Michel Schneider

Michel Schneider

1944-2022

Haut fonctionnaire, écrivain et psychanalyste

 

Naguère, je suis tombé sur un fragment non publié de La Prisonnière. Parlant d’ « elle », c’est-à-dire d’Albertine, Proust écrit : « Quelles statues, quels tableaux, quelles œuvres d’art contemplées ou possédées m’eussent ouvert comme elle cette petite déchirure qui se cicatrisait assez vite mais qu’elle, et les indifférents inconsciemment maladroits, et à défaut de personne d’autre, moi-même savait si bien rouvrir,  cette cruelle issue hors de soi-même, ce saignant petit chemin de communication privé mais qui donne sur la route où tout le monde passe vers cette chose qui n’existe pas d’habitude pour nous tant qu’elle ne nous a pas fait souffrir, la vie des autres. » Grand fut mon étonnement de trouver là un sentiment que j’éprouvais depuis quelque temps : quand on avance en âge, la vie de l’art, la vie écrite devient moins prenante que la vie de l’autre. Cette phrase tellement contraire à toute la Recherche qui se conclut dans Le Temps retrouvé par « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature », ce sentiment de passer à côté des autres sans les voir, cette mienne distance à l’égard de l’art littéraire et de cette maladie d’écrire quand on pourrait prendre plus de plaisir à d’autres divertissements, je ne cessai de la retourner pour en comprendre le sens.

A quoi perd-on son temps ? se demande le Narrateur. A ne pas écrire, répond il tout au long du roman. Le finir, tant que la mort lui en laisserait le temps, ce fut, de 1917 à 1922, la grande, la seule affaire de Proust, déchiré entre le temps d’écrire et le temps de mourir. Mais le temps est-il perdu seulement à ne pas écrire ? N’est-ce pas aussi du temps perdu, celui que l’on passe à ne pas aimer ? Ou à ne pas être aimé ? Ou à croire qu’on est aimé parce qu’on écrit et qu’on sera lu ?

Longtemps j’ai cru, moi aussi, que c’était de se coucher de bonne heure, sortir, voir du monde, aimer à loisir qui me faisait perdre mon temps. Préférant être publié qu’aimé, je me disais, comme Proust : qu’importe l’amour de êtres qui m’entourent. Qui m’aime me lise. Puis, vanité des choses littéraires ou regain de désirs, vint ce temps où je préférai être aimé que lu. Je me répétais ces mots de Paul Valéry dans une lettre de 1935 : « J’ai le sentiment invincible que ce serait perdre mon temps que de retrouver le temps perdu. » Le vrai temps perdu, ne serait-ce pas ces instants ou ces heures que l’on passe en se passant de l’autre, de sa présence, de son baiser ? « Quand je vis que d’elle-même elle ne m’embrassait pas, comprenant que tout ceci était du temps perdu, que ce ne serait qu’à partir du baiser que commenceraient les minutes calmantes et véritables, je lui dis : « Bonsoir, il est trop tard », parce que cela ferait qu’elle m’embrasserait, et nous continuerions ensuite », dit le Narrateur dans La Prisonnière.

Il y a bien des façons de retrouver le temps perdu : vivre en est une, plus assurée qu’écrire, me dis-je quand vint à manquer le temps qu’il me restait à vivre tandis que s’allongeait au revers de chaque nouveau livre la liste des ouvrages du même auteur et que mes anniversaires commencèrent à signifier, non une année de plus, mais une année de moin. Ecrire et écrire, encore et toujours ? Pas le temps. Trop lent. Trop long.

Long, c’est par cette syllabe que commence le plus long roman de notre littérature, plein de longues phrases. Six pages avant la fin, écrite bien avant que la fin ne soit achevée – elle ne le sera jamais -, se trouve la phrase la plus courte : « Long à écrire » soupire – expire – le Narrateur. Mais cela ne doit pas faire oublier l’interrogation apeurée : est-il encore temps ? qui vient aux dernières lignes, après que Proust a pris le temps, c’est-à-dire la rage lente et l’indifférence brute, d’écrire les trois mille pages de son roman à la fois inachevé et fini dont le vrai thème serait mieux annoncé par ces titres : A la recherche de la mère perdue, ou bien l’Ecrivain retrouvé. Il en a fallu du temps, pour qu’il l’écrive, d’abord avec maman et pour maman (la conversation du Contre Sainte Beuve (1908-1909), puis contre maman (1909-1913) et enfin sans elle, ou tout contre, avec cette maman retrouvée qu’est Albertine prisonnière et fugitive (1913-1922). Un long temps. Mais, au fait, long comme quoi ? Comme l’angoisse ? Comme la solitude. Comme le temps, quand Maman ne venait pas, à Combray, et qu’elle laissait sans réponse le mot que l’enfant luis faisait porter par Françoise, tandis qu’au salon, Swann l’entretenait de la vie comme elle va. Comme le temps des soirées mondaines qui ne passent pas, dont Proust décrira le « néant d’impressions qu’avaient apporté dans ma vie les fêtes les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers ». Pourtant, alors qu’il ne lui reste plus longtemps à vivre et qu’il le sait, à la fin de l’année 1921 et au début de1922, il revient dans le monde et retrouve dans les bals le tableau clinique décrit dans son roman. En pire. Plus vulgaire. « Je crains le parfum  des princesses », dit-il à Céleste Albaret. La bêtise des aristocrates lui fait faire des bêtises. Perdre son temps. Ne pas écrire son temps perdu. Que ce soit chez Edith de Beaumont, ou chez Thérèse d’Hinnisdaël, ou au Ritz lors du bal donné le15 janvier 1922, ou encore en février à la soirée de la princesse Soutzo. Il ne trouve pas dans ces mondanités ce qu’il espérait y saisir. Un visage, un souvenir, une information, un langage qu’il pourrait encore redonner au livre. Des ces soirées, il rentre déçu et s’en plaint à Céleste. « Je suis sorti pour rien. Quel ennui ! Toutes ces heures gâchées, toute une soirée perdue, moi qui n’ai pas le temps ! » Céleste lui fait observer que le temps, il faut le prendre et prendre aussi l’air du temps, de temps en temps. Il répond : « Non, Céleste, il faut que je fasse vite. J’ai tant d’ouvrage encore ! J’aurais mieux fait de rester ici à travailler tranquillement. »

Après la vie manquée, la vie perdue et retrouvée ? Pas le temps. De vivre. D’écrire. Il est toujours trop tard. Le temps, on ne l’éprouve que lorsqu’il manque, ou bien lorsqu’il ne passe pas et devient épais, lourd, intraversable. Du présent coagulé, de la vie morte. Au long de ces années d’écriture et de réécriture, Proust devint son double. Lhomme qui n’aimait pas aimer changea les personnes de la réalité en hommes et femmes à écrire, et ne vécut plus qu’une vie de roman par procuration donnée à ses personnages. Proust quitta Marcel. Pour l’écrivain, seule exista la nuit, le jour était une illusion qui attirait dans le monde mondain et le monde tout court son délégué à la vraie vie, l’homme en pelisse et les mains gantées où se cachait l’enfant sans baisers qui lui raconterait à son retour rue Hamelin des histoires qu’il ne vivrait jamais mais devrait écrire, si le temps lui était donné. La vraie vie, où était-elle ? Dans la littérature, vraiment ?

Il y a peut-être quelque folie mélancolique à opposer ainsi le temps de vivre – qui n’est finalement que le temps d’admirer –  et le temps d’écrire. Bien sûr, la vie des livres est faite de la vie des autres et les êtres réels, ceux qui vivent à côté, en face, autour de nous, en nous, l’écrivain de les dédaigne pas. Il les fera parler dans son livre. Ils seront la matière même du roman. Quand Albertine entre dans sa vie, le Narrateur dit : « C’était avec elle que j’aurais mon roman. » Sa tâche : prendre de court le temps et confier « la vie des autres » aux petits rien que l’encre griffe sur les pages et au grand Rien qu’elles masquent. « Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant. » Ce n’est pas à la fin de sa vie et de son roman que Proust écrit ces lignes, mais au tout début, en 1911, dans Un amour de Swann. Il lui fallut attendre la fin, celle du roman et celle de la vie, pour voir que dans l’une comme dans l’autre les échanges amers, les chagrins honteux et les amours hasardeux ne furent que des rêves inexistants.

Mais dans ce temps pour rien qu’est le temps d’écrire, Proust ne fut pas seul, bien que dans une absolue solitude. Cette « cruelle issue hors de soi », nous la tentons à sa suite. Les romans sont des lettres posthumes que nous écrivons à nos ombres familières pour qu’elles se taisent. Mais elles sont lues par des vivants. Vous ou moi, un lecteur les parcourt comme des chemins où il oublie de vieillir, dénie devoir mourir et s’évade de la douleur de n’être que soi pour s’ouvrir au souvenir et au mystère des autres qu’il était sans le savoir. Proust n’a pas perdu son temps en partant à sa recherche.

 

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