Louis Gautier-Vignal

En 1971, dans la série des grandes conférences, l’écrivain Louis Gautier-Vignal partageait avec les auditeurs de France Culture, ses souvenirs de Marcel Proust. Dramaturge, poète, auteur de nombreuses biographies, d’Erasme, Machiavel, et Pic de la Mirandole notamment, on doit à Louis Gautier Vignal un Proust connu et inconnu paru en 1976.

Dans cette conférence enregistrée à la mairie du 16e arrondissement de Paris, il décrivait l’ami, l’écrivain, tel qu’il l’avait connu à partir de 1914, menant, depuis quelques années déjà, dans son appartement du 102 boulevard Haussmann, une existence de reclus, entièrement vouée à l’écriture de son œuvre monumentale : A la recherche du temps perdu.

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Peu nombreux sont maintenant les anciens amis de Proust capables d’apporter sur lui leur témoignage. Ayant été de ses amis, je pense vous intéresser davantage en évoquant son souvenir plutôt qu’en tentant d’analyser tel ou tel aspect de son œuvre. Plus d’une fois, au cours de ma vie, j’ai pu apprécier l’intérêt de semblables témoignages. Je vais donc tenter d’évoquer pour vous l’étrange et attachante figure de l’auteur d’à la Recherche du temps perdu, puisque nous ne sommes plus que trois, quatre ou cinq à pouvoir le faire.

En 1910, Proust avait trente-neuf ans. Le premier livre de la Recherche, intitulé Du côté de chez Swann, fut refusé par quatre ou cinq éditeurs. Proust le fit paraître chez Grasset, en novembre 1913. Le livre ne fut alors admiré que par un petit nombre de lecteurs, la critique fut en général défavorable. Le deuxième volume, A l’ombre des jeunes filles en fleurs parut en 1918, grâce à l’influence de Léon Daudet, Proust reçut le prix Goncourt est connut alors là célébrité. D’autres volumes parurent de sont vivant, les derniers après sa mort, et on ne peut douter qu’il les eut profondément remaniés s’il avait pu le faire.

Je n’ai connu Proust qu’en 1914. A l’époque où je l’ai connu, Proust ne quittait guère la chambre de son appartement du boulevard Haussmann. Cette chambre, seule pièce de l’appartement qu’il habitait et où il a écrit son œuvre, a été maintes fois décrite, mais souvent par des biographes de Proust qui n’y sont jamais allés. Peut-être dois-je à mon tour vous la décrire puisque j’y ai passé d’innombrables heures en compagnie de l’écrivain.

Après avoir sonné, le visiteur attendait assez longtemps puis, la porte s’ouvrait et Céleste, la gouvernante de Proust, apparaissait entre les plis d’un rideau, à cette époque, les appartements étaient garnis de tentures, de rideaux, de tapis comme ils ne le sont plus de nos jours. Je crois que chez Proust, il y en avait encore plus qu’ailleurs. Il s’agissait de le protéger des éventuels courants d’air et de l’isoler les bruits de la maison et de la rue, puisqu’il dormait le jour.
Céleste Albaret, elle vit toujours et habite à Montfort-l’Amaury, la maison de Maurice Ravel, dont elle est la gardienne. Céleste a joué un rôle important dans la vie de Proust. Intelligente, discrète, dévouée, elle s’était attachée à l’écrivain dont elle savait la valeur et dont elle appréciait la beauté. Elle l’a aidé à supporter sa misérable existence de malade et lui a permis de mener à bien son œuvre. Céleste faisait entrer le visiteur dans un vestibule mal éclairé, puis dans un salon. Après un moment d’attente, Céleste écartait un rideau, toujours des rideaux, et faisait entrer le visiteur dans la chambre de Proust, la seule pièce de l’appartement où il vivait. C’est dans cette chambre qu’il recevait ses amis, qu’il prenait ses maigres repas, qu’il travaillait, qu’il dormait. La chambre était de dimension moyenne, les murs recouverts de grands panneaux de liège pour l’isoler des bruits de la maison et de la rue. Ces panneaux auraient dû être caché par des papiers peints ou quelques tissus d’ameublement, ils ne le furent jamais et la poussière les ayant inégalement noircis, l’aspect en était affreux. A peu de distance de la fenêtre était un piano à queue sur lequel s’empilaient des livres. Du côté opposé, parallèlement au mur, se trouvait un lit en fer, laqué noir. Proust est couché sous les couvertures, en toutes saisons. Sur le lit traîne, dans un grand désordre, des journaux, des lettres, des feuilles de papier. A côté du lit, deux tables, l’une portant une lampe, des flacons de pharmacie, un verre d’eau, une assiette de petits- beurre, l’autre table, plus grande, est la table de travail de l’écrivain mais il ne s’assied jamais devant une table, il écrit toujours allongé. Sur la table traînent des lettres, des papiers, il y a des livres, des porte-plumes, un ou deux encriers enfin deux ou trois piles de cahiers cartonnés.
Proust avait quarante-trois ans quand je l’ai connu. Son visage aux traits fins et réguliers, était comme de cire blanche, blancheur que rendaient encore plus frappante les cheveux noirs qui descendaient sur le front et la moustache noire qui cachait les lèvres. La main que vous tendait Proust était froide car en dépit de tout ce qui le couvrait dans son lit, il n’avait jamais assez chaud. Son visage n’est pas expressif mais un sourire l’éclaire souvent. Remarquables sont les yeux. Proust ne lisait et n’écrivait qu’à la lumière artificielle, il  se plaignait déjà de ses yeux, il ne cessera d’en souffrir jusqu’à sa mort. Au lieu de se servir de feuilles mobiles, Proust avait entrepris d’écrire la recherche sur des cahiers d’écolier. Le choix était d’autant plus regrettable que Proust corrigeait sans cesse son texte et toujours l’allongeait. Les feuilles mobiles eussent facilité sa tâche. Proust avait donc recours aux becquets collés à droite des feuillets pour prolonger les lignes.

Malgré les soins attentifs de Céleste, Proust vivait dans un grand inconfort et le plus pénible désordre. Proust était profondément triste et malheureux, il ne dissimulait pas son chagrin d’être malade depuis sa jeunesse, d’avoir dû renoncer à tous les plaisirs de la vie et même au moindre distraction. Bien qu’entièrement voué à une œuvre qui le passionnait, il éprouvait le regret d’une existence privée de toutes les joies. Pourtant la gaieté se mêlait constamment chez lui à la tristesse. Sa gaieté venait de la vivacité de son esprit et de son sens aigu du comique. On a beaucoup parlé de l’asthme de Proust. Il n’a jamais éternué, ni toussé, ni manqué de souffle devant moi, mais la vie qu’il menait depuis tant d’années avait usé ses forces. Je crois qu’un être doué d’une bonne santé n’eut pas supporté mieux que lui une existence à ce point irrationnelle. Il ne respirait jamais d’air pur, il ne prenait aucun exercice, je ne l’ai jamais vu faire cinquante mètres à pied.

Je vais vous faire pénétrer dans son intimité en vous décrivant la vie qu’il menait habituellement pendant vingt-quatre heures. Vers la fin de la journée, Proust qui a pris des somnifères, non la veille au soir mais le matin puisqu’il veillé la plus grande partie de la nuit, se réveille. Il éprouve l’impression de torpeur que connaissent ceux qui abusent des somnifères. Pour combattre cette torpeur, il se fait apporter du café et en absorbe plusieurs tasses, puis il lit son courrier, parcourt un grand nombre de journaux. Quand il était bien réveillé et se sentait assez dispo, il éprouvait le désir de voir un ami, de commenter les dernières nouvelles, d’échanger les idées alors, il se levait, faisait sa toilette puis envoyait Céleste téléphoner à un ami pour lui demander de venir le voir ou de dîner avec lui. Depuis deux ans il avait renoncé à avoir chez lui le téléphone.

Pendant les années de la guerre où j’étais à Paris parce que ma santé ne me permettait pas d’être aux armées et la plupart des amis de Proust étant mobilisés, je fus de ceux qui le virent le plus souvent. Si je dînais avec lui, nous allions au Ritz, mais vers dix heures du soir, il n’y avait plus personne au restaurant déjà fermé, plongé dans l’obscurité. Après le dîner, ne sachant ou aller, les cafés ne lui convenant pas à cause de l’odeur du tabac et des courants d’air, Proust me demandait de venir poursuivre chez lui notre entretien. Il s’allongeait tout habillé sur son lit et je m’asseyais à son chevet. De toutes les heures du jour et de la nuit, c’était celles où Proust était le mieux disposé à échanger les idées. Invité à passer chez lui quelques instants, la conversation allait se poursuivre pendant des heures. En partant, je souhaitais à Proust de se reposer, de bien dormir or, c’était le moment pour lui de se mettre au travail, content d’avoir pu quitter pendant des heures ça geôle, comme il appelait sa chambre, d’avoir échappé à la solitude qui parfois lui pesait et d’avoir pu aborder avec un ami les sujets qui stimulaient son esprit, il allait écrire de nouvelles pages de la Recherche ou revoir des pages déjà écrites en les remaniant et toujours en les allongeant. Grâce aux épais rideaux dont était garnie sa fenêtre, grâce aux panneaux de liège qui tapissaient sa chambre, Proust n’allait pas voir le jour se lever, les bruits de la rue et de la maison ne parviendraient pas jusqu’à lui. N’étant pas soumis au rythme de la vie d’une ville il perdait la notion du temps. Il arrivait pourtant un moment où ses yeux étaient trop fatigués pour qu’il put continuer de lire ou d’écrire. Sa fatigue était d’ailleurs générale, il avait besoin de repos, il aspirait au sommeil mais, malgré sa fatigue, le café et la caféine qu’il avait absorbés la veille agissait encore sur lui et ne lui permettait pas de s’endormir. Comment combattre leur effet ? Il n’y avait qu’un moyen, les somnifères. Proust en prenait donc et comme la plupart des personnes qui ont recours aux somnifères, il en augmentait régulièrement la dose. Les sédatifs finissaient par l’emporter sur le café et la caféine et Proust enfin s’endormait. Quand il s’éveillait, il avait, comme ceux qui abusent des hypnotiques, la tête lourde, l’esprit engourdi. Nous le retrouvons au point où nous l’avons rencontré la veille. Cette alternance de narcotiques et de stimulants, qui tour à tour lui accordait le sommeil et la lucidité d’esprit, usait chaque jour davantage son frêle organisme et allait, sans aucun doute, hâter sa fin.

Tous les amis de Proust ont dit l’agrément de sa conversation et sa diversité. A l’époque où je l’ai connu, sa voix ne lui permettait pas de se faire entendre dans une réunion de plus de trois ou quatre personnes, même dans sa jeunesse, la voix de Proust ne devait pas être assez forte pour s’imposer. Il déclare dans la Recherche, avec une feinte modestie, qu’il manque complètement de dons littéraires mais il ne dissimule pas ses succès de causeur. A un dîner, même lorsque les convives étaient peu nombreux, Proust donnait l’impression d’être timide. Il ne l’était nullement, il avait conscience de sa valeur et sa faculté d’expression était grande. Il manquait pourtant, non seulement de voix, mais aussi de la confiance en soi que donne un bon équilibre physique. Dans l’intimité, la conversation de Proust, quel que fût son état de fatigue, était vive et abondante. Il parlait d’une voix un peu haute dont le timbre était voilé, sa phrase parlée ressemblait à sa phrase écrite, elle était coupée d’incidentes, parsemée d’images. Il n’hésitait jamais sur le choix d’un mot, ni sur les noms propres, et malgré de fréquentes et parfois très longues digressions, retrouvait toujours le fil de son discours, d’autre part, si grand était chez Proust le désir de s’informer que malgré tout ce qu’il avait à dire, il aimait mieux écouter que parler. Un ami de jeunesse de Proust a écrit que personne n’écoutait aussi bien et qu’il s’intéressait à vous plutôt qu’il ne cherchait à vous intéresser à lui, mais il cherchait, en même temps, à se procurer les renseignements dont il avait besoin pour son œuvre. Il lui est arrivé pourtant de porter un jugement sévère sur la conversation. Seul, a-t-il écrit, je sentais affluer du fond de moi quelqu’une de ses impressions qui me donnaient un bien-être délicieux mais dès que j’étais avec quelqu’un, dès que je parlais à un ami, mon esprit faisait volte-face, c’était vers cette interlocuteur et non vers moi-même qu’il dirigeait même ses pensées et quand elles suivaient ce sens inverse, elles ne me procuraient aucun plaisir.

Certes l’œuvre de Proust, comme toute grande œuvre, est le fruit de la réflexion solitaire. L’œuvre de Proust est pleine d’allusions à des questions historiques, littéraires, artistiques, pour lesquelles il mettait ses amis à contribution, mais la conversation de Proust se poursuivait souvent sur des sujets fort éloignés de son œuvre. Néanmoins, la diversité de ce qui l’intéressait, de ce qui compose sur l’œuvre, explique la variété de ses amitiés. Les sujets sur lesquels il revenait le plus souvent furent d’abord, la guerre, puisque la France était alors envahie et que le conflit déchirait le monde. En plus de l’inquiétude que chacun éprouvait pour les siens, Proust avait toujours présent à l’esprit le drame de l’humanité, la douleur, la souffrance, l’angoisse de millions d’êtres. Proust fut profondément affligé par la guerre. Parce que je connaissais bien l’Allemagne pour y avoir longuement vécu et pour l’avoir parcourue tout entière, Proust m’interrogeait inlassablement à son sujet. Ce qui avait trait à l’art faisait aussi l’objet de nos longs entretiens. Proust avait la passion de l’art comme en témoigne la recherche où les allusions aux choses de l’art sont innombrables, mais il avait peu voyagé, ne connaissait de la France que quelques régions, de l’étranger que la Hollande, superficiellement, les bords du Léman et quelques villes de l’Italie du Nord. Avant 1914, les Français voyageaient peu, or j’avais visité tous les pays d’Europe sauf la Roumanie, j’en connaissais toutes les villes d’art, tous les musées y compris ceux de Saint-Pétersbourg et de Moscou. J’étais me disaient Proust, le seul de ses amis à avoir acquis une pareille connaissance des œuvres d’art de l’Europe entière. Il m’interrogeait donc longuement sur les peintres qu’il ne connaissait pas comme Velasquez, le Gréco, Goya qu’il veut aller voir en Espagne. Nous avons souvent parlé de la peinture hollandaise, et bien sûr de son cher Vermeer. Un autre sujet de nos conversations fut son œuvre. Quand je devins son ami en 1914, seul un volume de la Recherche avait paru, Du côté de chez Swann. Je l’interrogeais sur les volumes qui devaient suivre, il parlait volontiers de son œuvre dans l’intimité, il ne dissimulait par l’effort qu’elle lui coûtait. Il en savait l’originalité et la profondeur. Dès 1914, il savait quelle en serait l’ordonnance, l’architecture. Si le plan de l’ouvrage était arrêté dans son ensemble, la réalisation devait dépendre aussi de l’accueil que le public réserverait au prochain volume. La réalisation devait également dépendre du temps qui lui restait à vivre, car il se considérait, déjà en 1914, comme un malade dont les forces déclinaient rapidement. Bien des lecteurs de Proust ignorent encore le sens que Proust a voulu donner à l’expression temps perdu. Il entendait parler du temps évanoui. Proust lui même parle dans la Recherche, du temps évaporé. Proust n’a pas fait de l’écoulement du temps le champ du regret.  Il s’est appliqué à montrer que seule la mémoire nous restitue le temps disparu et que l’œuvre d’art parvient à magnifier cette disparition. Tous les êtres, à partir de trente-cinq ou quarante ans, réfléchissent aux transformations qu’apporte en eux, et autour d’eux, l’écoulement du temps. Toute autre est la conception métaphysique du temps qui fut souvent l’objet de mes conversations avec Proust. On peut dire que les plus grands penseurs ont douté de la réalité du monde sensible. D’après Kant, l’espace et le temps sont des formes, a priori, de notre sensibilité et comme tels sont dépourvus de toute valeur objective. La concentration d’esprit dont Proust a témoigné le disposait à adhérer à la conception kantienne de l’univers. Proust arrive à la conclusion kantienne que nous ne percevons pas le monde tel qu’il existe en soi mais tel qu’il nous apparaît à travers les formes de notre sensibilité et les concepts de notre esprit. Certains philosophes, écrit-il, disent que le monde extérieur n’existe pas et que c’est en nous-mêmes notre vie. Proust avait tous les dons de l’esprit : intelligence, mémoire, imagination, sentiment politique, sensibilité. Peut-être la mémoire et l’imagination furent-elles ses facultés maîtresses. La mémoire de Proust était un don, naturel mais dès sa jeunesse, il l’avait développée grâce à son sens de l’observation. L’imagination fut également une des facultés majeures de Proust. L’imagination permet de concevoir et de produire des idées mais aussi de se représenter des objets par la pensée, disposition plus rare qu’on ne le croit habituellement, or la faculté d’imaginer engendre la sensibilité et la sensibilité engendre la beauté. Or sensibilité et beauté furent chez Proust exceptionnelles. Sa faculté d’imaginer lui a permis de retrouver, du fond de sa chambre de malade, de très anciennes images avec leur fraîcheur, leur éclat, leur intensité. La faculté d’imaginer permettait aussi à Proust de se représenter la douleur humaine sous toutes ses formes. La faculté d’imaginer de Proust lui a permis, pendant la guerre de 1914, de se représenter mieux, que beaucoup de témoins de l’immense drame, le malheur du monde, et il prévoyait, en même temps, les conséquences du conflit sur l’avenir du siècle, c’est-à-dire le naufrage de tant de valeurs humaines et l’ébranlement même de notre civilisation occidentale.

Malgré le mode d’existence qu’il avait adoptée, malgré sa vie recluse, Proust n’avait pas renoncé à voir ses amis ni à faire de nouvelles connaissances. Curieux de nature, dans le meilleur sens du terme, intéressé par toutes choses, son intérêt, sa curiosité était devenus, en quelque sens, professionnelles. On ne peut comprendre Proust et son œuvre, a écrit Jacques Rivière, que si l’on se représente à la fois son impéritie, son immense maladresse, sa complète infirmité pratique, et en même temps, son appétit, cette direction de tout son être vers les choses, vers les gens, vers la vie, sa continuelle application à leur dérober quelque chose, à les exproprier de quelque chose. Parfois, l’indifférence de Proust, inspirée par sa lassitude physique ou morale, contredisait cette disposition de son esprit. Comme il m’interrogeait un jour sur les gens que je fréquentais, je lui parlais d’un ami dont je vantais l’intelligence en lui offrant de le lui amener. « Mon cher Louis, me répondit Proust, de sa voix douce et voilée, je suis un peu comme ces gens qui, à la campagne, font leur électricité eux-mêmes ». Proust laissait entendre que son intelligence lui permettait de ne pas avoir recours à celle des autres.
Proust qui se consacrait à une œuvre qui est le fruit de l’intelligence, a néanmoins exprimé plus d’une fois, son indifférence à l’égard de la vie de l’esprit.

On lit par exemple dans la recherche : « quand je pensais à ce que Bergotte m’avait dit, vous êtes malade, mais on ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l’esprit », comme il s’était trompé sur moi, comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile. Ce fut l’objet d’un long entretien avec lui. Proust développa l’idée que si l’intelligence favorise de nombreuses formes de bonheur puisqu’elle permet de réussir dans bien des domaines et de combler des vœux, elle est rarement en soi la cause du bonheur. Bien au contraire, elle mène souvent à une vision pessimiste du monde et de son avenir, elle engendre, en conséquence, inquiétude et tristesse. La solitude, comme la maladie, ont aidé Proust à accroître ses dons naturels. Au cours des nuits sans sommeil, dans le silence d’une chambre où ne parvenait pas les bruits de la ville, sa faculté d’introspection a pu se développer considérablement. On apprend beaucoup au contact des êtres mais ce n’est que dans la solitude que l’esprit peut se livrer à la réflexion créatrice et découvrir tous les aspects du monde.

Proust, jeune encore, dans la dédicace à son ami Willie Heath de son premier livre, Les plaisirs et les jours, paru en 1896, a écrit une phrase qui semble prémonitoire : « Quand j’étais tout enfant, écrivait-il, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé à cause du déluge qui le teint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade et, pendant de longs jours, je dus rester, aussi, dans l’arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde, que de l’arche, malgré quelques clause et qu’il fit nuit sur la terre. »

Ainsi Proust, grâce à son existence solitaire a pu parcourir certaines zones de l’intelligence et du souvenir, auxquelles il n’aurait peut-être pas eu accès dans des conditions normales d’existence. « Moi, a-t-il écrit, l’étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou, et comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans les ténèbres.

 

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