fameux portrait de Jacques-Emile Blanche, où il a l’air d’un œuf de Pâques. Le soir, nous lui demandions parfois de nous lire des passages de son oeuvre, et c’était très difficile de l’écouter parce qu’il lisait en riant, en se barbouillant ce rire sur la figure sous sa main gantée et il coupait sa lecture de : “C’est idiot, c’est idiot…” Et il nous expliquait qu’un geste n’aurait de signification que dans le 15e volume qui était trop sous la pile pour qu’il le cherche. C’était des lectures qui étaient plutôt un brouhaha amical. 

Il sortait, il allait quelquefois, très rarement dans le monde. Il se coupait les cheveux lui-même avec des ciseaux à ongles, le coupe-tifs, et il allait quelquefois rendre visite en pleine nuit à Mme de Chevigné qui disait : “Marcel arrive à n’importe quelle heure avec des appareils dans sa poche.” Elle se trompait, c’était des bouteilles. Il avait toujours des bouteilles d’eau de vichy dans sa poche. Elle disait : “Il arrive comme l’accoucheur.” Il a été aussi aux Ballets russes, il y a été une fois. Une fois aux Ballets russes, c’était l’époque des Ballets russes. Il a été aux Ballets russes un jour dans la loge de Mme Sert. Cette loge était très curieuse parce qu’il y avait dans la loge Renoir, Auguste Rodin, et Proust. Et ils se sont fait tant de politesses pour s’asseoir qu’ils se sont assis pendant que le rideau baissait. Ils n’ont pas pu voir L’Après-midi d’un faune. »  

« Il avait un tout petit corps assez fragile, qui semblait cacher des mécanismes. Et un jour, Proust possédait un théâtrophone, c’était une radio avant la lettre. Et il écoutait souvent Pelléas. Et un jour, il me dit : “J’ai eu une grosse crise hier parce que j’ai écouté Pelléas. J’ai eu cette crise au moment où le vent du printemps passe.” Il disait, je vais essayer de vous imiter sa voix : “Mon cher Jean, j’ai eu une grosse crise au moment où le vent du printemps passe sur la mer…” Il parlait comme je viens de vous l’imiter en barbouillant de sa main sa voix sur son visage et dans sa barbe. »  

« J’ai connu Marcel Proust lorsqu’il était un inconnu. Et nous le traitions toujours comme s’il était célèbre. C’était une habitude prise. Parmi les fioles, ses cahiers d’écolier, illisibles, il y déchiffrait si mal lui-même sa propre écriture que quand il lisait, cela le jetait dans des fous rires. Il se tordait de rire. Je n’oublierai jamais ses lectures la nuit, coupée, hachées par ce rire !

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