Michel Butor

Michel Butor (1926 … )

Poète, romancier, essayiste, critique

 

Retranscription d’une émission de Robert Valette et Georges Gravier, diffusée pour la première fois sur la Radiodiffusion Télévision Française (RTF) le 10.12.1963 – INA 1963

Robert Valette – Le lecteur de Proust a le sentiment d’entrer de plain-pied dans le royaume de l’esprit. Dès les premières pages du temps perdu, une sorte d’extase, une angoisse extasiée lui est à la fois donnée et promise. C’est avec confiance qu’on se laisse conduire à cette longue recherche dans laquelle se déploie continument l’ample douceur de la patience et de l’attention. L’œuvre de Proust, l’accomplissement de son acte d’écrivain en fait un acte peut-être parfait. Pour son acte même, pour son besoin d’agir à sa propre manière, quelle leçon l’écrivain éprouve-t-il ?

Pour l’écrivain en somme, quelle est la leçon de Proust ?

 

Michel Butor

Pour moi, l’œuvre de Proust ne me donne pas, ne m’a pas donné du moins quand je l’ai abordée, ce contentement extasié. Je me souviens très bien lorsque j’ai lu pour la première fois Proust, il y a déjà un certain nombre d’années, j’ai eu beaucoup de difficultés à rentrer à l’intérieur de ce monde parce que y avait beaucoup trop de choses qui étaient étrangères à mon expérience d’alors. Tout le côté Faubourg-Saint-Germain, mondanités, Belle Epoque de l’œuvre de Proust, étaient pour moi des obstacles considérables ; c’est seulement au bout de mille pages, à peu près, que j’ai commencé à trouver ça intéressant et au bout de deux mille pages, j’ai trouvé ça passionnant. J’ai trouvé ça tellement passionnant que je me suis mis à l’étudier et depuis j’ai recommencé cette étude un certain nombre de fois. D’ailleurs, ces études m’ont amené à écrire un certain nombre de textes sur l’œuvre de Proust. Il est certain qu’à partir du moment où je me suis mis à vraiment trouver que cela valait la peine d’être étudié, et bien, l’œuvre de Proust a eu pour moi un enseignement considérable. Il y a des quantités de choses que je n’aurais jamais faites si Proust n’avait pas existé, si je n’avais pas lu Proust. Proust a été certainement pour moi un soutien considérable. Alors, pour essayer de dégager les lignes principales de cet enseignement, ça c’est quelque chose de très difficile.

Il y a un premier enseignement qui est, je dirais, un enseignement technique sur la façon de faire un livre. Ce qui s’est mis à m’intéresser vraiment dans l’œuvre de Proust, c’est son caractère architectural qui ne se dégage que très lentement. Proust admirait beaucoup Monet et il y a une série de toiles du peintre qui l’a particulièrement, inspiré c’est la série de toiles sur la cathédrale de Rouen. Cette image de la cathédrale qui apparaît peu à peu à travers un brouillard, cette image, on va la retrouver très souvent dans à la recherche du temps perdu et, à la fin naturellement Proust comparera sa propre œuvre à une cathédrale d’une part et aussi, comme vous le savez, à une robe. Et bien, évidemment, cette cathédrale qu’est l’œuvre de Proust est une cathédrale qui apparaît peu à peu dans la brume. C’est une œuvre par conséquent qui exige de la part de son lecteur, un certain temps. Elle est longue, elle est fondamentalement longue parce qu’il faut absolument que le lecteur approche peu à peu devant cet édifice. Il faut que par conséquent cet édifice soit caché par quelque chose, caché par une brume qui est, disons, cette brume, cette brume qui peut être exquise mais cette brume des premiers moments de la lecture de Proust ? C’est peu à peu, seulement qu’on voit les lignes, les masses s’ordonner. C’est à partir de ce moment que vraiment pour moi il y a eu un enseignement considérable, un enseignement, d’une part dans l’architecture, dans cette architecture immense d’une complexité merveilleuse avec toutes sortes de recoins et de niches, toutes sortes de détails qui apparaissent, mais une leçon aussi naturellement, dans ce que je pourrais appeler l’effet de brume, le fait que l’œuvre se découvre lentement. L’œuvre de Proust est pour lui-même un monument qui se dégage de la brume ; c’est peu à peu qu’il s’est mis à comprendre lui-même, un peu, ce qu’il faisait et qu’il a senti les dimensions et l’importance de l’édifice qu’il était en train de bâtir.

Alors il est certain que dans la façon d’organiser un livre, et bien j’ai énormément appris, dans l’étude de Proust et dans la façon aussi de faire apparaître peu à peu quelque chose. Un des enseignements majeurs pour moi, pour mon propre travail de l’œuvre de Proust, c’est que l’effet immédiat d’un livre est quelque chose de tout à fait secondaire par rapport à la place qu’il va prendre peu à peu. Une des choses que Proust m’a apprise, c’est dans la lecture même que j’en ai faite, c’est que une œuvre de cette importance, une œuvre de cette dimension, on ne pouvait l’appréhender que lentement et que ce n’était pas un accident, que c’était quelque chose, cette lenteur, cette difficulté d’approche, difficulté qui peut être délicieuse, que cette difficulté était quelque chose d’absolument indispensable si on voulait dépasser un certain niveau. Une des choses qui dans l’œuvre de Proust m’a le plus apporté, c’est le rôle qu’il fait jouer aux œuvres d’art. Proust m’a beaucoup appris sur la musique, sur la peinture et sur la liaison absolument essentielle que ces deux activités de l’esprit ont avec cette troisième qui est la littérature.

Il y a un autre point très important qui est l’étude que Proust fait du langage, et en particulier des noms propres. Vous savez que dans une des architectures anciennes de la recherche du temps perdu, recouverte dans l’architecture actuelle, un des éléments architectoniques principaux étaient le rôle du nom par rapport à la personne, en particulier à cause de l’éclairage que cela donne à la notion de noblesse et donc au snobisme. Il y avait trois chapitres qui vont ensemble, qui sont une véritable colonne vertébrale de l’œuvre, c’est les deux chapitres qui s’appellent : les noms de Pays, le Nom, les noms de pays – le pays, et les noms de personnes.

Et bien, cette étude que Proust a fait du nom, la façon dont il étudie le nom comme un objet, comme un objet qui d’ailleurs à certain moment peut s’ouvrir comme pour renfermer toute sortes d’images, ainsi, le nom de Balbec très longuement étudié, va d’abord contenir un certain nombre d’images puis alors ensuite, lorsque Marcel arrivera à Balbec, ce coffre qu’est le mot va s’ouvrir et toute sortes d’autres images vont entrer, toute l’architecture intérieure du mot va se transformer, il y a évidemment là quelque chose qui m’a beaucoup apporté.

Enfin, il y a un dernier thème, fondamental qui a pour moi un grand sens, c’est la relation de l’œuvre de Proust avec la mort. C’est le fait que, en quelque sorte, l’œuvre de Proust est une œuvre posthume, c’est-à-dire que c’est à partir du moment où il a accepté le fait qu’il allait mourir que son œuvre a vraiment pris toutes ses dimensions. Il la compare, à cet égard avec les mille et une nuits, récit fait chaque nuit sous une menace de mort, récit qui permet à la mort de reculer, cette scène se reproduisant chaque fois. Eh bien, dans ce thème de la littérature qui nous permet de vivre véritablement, qui est ce qui recule la mort, soit au sens propre, soit au sens figuré, il y a là, évidemment, un enseignement extraordinaire. Chez Proust, la littérature est l’équivalent ou le contraire d’un suicide. C’est une façon de vaincre sa propre mort comme individu et de vaincre pour nous tous le fait de la mort. Cette dérobade, quelque fois d’ailleurs très compréhensible qu’est un suicide mais qui signale dans les choses, un mal, si vous voulez, profond, eh bien est contrecarrée, rendue impossible par cette œuvre, par ce monument qui est élevé à l’aide des mots.

Cette réflexion de Proust sur la mort et cette liaison qu’il montre entre le langage et la mort, le langage étant, si vous voulez, un rempart contre la mort, ça c’est quelque chose qui pour tout écrivain représente un enseignement d’une extraordinaire profondeur, d’une extraordinaire importance.

 

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