Claude Arnaud

Claude Arnaud

Né en 1955

Ecrivain, essayiste, biographe

 

Auteur de l’ouvrage Proust contre Cocteau aux éditions Arléa

 

Un sommet littéraire de l’envergure de la Recherche ne laisse généralement qu’une alternative : le contourner dans un silence gêné, ou bien partir à son assaut avec la discipline et l’humilité requises, en prenant soin d’emporter vivres et masques – l’on va grimper à des hauteurs où l’on ne respire plus. Pour qui aime avant tout lire, on a besoin pour donner sens à sa vie, si l’on n’a ni religion ni descendance surtout, la seconde solution s’impose, Proust étant un auteur qui nécessite qu’on se défasse de tout autre occupation pour se livrer à sa sensibilité et son intelligence dévorantes. Mais pour qui écrit, la première issue paraît tentante ; Proust est si puissant que tout écrivain l’abordant ressent la peur d’avoir à céder ce qui lui tient lieu de moi pour devenir insensiblement lui. Craignant d’en ressortir stérilisé, il en vient parfois à vouloir le nier, sinon le dénigrer, une pulsion qu’il n’oserait pas même confier à son analyste. Il a beau savoir que Proust le premier se voyait avec effroi « devenir » Balzac ou Saint-Simon, quand il les lisait, il tremble de s’abandonner à son œuvre. Je le redoutais d’autant plus que je savais, depuis une lecture éblouie du Temps retrouvé à l’université, qu’il était allé très loin dans l’analyse des mille métaphores par lesquelles chacun en passe, sans jamais savoir laquelle annonce son être véridique, sujet qui n’allait plus me quitter : tout comme Albertine, Charlus n’est personne, sinon l’addition des dix barons successifs – ultra virils et efféminés, dédaigneux et implorants, antidreyfusard puis germanophiles, etc. – qu’il aura été. Je repoussais donc l’exploration intégrale de la Recherche à l’hypothétique année sabbatique qui me permettrait de l’aborder sereinement. Je préférais la lecture moins risquée de Pessoa, et de tous les poètes qu’il lança dans des esthétiques rivales. Décidé à franchir le pas, avant de conclure l’auto-roman de formation commencé avec Qu’as-tu fait de tes frères ?, j’ai cru trouver une issue en concevant un livre-flèche capable de me faire traverser la toile d’araignée proustienne sans m’y engluer. Je le défiais sur un mode, la vitesse, où il ne prétendit jamais briller, au contraire de son ami/amant, Cocteau, ce qu’il avait à dire excédent toute durée connue. Je m’immergeais dans son œuvre, afin d’en tirer la force de poursuivre ma propre « ascension ». Mais j’ai opéré une lecture défensive, de crainte d’avoir à me livrer poings et poings à son génie. S’il m’a « eu » pour finir, c’est par l’héroïsme avec lequel il passa outre la plupart de ses déceptions existentielles, amoureuses et professionnelles – sans parler de ce cancer inutile qu’est le snobisme – pour remonter aux sources heureuses de se vie. Autant que dans la nature, qui l’avait pourtant envoûté avant d’enflammer ses allergies saisonnières, il trouva son paradis perdu dans son enfance, un continent où Rousseau avait abordé avant lui mais que personne n’avait exploré avec une si profonde acuité. Et s’il l’emporte pour finir, dans le match créateur qui l’oppose à Cocteau, entamé avec une admiration emphatique et une vraie demande affective, c’est qu’il comprit, contrairement à cet autre fils à maman, que la meilleure façon de mourir de littéralement de soif était pour eux d’attendre à chaque instant la tétée réparatrice. Fort de cette désillusion radicale, et de l’assurance que rien ne pourrait abolir la sensation de manque qui le taraudait à chaque instant – sans parler de la jalousie qui remplaça si souvent l’amour dans sa vie -, Proust entreprit avec une rigueur redoutable de crever tous les « seins » qu’il avait en vain approchés. Non seulement il tua littéralement les duchesses et autres marquis dont il avait inlassablement attendu la reconnaissance, mais il s’attaqua, à travers les personnages profanant l’image de leur géniteur dans la Recherche, à cette mère qu’il adorait et haïssait secrètement, faute de pouvoir lui dire sa vérité sexuelle. Il sacrifia enfin ses amis, sa santé et sa vie, à vouloir tirer jusqu’à la dernière goutte sa propre liqueur. Ainsi tourna-t-il au Saint Sébastien couvert de flèches, comme il ne cessait d’encourager à le devenir Cocteau, ce vieil enfant qui espérait encore, à 70 ans passés, la lactation salvatrice à chaque rencontre. Saint Marcel cachait donc un assassin capable, comme les héros de son cher Dostoïevski, de crever ses idoles (Madame de Chevigné, via Oriane de Guermantes, Montesquiou via Charlus) pour le plaisir d’ajouter un peu de remords à ses vengeances voluptueuses. De les réduire à rien, comme ce fut le cas de Cocteau encore, qui ne put se résoudre à se reconnaître dans le personnage d’Octave (une anagramme quasi parfaite pourtant), lequel commence en dandy écervelé avant de surprendre Paris par des petits sketches à qui chacun finit par accorder « presque du génie » ; Proust pouvait être cruel comme personne. Mais en faisant le deuil d’une lactation à jamais comblante, en crevant le sein qui l’avait si longtemps languir, Proust tua aussi la matrice même de sa relation au monde, le cœur de ce qui constituait bon an mal an le réel à ses yeux. Faute de pouvoir tuer sa mère – c’était déjà fait -, il « assassina » ses divers modèles pour mieux emporter à la pointe de son couteau la substance capable de nourrir son livre, un holocauste qui lui permit de rétablir un rapport satisfaisant à la réalité, enfin dominée. C’est en acceptant d’être définitivement le monstre que ses amis parisiens pressentaient qu’il échappa à l’oublie et ressuscita le cadavre de sa vie première, la seule à garder encore un prix à ses yeux : l’enfance, plutôt que l’intelligence. Son exploit littéraire a clos l’ère du grand roman social et historique, en ouvrant un boulevard à l’autofiction, en France en particulier, pays où chacun est secrètement convaincu de porter un livre en soi. Proust fit partie de ces pionniers qui immolèrent leur vie au déchiffrement de ce papyrus intime ; il restera donc longtemps la référence majeure de qui veut se faire à son tour le Champollion de lui-même. Mais si on a le devoir de se mesurer à lui, on est aussi en droit de vouloir à son tour l’affaiblir  –  d’en rêver en tout cas.

 

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