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d’après Agranska Krolik
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Annie Raout, adepte de Marcel Proust, publie depuis quelque temps, sur le Net, de courts extraits d’ « A la Recherche du temps perdu », chacun d’eux associé à un tableau ou, plus rarement, à un objet d’art.
Séduits par cette initiative, nous l’avons contactée pour lui proposer de publier ses « billets » sur ce site, ce qu’elle a accepté.
Les voici donc rassemblés dans cette rubrique « Heureuses associations », appellation particulièrement bien choisie puisque, comme les visiteurs pourront le vérifier par eux mêmes, les rapprochements entre textes et tableaux sont toujours étonnants.
De plus, gageons qu’ils permettront à certains visiteurs de découvrir des œuvres parfois méconnues, mais toujours d’une grande qualité, tout en appréciant le plaisir renouvelé de lire de courts extraits de « La Recherche »
Merci Annie Raout pour votre collaboration.
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Nota :
Pour chaque extrait proposé, l’indice repris entre parenthèses renvoie à la collection de la Pléïade (édition 1954) ainsi qu’à la collection Folio (édition 1988). A titre d’exemple, (Guer 1129/514)) indique que l’on trouvera l’extrait dans le livre « le côté de Guermantes » à la page 1129 de la Pléiade et à la page 514 de la collection Folio
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PICASSO CARTES A JOUER,, VERRES, BOUTEILLE DE RHUM, »VIVE LA FRANCE
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Dans un bois l’amateur d’oiseaux distingue aussitôt ces gazouillis particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire confond. L’amateur de jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus variées. Chacune possède plus de notes que le plus riche instrument. Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi inépuisables que l’infinie variété des personnalités. Quand je causais avec une de mes amies, je m’apercevais que le tableau original, unique de son individualité, m’était ingénieusement dessiné, tyranniquement imposé aussi bien par les inflexions de sa voix que par celles de son visage et que c’était deux spectacles qui traduisaient, chacun dans son plan, la même réalité singulière. Sans doute les lignes de la voix, comme celles du visage, n’étaient pas encore définitivement fixées ; la première muerait encore, comme le second changerait. Comme les enfants possèdent une glande dont la liqueur les aide à digérer le lait et qui n’existe plus chez les grandes personnes, il y avait dans le gazouillis de ces jeunes filles des notes que les femmes n’ont plus. Et de cet instrument plus varié, elles jouaient avec leurs lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient cet accent de conviction enthousiaste qui donnait du charme aux choses les plus simples, soit qu’Albertine sur un ton d’autorité débitât des calembours que les plus jeunes écoutaient avec admiration jusqu’à ce que le fou rire se saisît d’elles avec la violence irrésistible d’un éternuement, soit qu’Andrée mît à parler de leurs travaux scolaires, plus enfantins encore que leurs jeux, une gravité essentiellement puérile ; et leurs paroles détonnaient, pareilles à ces strophes des temps antiques où la poésie encore peu différenciée de la musique se déclamait sur des notes différentes. (JF 903/469)
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Rauschenberg Bellini 1986
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On ne l’appelait chez nous que monsieur Tiche ; demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs, au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet. Il n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : ‘Non, ne peignez pas cela, cela n’en vaut pas la peine, peignez ceci. ‘ Ah ! s’il nous avait écoutés aussi pour l’arrangement de sa vie comme pour l’arrangement de ses fleurs, et s’il n’avait pas fait ce sale mariage !” Et brusquement, les yeux enfiévrés par l’absorption d’une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l’allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c’est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n’a je crois jamais été peint, et où se liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d’une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l’admirable portrait qu’Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c’est elle qui a donné au peintre l’idée d’avoir fait l’homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge, et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l’idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l’artiste, idée qui consistait en somme à peindre la femme non pas en représentation mais surprise dans l’intime de sa vie de tous les jours. “Je lui disais : ‘Mais dans la femme qui se coiffe, qui s’essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d’une grâce tout à fait léonardesque. (TR 714/20)
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Kasimir Malevitch – Composition avec la Joconde – 1914
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Pour revenir au son, qu’on épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ; qu’on enduise une de ces boules d’une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la maison, ses lois mêmes s’étendent au-dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tête cesse d’un seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un chef d’État. Et cette atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d’une façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourd’hui, à la surface de silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystérieux ; et la demande d’explication qu’il exhale suffit à nous éveiller. Qu’on retire, au contraire, pour un instant au malade les cotons superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l’univers ; à toute vitesse rentre le peuple des bruits exilés ; on assiste, comme si elles étaient psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu. Et en augmentant, en relâchant les tampons d’ouate, c’est comme si on faisait jouer alternativement l’une et l’autre des deux pédales qu’on a ajoutées à la sonorité du monde extérieur. (Guer 76/69)
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Jacob Cornelisz Van Oostsanen – 1470-1533 – Anges musiciens
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Mais il y a quelqu’un de très bien que je pourrai vous faire connaître. — Qui ? demanda le baron. — Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’un ton sec et, ne se laissant pas décourager par les prétentions mondaines du larbin, recommença à lui expliquer ce qu’il voudrait, le genre, le type, soit un jockey, etc… Craignant que le notaire, qui passait à ce moment-là, ne l’eût entendu, il crut fin de montrer qu’il parlait de tout autre chose que de ce qu’on aurait pu croire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s’il ne faisait que continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J’adore le Beau. »
Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement de sujet qu’il avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesait tellement sur chaque mot, et de plus, pour être entendu du notaire, il les criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût suffi à déceler ce qu’il cachait pour des oreilles plus averties que celles de l’officier ministériel. Celui-ci ne se douta de rien, non plus qu’aucun autre client de l’hôtel, qui virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis. En revanche, si les hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le sommelier, haussant les épaules, dit derrière sa main, parce qu’il crut cela de la politesse, une phrase désobligeante que tout le monde entendit. (SG 987/377)
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Magritte – Jockey perdu – 1947/1948
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Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l’aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C’était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J’allai m’asseoir à côté d’elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux, leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s’il n’y avait pas moyen que j’eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu’elle la lui avait proposée, mais qu’il la jugeait inutile. « Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu’ils ne m’ont pas trouvée. »
Si Swann était arrivé alors avant même que je l’eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu’il avait été si insensé de ne pas s’être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que c’était lui qui avait raison. Car m’approchant de Gilberte qui, renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis :
« Voyons, empêchez-moi de l’attraper, nous allons voir qui sera le plus fort. »
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de cheveux qu’elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même ; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l’attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par l’effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle riait comme si je l’eusse chatouillée ; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j’aurais voulu grimper ; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu’en fût à peine augmenté l’essoufflement que me donnaient l’exercice musculaire et l’ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté :
« Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu. »
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j’avais avoué, mais n’avait-elle pas su remarquer que je l’avais atteint. Et moi qui craignais qu’elle s’en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu’elle eut un instant après, me donna à penser que je n’avais pas eu tort de le craindre), j’acceptai de lutter encore, de peur qu’elle pût croire que je ne m’étais pas proposé d’autre but que celui après quoi je n’avais plus envie que de rester tranquille auprès d’elle. (JF 493/64)
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Juan Gris – Les Cerises -Guggenheim – NY
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Une dame sortit, car elle avait d’autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C’était cette grande cocotte du monde que j’avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Si sa taille n’avait pas diminué, ce qui lui donnait l’air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu’elle n’était autrefois, d’avoir ce qu’on appelle un pied dans la tombe, on aurait à peine pu dire qu’elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d’être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s’esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d’élite où on l’attendait. Née presque sur les marches d’un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement, par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu’elle s’était offertes, elle portait légèrement sous sa robe, mauve comme ses yeux admirables et ronds et comme sa figure fardée, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant à l’anglaise, je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi les rondes prunelles mauves de l’air qui voulait dire : « Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Nous parlerons de cela une autre fois. » Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu’elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. À tout hasard elle sembla faire allusion à ce qui n’avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu’elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises, et mettait si elle était obligée de partir avant la fin de la musique l’air désespéré d’un abandon qui ne serait pas définitif. Incertaine d’ailleurs sur la passade avec moi, son serrement de main furtif ne s’attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j’ai dit, d’une façon qui signifiait « Qu’il y a longtemps ! » et où repassaient ses maris, les hommes qui l’avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles du passé si lointain qu’elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis, m’ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte, pour qu’on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que si elle n’avait pas causé avec moi c’est qu’elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d’être exacte chez la reine d’Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près de la porte, je crus qu’elle allait prendre le pas de course. Et elle courait en effet à son tombeau. (TR 979/285)
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Natalia Goncharova – Nature morte Lilas – 1911
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En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. On entendait, dominant toutes les conversations, l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde, d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler chacun sans s’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain d’avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia ; sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant haleine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grand d’Espagne qui avait continué imperturbablement son discours. J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et de n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine. (SG 638/39)
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Picasso – Portrait de Jaime Sabartes en Grand d’Espagne – 1939
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Pour les femmes que j’avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s’élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d’abord au milieu d’un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m’étais attaché à l’imaginer, ensuite vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y combiner leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s’était faits dans une ville et qu’il est obligé d’abandonner quand il la quitte, parce que c’est là qu’eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s’il était là encore, au pied de l’église, devant le port et sous les arbres du cours. Si bien que l’ombre de Gilberte s’allongeait non seulement devant une église de l’Île-de-France où je l’avais imaginée, mais aussi sur l’allée d’un parc du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n’était pas pour chacune de ces femmes, unique. Car chacune, je l’avais connue à diverses reprises, en des temps différents, où elle était une autre pour moi, où moi-même j’étais autre, baignant dans des rêves d’une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenait assemblés autour d’eux les souvenirs d’une femme que j’y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l’heure m’inviter à déjeuner, autour d’un être sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu depuis la dame en rose, plusieurs madame Swann, séparées par l’éther incolore des années, et de l’une à l’autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j’avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l’éther en sépare. (TR 989/296)
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Yves Klein – Monochrome M 36 – 1955
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Je n’y manquai jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez des amies. J’arrivais à l’Arc de Triomphe vers midi. Je faisais le guet à l’entrée de l’avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann, qui n’avait que quelques mètres à franchir, venait de chez elle. Comme c’était déjà l’heure où beaucoup de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite l’environnait ; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou qu’elle avait rencontrés : et leur noire ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque mécaniques d’un cadre inerte autour d’Odette, donnait l’air à cette femme qui seule avait de l’intensité dans les yeux, de regarder devant elle, d’entre tous ces hommes, comme d’une fenêtre dont elle se fût approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs, comme l’apparition d’un être d’une espèce différente, d’une race inconnue, et d’une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte. (JF 635/204)
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Emil Nolde – Jacinthes des bois – 1930-1935
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« C’est la crème des braves gens », disait de ce vieux serviteur M. de Charlus, car on n’apprécie jamais personne autant que ceux qui joignent à de grandes vertus, celle de les mettre sans compter à la disposition de nos vices. C’était, d’ailleurs, des hommes seulement que M. de Charlus était capable d’éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C’est d’ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L’amour de l’homme qu’ils aiment pour une femme est quelque chose d’autre, qui se passe dans une autre espèce animale (le lion laisse les tigres tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois il est vrai, chez ceux qui font de l’inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s’y être livré non comme d’une trahison, mais comme d’une déchéance. Un Charlus, autre que n’était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des relations avec une femme, comme il l’eût été de lire sur une affiche que lui, l’interprète de Bach et de Haendel, allait jouer du Puccini. C’est d’ailleurs pour cela que les jeunes gens qui par intérêt condescendent à l’amour des Charlus, leur affirment que les « cartons » ne leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu’ils ne prennent jamais d’alcool et n’aiment que l’eau de source. Mais M. de Charlus sur ce point s’écartait un peu de la règle habituelle. Admirant tout chez Morel, ses succès féminins, ne lui portant pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à l’écarté. « Mais mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d’un air de révélation, de scandale, peut-être d’envie, surtout d’admiration. « Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vue n’ont d’yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dans le métro qu’au théâtre. C’en est embêtant ! Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte les billets doux d’au moins trois femmes. Et toujours des jolies encore. Du reste, ça n’est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je les comprends, il est devenu d’une beauté, il a l’air d’une espèce de Bronzino, il est vraiment admirable. » (Pris 217/206)
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Giorgio de Chirico – Salle d’Apollon (Violon) – 1920
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L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si c’eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue – ou qui peut-être n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore – issue de la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque Saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une torsade de serpents. (Swann 323/446)
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Albrecht Dürer – Autoportrait aux gants – 1498
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C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous auriez tort d’appliquer ici le “qui aime bien châtie bien” du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien et j’entends châtier même après notre brouille ceux qui ont lâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici à leurs insinuations questionneuses, osant me demander comment un homme comme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti de rien, je n’ai répondu que par la devise de mes cousins La Rochefoucauld : “C’est mon plaisir.” Je vous ai même marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible de devenir mon plus grand plaisir, sans qu’il résultât de votre arbitraire élévation un abaissement pour moi. » Et dans un mouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant les bras : « Tantus ab uno splendor ! Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de fierté et de joie. J’espère au moins que mes deux adversaires, malgré leur rang inégal, sont d’un sang que je peux faire couler sans honte. J’ai pris à cet égard quelques renseignements discrets qui m’ont rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude, vous devriez être fier au contraire de voir qu’à cause de vous je reprends l’humeur belliqueuse de mes ancêtres, disant comme eux, au cas d’une issue fatale, maintenant que j’ai compris le petit drôle que vous êtes : “Mort m’est vie.” » Et M. de Charlus le disait sincèrement, non seulement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant d’allégresse à la pensée de se battre que ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à l’illustre connétable de Guermantes, alors que pour tout autre ce même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la dernière insignifiance. (SG 1069/456)
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Gerhard Richter – Peinture abstraite – 1992
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Et, une fois dehors, je m’aperçus que – tant les jours étaient longs dans cette saison-là – il était moins tard que je ne croyais ; nous allâmes sur la digue. Que de ruses j’employai pour faire demeurer Elstir à l’endroit où je croyais que ces jeunes filles pouvaient encore passer ! Lui montrant les falaises qui s’élevaient à côté de nous, je ne cessais de lui demander de me parler d’elles, afin de lui faire oublier l’heure et de le faire rester. Il me semblait que nous avions plus de chance de cerner la petite bande en allant vers l’extrémité de la plage. « J’aurais voulu voir d’un tout petit peu près avec vous ces falaises, », dis-je à Elstir, ayant remarqué qu’une de ces jeunes filles s’en allait souvent de ce côté. « Et pendant ce temps-là, parlez-moi de Carquethuit. Ah ! que j’aimerais aller à Carquethuit ! » ajoutai-je sans penser que le caractère si nouveau qui se manifestait avec tant de puissance dans le « Port de Carquethuit » d’Elstir tenait peut-être plus à la vision du peintre qu’à un mérite spécial de cette plage. « Depuis que j’ai vu ce tableau, c’est peut-être ce que je désire le plus connaître avec la Pointe du Raz, qui serait, d’ailleurs, d’ici, tout un voyage. – Et puis même si ce n’était pas plus près je vous conseillerais peut-être tout de même davantage Carquethuit, me répondit Elstir. La Pointe du Raz est admirable, mais enfin c’est toujours la grande falaise normande ou bretonne que vous connaissez. Carquethuit, c’est tout autre chose avec ses roches sur une plage basse. Je ne connais rien en France d’analogue, cela me rappelle plutôt certains aspects de la Floride. C’est très curieux, et du reste extrêmement sauvage aussi. C’est entre Clitourps et Nehomme, et vous savez combien ces parages sont désolés ; la ligne des plages est ravissante. Ici, la ligne de la plage est quelconque ; mais là-bas, je ne peux vous dire quelle grâce elle a, quelle douceur. » (JF 854/417)
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Edward Hopper – Falaises et rochers Monhegan – 1916-1919
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Certaines existences sont si anormales qu’elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait à Versailles entre ses courtisans, aussi étrange que celle d’un pharaon ou d’un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d’une étrangeté plus monstrueuse encore et que seule l’habitude nous voile. Mais c’est jusque dans des détails encore plus particuliers que j’aurais été condamné, même si j’avais renvoyé Françoise, à garder le même domestique. Car divers autres purent entrer plus tard à mon service ; déjà pourvus des défauts généraux des domestiques, ils n’en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l’attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas être entamés par les aspérités de mon caractère, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au même endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancées. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, précisément parce qu’elles étaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gâtant peu à peu, me les apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis que j’appris mes défauts naturels et invariables, leur caractère me présenta une sorte d’épreuve négative du mien. Nous nous étions beaucoup moqués autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques : « Cette race, cette espèce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je n’avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inévitablement à la race générale des domestiques et à l’espèce particulière des miens.
Pour en revenir à Françoise, je n’ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d’avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes ; et lorsque dans ma colère d’être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse mais visible et à la conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. (Guer 64/58)
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Raphaël – Portrait de Balthazar Castiglione -1514 -l515
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De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’y ajoutait et quand nous arrivâmes à l’octroi de Douville, l’éperon de falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie, rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. J’aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Elle fit profession d’aimer aussi ce pays plus que tout autre. Mais je sentais bien que pour elle comme pour les Verdurin la grande affaire était non de le contempler en touristes, mais d’y faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leur préoccupation. (SG 999/289)
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Maria Helena Vieira da Silva – Estuaire bleu – 1974
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Malgré toute la tendre vénération que le poète de génie qu’est la comtesse de Noailles portait à sa belle-mère, la duchesse de Noailles née Champlâtreux, il est possible, si elle avait eu à en faire le portrait, que celui-ci eût contrasté assez vivement avec celui que Sainte-Beuve en traçait cinquante ans plus tôt.
Ce qui eût peut-être été plus troublant, c’était l’entre-deux, c’était ces gens desquels ce qu’on dit implique, chez eux, plus que la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que pourtant on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours de les juger sur leur oeuvre, car ils n’en ont pas créé : ils en ont seulement – à notre grand étonnement à nous qui les trouvions si médiocres – inspiré. Passe encore que le salon qui, dans les musées, donnera la plus grande impression d’élégance depuis les grandes peintures de la Renaissance, soit celui de la petite bourgeoise ridicule que j’eusse, si je ne l’avais pas connue, rêvé devant le tableau de pouvoir approcher dans la réalité, espérant apprendre d’elle les secrets les plus précieux de l’art du peintre, que sa toile ne me donnait pas, et de qui la pompeuse traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture comparable aux plus beaux de Titien. Si j’avais compris jadis que ce n’est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte (les contemporains le tinssent-ils pour moins homme d’esprit que Swann et moins savant que Bréauté), on pouvait à plus forte raison en dire autant des modèles de l’artiste. Dans l’éveil de l’amour de la beauté, chez l’artiste qui peut tout peindre, l’élégance où il pourra trouver de si beaux motifs, le modèle lui en sera fourni par des gens un peu plus riches que lui chez qui il trouvera ce qu’il n’a pas d’habitude dans son atelier d’homme de génie méconnu qui vend ses toiles cinquante francs : un salon avec des meubles recouverts de vieille soie, beaucoup de lampes, de belles fleurs, de beaux fruits, de belles robes – gens modestes relativement ou qui le paraîtraient à des gens vraiment brillants (qui ne connaissent même pas leur existence), mais qui à cause de cela sont plus à portée de connaître l’artiste obscur, de l’apprécier, de l’inviter, de lui acheter ses toiles, que les gens de l’aristocratie qui se font peindre comme le pape et les chefs d’État par les peintres académiciens. (TR 721/27)
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Picasso – Portrait de femme après Cranach – Linogravure – 1968
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« Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ? » demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. « Mon Dieu, on ne sait jamais, répondit d’un ton nasillard et traînant M. de Charlus. J’aimerais rester jusqu’à la fin de septembre. – Vous avez raison, dit Mme Verdurin ; c’est le moment des belles tempêtes. – À bien vrai dire ce n’est pas ce qui me déterminerait. J’ai trop négligé depuis quelque temps l’archange saint Michel, mon patron, et je voudrais le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’abbaye du Mont. – Ça vous intéresse beaucoup, ces affaires-là ? » demanda Mme Verdurin, qui eût peut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé si elle n’avait craint qu’une excursion aussi longue ne fît « lâcher » pendant quarante-huit heures le violoniste et le baron. « Vous êtes peut-être affligée de surdité intermittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous ai dit que saint Michel était un de mes glorieux patrons. » Puis, souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, la voix accrue par une exaltation qui me sembla plus qu’esthétique, mais religieuse : « C’est si beau à l’offertoire quand Michel se tient debout près de l’autel, en robe blanche, balançant un encensoir d’or et avec un tel amas de parfums que l’odeur en monte jusqu’à Dieu ! – On pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin malgré son horreur de la calotte. – À ce moment-là, dès l’offertoire », reprit M. de Charlus qui pour d’autres raisons mais de la même manière que les bons orateurs à la Chambre, ne répondait jamais à une interruption et feignait de ne pas l’avoir entendue, « ce serait ravissant de voir notre jeune ami palestrinisant et exécutant même une aria de Bach. Il serait fou de joie, le bon abbé aussi, et c’est le plus grand hommage, du moins le plus grand hommage public, que je puisse rendre à mon saint patron. Quelle édification pour les fidèles ! Nous en parlerons tout à l’heure au jeune Angelico musical, militaire comme saint Michel. » (SG 956/347)
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Jean Fouquet – Saint Michel combattant le dragon – 1452-1460
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Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine sainte, comme Mme Swann trouvait qu’on gelait chez elle, il m’arrivait souvent de la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous le blanc et brillant tapis d’un immense manchon plat et d’un collet, tous deux de zibeline, qu’elle n’avait pas quittés en rentrant et qui avaient l’air des derniers carrés des neiges de l’hiver plus persistants que les autres et que la chaleur du feu ni le progrès de la saison n’avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces semaines glaciales mais déjà fleurissantes était suggérée pour moi dans ce salon, où bientôt je n’irais plus, par d’autres blancheurs plus enivrantes, celles, par exemple, des « boules de neige » assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu’entourait une odeur de citron. Car la châtelaine de Tansonville savait qu’avril, même glacé, n’est pas dépourvu de fleurs, que l’hiver, le printemps, l’été, ne sont pas séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le boulevardier qui jusqu’aux premières chaleurs s’imagine le monde comme renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que par l’intermédiaire de sa fleuriste « attitrée », elle ne comblât pas les lacunes d’une insuffisante évocation à l’aide d’emprunts faits à la précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m’en souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu’à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de neige (qui n’avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la maison d’autre but que de faire, sur les conseils de Bergotte, « symphonie en blanc majeur » avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent que l’Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l’on était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d’autres espèces dont j’ignorais les noms et qui m’avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d’odeurs authentiques, que le petit raidillon de Tansonville. (JF 634/203)
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Sam Gilliam – Dégel printanier – 1972
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Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l’océan. Des hommes qui poussaient des bateaux à la mer couraient aussi bien dans les flots que sur le sable, lequel, mouillé, réfléchissait déjà les coques comme s’il avait été de l’eau. La mer elle-même ne montait pas régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la perspective déchiquetait encore davantage, si bien qu’un navire en pleine mer, à demi caché par les ouvrages avancés de l’arsenal, semblait voguer au milieu de la ville ; des femmes qui ramassaient des crevettes dans les rochers, avaient l’air, parce qu’elles étaient entourées d’eau et à cause de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la plage (des deux côtés les plus rapprochés des terres) au niveau de la mer, d’être dans une grotte marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeusement. Si tout le tableau donnait cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre est déjà marine et la population amphibie, la force de l’élément marin éclatait partout ; et près des rochers, à l’entrée de la jetée, où la mer était agitée, on sentait, aux efforts des matelots et à l’obliquité des barques couchées à angle aigu devant la calme verticalité de l’entrepôt, de l’église, des maisons de la ville, où les uns rentraient, d’où les autres partaient pour la pêche, qu’ils trottaient rudement sur l’eau comme sur un animal fougueux et rapide dont les soubresauts, sans leur adresse, les eussent jetés à terre. Une bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une carriole ; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvernait comme avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa place pour ne pas faire trop de poids d’un côté et ne pas verser, et on courait ainsi par les champs ensoleillés, dans les sites ombreux, dégringolant les pentes. C’était une belle matinée malgré l’orage qu’il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes actions qu’avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans les parties où la mer était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la perspective faisait s’enjamber les unes les autres. (JF 836/400)
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Serge Poliakoff – Composition – 1954
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Je ne sais pas du reste ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est infesté de moustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la galette. Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en ferai manger, moi, de la galette normande, de la vraie, et des sablés, je ne vous dis que ça. Ah ! si vous tenez à la cochonnerie qu’on sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je n’assassine pas mes invités, monsieur, et même si je voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire cette chose innommable et changerait de maison. Ces galettes de là-bas, on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais une pauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée en trois jours. Elle n’avait que dix-sept ans. C’est triste pour sa pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mélancolique sous les sphères de ses tempes chargées d’expérience et de douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous amuse d’être écorché et de jeter l’argent par les fenêtres. Seulement, je vous en prie, c’est une mission de confiance que je vous donne : sur le coup de six heures, amenez-moi tout votre monde ici, n’allez pas laisser les gens rentrer chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite que nous nous comprenons. En dehors du petit noyau, il vient justement des gens très agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petite Mme de Longpont ? Elle est ravissante et pleine d’esprit, pas snob du tout, vous verrez qu’elle vous plaira beaucoup. Et elle aussi doit amener toute une bande d’amis, ajouta Mme Verdurin, pour me montrer que c’était bon genre et m’encourager par l’exemple. On verra qu’est-ce qui aura le plus d’influence et qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de vous. Et puis je crois qu’on doit aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle d’un air vague, ce concours d’une célébrité étant rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfin vous verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je ne veux pas avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas par celui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne protestez pas, vous n’avez pas pu vous ennuyer plus que moi, moi-même je trouvais que c’était assommant. Ce ne sera pas toujours comme ce soir, vous savez ! Du reste je ne parle pas des Cambremer qui sont impossibles, mais j’ai connu des gens du monde qui passaient pour être agréables, hé bien ! à côté de mon petit noyau, cela n’existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swann intelligent. D’abord, mon avis est que c’était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme, que j’ai toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l’ai eu souvent à dîner le mercredi. Hé bien ! vous pouvez demander aux autres, même à côté de Brichot qui est loin d’être un aigle, qui est un bon professeur de seconde que j’ai fait entrer à l’Institut, tout de même, Swann n’était plus rien. Il était d’un terne ! (SG 970/360)
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Chaïm Soutine – Le petit pâtissier – 1919
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Et le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés ; derrière les fleurs autrefois cueillies par lui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui les avait peintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unes sur la table, l’autre adossé à un fauteuil de la salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait à demi ressemblant. À demi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu’en la transplantant d’abord dans ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarelle l’apparition des roses qu’il avait vues et que sans lui on n’eût connues jamais ; de sorte qu’on peut dire que c’était une variété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des roses. « Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient perdre du temps, que je nuisais au développement de son génie, dit-elle sur un ton d’ironie. Comme si la fréquentation d’une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire à un artiste ! » s’écria-t-elle dans un mouvement d’orgueil. Tout près de nous, M. de Cambremer qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être dans la pensée du marquis qu’à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la déclinant. Aussi s’écria-t-il : « Mais comment donc ! Je vous prie ! Par exemple ! » Le ton astucieusement véhément de cette protestation avait déjà quelque chose de fort « Guermantes », qui s’accusa davantage dans le geste impératif, inutile et familier avec lequel M. de Charlus pesa de ses deux mains et comme pour le forcer à se rasseoir, sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne s’était pas levé : « Ah ! voyons, mon cher, insista le baron, il ne manquerait plus que ça ! Il n’y a pas de raison ! De notre temps on réserve ça aux princes du sang. » (SG 943/333)
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Hans Hofmann – Le bouquet – 1938
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On verra plus tard que cette presse verbale réduisit à néant la puissance d’un Charlus devenu démodé, et bien au-dessus de lui érigea un Morel qui ne valait pas la millionième partie de son ancien protecteur. Du moins cette mode intellectuelle est-elle naïve et croit-elle de bonne foi au néant d’un génial Charlus, à l’incontestable autorité d’un stupide Morel. Le baron était moins innocent dans ses vengeances implacables. De là sans doute ce venin amer dans la bouche, dont l’envahissement semblait donner aux joues la jaunisse quand il était en colère.
« J’aurais beaucoup voulu qu’il vînt ce soir, car il aurait entendu Charlie dans les choses qu’il joue vraiment le mieux. Mais il ne sort pas, je crois, il ne veut pas qu’on l’ennuie, il a bien raison. Mais vous, belle jeunesse, on ne vous voit guère quai Conti. Vous n’en abusez pas ! » Je dis que je sortais surtout avec ma cousine. « Voyez-vous ça ! ça sort avec sa cousine, comme c’est pur ! » dit M. de Charlus à Brichot. Et s’adressant à nouveau à moi : « Mais nous ne vous demandons pas de comptes sur ce que vous faites, mon enfffant. Vous êtes libre de faire tout ce qui vous amuse. Nous regrettons seulement de ne pas y avoir de part. Du reste, vous avez très bon goût, elle est charmante votre cousine, demandez à Brichot, il en avait la tête farcie à Douville. On la regrettera ce soir. Mais vous avez peut-être aussi bien fait de ne pas l’amener. C’est admirable, la musique de Vinteuil. Mais j’ai appris ce matin par Charlie qu’il devait y avoir la fille de l’auteur et son amie, qui sont deux personnes d’une terrible réputation. C’est toujours embêtant pour une jeune fille. Même cela me gêne un peu pour mes invités. Mais comme ils ont presque tous l’âge canonique, cela ne tire pas à conséquence pour eux. Elles seront là, à moins que ces deux demoiselles n’aient pas pu venir, car elles devaient sans faute être toute l’après-midi à une répétition d’études que Mme Verdurin donnait tantôt et où elle n’avait convié que les raseurs, la famille, les gens qu’il ne fallait pas avoir ce soir. Or tout à l’heure avant le dîner Charlie m’a dit que ce que nous appelons les deux demoiselles Vinteuil, absolument attendues, n’étaient pas venues. » Malgré l’affreuse douleur que j’avais à rapprocher subitement (comme de l’effet, seul connu d’abord, sa cause enfin découverte) de l’envie d’Albertine de venir tantôt, la présence annoncée (mais que j’avais ignorée) de Mlle Vinteuil et de son amie, je gardai la liberté d’esprit de noter que M. de Charlus qui nous avait dit, il y a quelques minutes, n’avoir pas vu Charlie depuis le matin, confessait étourdiment l’avoir vu avant dîner. Mais ma souffrance devenait visible. « Mais qu’est-ce que vous avez ? me dit le baron, vous êtes vert ; allons, entrons, vous prenez froid, vous avez mauvaise mine. » (Pris 220/209)
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Zao Wou Ki – 1949 – Collection privée
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Et le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés ; derrière les fleurs autrefois cueillies par lui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui les avait peintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unes sur la table, l’autre adossé à un fauteuil de la salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait à demi ressemblant. À demi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu’en la transplantant d’abord dans ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarelle l’apparition des roses qu’il avait vues et que sans lui on n’eût connues jamais ; de sorte qu’on peut dire que c’était une variété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des roses. « Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient perdre du temps, que je nuisais au développement de son génie, dit-elle sur un ton d’ironie. Comme si la fréquentation d’une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire à un artiste ! » s’écria-t-elle dans un mouvement d’orgueil. Tout près de nous, M. de Cambremer qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être dans la pensée du marquis qu’à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la déclinant. Aussi s’écria-t-il : « Mais comment donc ! Je vous prie ! Par exemple ! » Le ton astucieusement véhément de cette protestation avait déjà quelque chose de fort « Guermantes », qui s’accusa davantage dans le geste impératif, inutile et familier avec lequel M. de Charlus pesa de ses deux mains et comme pour le forcer à se rasseoir, sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne s’était pas levé : « Ah ! voyons, mon cher, insista le baron, il ne manquerait plus que ça ! Il n’y a pas de raison ! De notre temps on réserve ça aux princes du sang. » (SG 943/333)
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Hans Hofmann – Le bouquet – 1938
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Cette lettre-ci m’annonce le mariage du petit Cambremer. – Tiens ! dis-je avec indifférence, avec qui ? Mais en tout cas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout caractère sensationnel. – À moins que celle de la fiancée ne le lui donne. – Et qui est cette fiancée ? – Ah ! si je te dis tout de suite, il n’y a pas de mérite, voyons, cherche un peu », me dit ma mère, qui voyant qu’on n’était pas encore à Turin voulait me laisser un peu de pain sur la planche et une poire pour la soif. « Mais comment veux-tu que je sache ? Est-ce avec quelqu’un de brillant ? Si Legrandin et sa soeur sont contents, nous pouvons être sûrs que c’est un mariage brillant. – Legrandin je ne sais pas, mais la personne qui m’annonce le mariage dit que Mme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tu appelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l’effet d’un mariage au temps où les rois épousaient les bergères, et encore la bergère est-elle moins qu’une bergère, mais d’ailleurs charmante. Cela eût stupéfié ta grand-mère et ne lui eût pas déplu. – Mais enfin qui est cette fiancée ? – C’est Mlle d’Oloron. – Cela m’a l’air immense et pas bergère du tout, mais je ne vois pas qui cela peut être. C’est un titre qui était dans la famille des Guermantes. – Justement, et M. de Charlus l’a donné, en l’adoptant, à la nièce de Jupien. C’est elle qui épouse le petit Cambremer. – La nièce de Jupien ! Ce n’est pas possible ! – C’est la récompense de la vertu. C’est un mariage à la fin d’un roman de Mme Sand », dit ma mère. « C’est le prix du vice, c’est un mariage à la fin d’un roman de Balzac », pensai-je. « Après tout, dis-je à ma mère, en y réfléchissant, c’est assez naturel. Voilà les Cambremer ancrés dans ce clan des Guermantes où ils n’espéraient pas pouvoir jamais planter leur tente ; de plus la petite, adoptée par M. de Charlus, aura beaucoup d’argent, ce qui était indispensable depuis que les Cambremer ont perdu le leur ; et en somme elle est la fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fille véritable – la fille naturelle – de quelqu’un qu’ils considèrent comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse française et étrangère. (Fug 657/237)
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Picasso – Portrait de jeune fille – 1914
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Pendant le peu de temps qu’il avait passé dans l’armée, ses camarades, trouvant trop long de dire Cambremer, lui avaient donné le surnom de Cancan qu’il n’avait d’ailleurs mérité en rien. Il savait orner un dîner où on l’invitait en disant au moment du poisson (le poisson fût-il pourri) ou à l’entrée : « Mais dites donc, il me semble que voilà une belle bête. » Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut-être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un air dégagé quand elle parlait de lui à des officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sa belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner. « Vous savez que nous dînons chez nos locataires. Cela vaudra bien une augmentation. Au fond, je suis assez curieuse de savoir ce qu’ils ont pu faire de notre pauvre vieille Raspelière (comme si elle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs des siens). Notre vieux garde m’a encore dit hier qu’on ne reconnaissait plus rien. Je n’ose pas penser à tout ce qui doit se passer là-dedans. Je crois que nous ferons bien de faire désinfecter tout avant de nous réinstaller. » Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’une grande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occupé par les ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Mme de Cambremer ne put me voir d’abord car j’étais dans une baie latérale avec M. de Charlus, lequel me disait avoir appris par Morel que son père avait été « intendant » dans ma famille, et qu’il comptait suffisamment, lui Charlus, sur mon intelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à Swann) pour me refuser l’ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires petits imbéciles (j’étais prévenu) ne manqueraient pas à ma place de prendre en révélant à nos hôtes des détails que ceux-ci pourraient croire amoindrissants. (SG 914/305)
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René Magritte – Invention collective – 1935
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Certes les articles de Brichot étaient loin d’être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l’homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d’images qui ne voulaient rien dire du tout (« les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven » ; « Schiller a dû frémir dans son tombeau » ; « l’encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée » ; « Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe »), c’étaient des trivialités telles que : « Vingt mille prisonniers, c’est un chiffre ; notre commandement saura ouvrir l’oeil et le bon ; nous voulons vaincre, un point c’est tout. » Mais, mêlé à tout cela, tant de savoir, tant d’intelligence, de si justes raisonnements ! Or Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu’elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l’attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or il était malheureusement certain qu’il y en avait quelques-unes. On n’attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d’un auteur vraiment peu connu, au moins dans l’oeuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l’heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. « Eh bien, qu’est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir ? J’ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu’il devient fou. – Je ne l’ai pas encore lu, disait Cottard. – Comment, vous ne l’avez pas encore lu ? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C’est-à-dire que c’est d’un ridicule à mourir. » Et contente au fond que quelqu’un n’eût pas encore lu le Brichot pour avoir l’occasion d’en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au maître d’hôtel d’apporter Le Temps, et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée, cette campagne anti-brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. « Je ne le dis pas trop haut parce que j’ai peur que là-bas », disait-elle en montrant la comtesse Molé, « on n’admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu’on ne croit. » Mme Molé à qui on tâchait de faire entendre en parlant assez fort qu’on parlait d’elle, tout en s’efforçant de lui montrer par des baissements de voix qu’on n’aurait pas voulu être entendu d’elle, reniait lâchement Brichot qu’elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin et, pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait : « Ce qu’on ne peut pas lui retirer, c’est que c’est bien écrit. – Vous trouvez ça bien écrit, vous ? disait Mme Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon », audace qui faisait rire les gens du monde d’autant plus que Mme Verdurin, comme effarouchée elle-même par le mot de cochon, l’avait prononcé en le chuchotant, la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d’autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d’employer les mots nouveaux pour montrer qu’il n’était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son article. (TR 790/97)
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Salvador Dali – Cochon et poivre – 1969
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Ce que j’appris – car je n’avais pu assister à tout cela de Venise – c’est que Mlle de Forcheville avait été demandée par le duc de Châtellerault et par le prince de Silistrie, cependant que Saint-Loup cherchait à épouser Mlle d’Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui s’était passé. Mlle de Forcheville ayant cent millions, Mme de Marsantes avait pensé que c’était un excellent mariage pour son fils. Elle eut le tort de dire que cette jeune fille était charmante, qu’elle ignorait absolument si elle était riche ou pauvre, qu’elle ne voulait pas le savoir, mais que, même sans dot, ce serait une chance pour le jeune homme le plus difficile d’avoir une femme pareille. C’était beaucoup d’audace pour une femme tentée seulement par les cent millions qui lui fermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu’elle y pensait pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout les hauts cris, se répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clama que si Saint-Loup épousait la fille d’Odette et d’un juif, il n’y avait plus de faubourg Saint-Germain. Mme de Marsantes, si sûre d’elle-même qu’elle fût, n’osa pas pousser alors plus loin et se retira devant les cris de la princesse de Silistrie, qui fit aussitôt faire la demande pour son propre fils. Elle n’avait crié qu’afin de se réserver Gilberte. Cependant Mme de Marsantes, ne voulant pas rester sur un échec, s’était aussitôt tournée vers Mlle d’Entragues fille du duc de Luxembourg. N’ayant que vingt millions celle-ci lui convenait moins, mais elle dit à tout le monde qu’un Saint-Loup ne pouvait épouser une Mlle Swann (il n’était même plus question de Forcheville). Quelque temps après, quelqu’un disant étourdiment que le duc de Châtellerault pensait à épouser Mlle d’Entragues, Mme de Marsantes qui était pointilleuse plus que personne le prit de haut, changea ses batteries, revint à Gilberte, fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailles eurent lieu immédiatement. (Fug 661/240)
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Arshile Gorky – Fiançailles II – 1947
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Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre ? Ils ne préviennent jamais. C’est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table (non so se bisogna conservar loro la tavola). Et puis, tant pis s’ils descendent et qu’ils la trouvent prise ! Je ne comprends pas qu’on reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C’est pas le monde d’ici. »
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu’il devait décider relativement à la table, et il allait faire demander au liftier de monter s’informer à l’étage quand, avant qu’il en eût le temps, la réponse lui fut donnée : il venait d’apercevoir la vieille dame qui entrait. Je n’eus pas de peine, malgré l’air de tristesse et de fatigue que donne l’appesantissement des années et malgré une sorte d’eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W***, mais, pour les profanes, pareille à celle d’une vieille concierge, la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l’endroit où j’étais, debout, en train d’examiner les vestiges d’une fresque, était le long des belles parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s’asseoir Mme de Villeparisis.
« Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois qu’ils sont ici ils n’ont mangé qu’une fois l’un sans l’autre », dit le garçon.
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle voyageait et qu’on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout de quelques instants, s’avancer vers la table et s’asseoir à côté d’elle son vieil amant, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des ambitions qu’il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui le remplissaient d’autant plus de véhémence et de fougue ; peut-être dans le fait que laissé à l’écart d’une politique où il brûlait de rentrer, il croyait avec la naïveté de ce qu’on désire faire mettre à la retraite, par les sanglantes critiques qu’il dirigeait contre eux, ceux qu’il se faisait fort de remplacer. (Fug 630/210)
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Willem de Kooning – Woman V 1953
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Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l’étiquette, si bien, dit Saint-Simon, qu’il n’a été qu’un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l’impossibilité d’arriver à une entente, on préfère convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain étranger que dehors, en plein air, pour qu’il ne soit pas dit qu’en entrant dans le château l’un a précédé l’autre ; et l’Électeur palatin, ayant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d’être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la difficulté. Monsieur le Duc évitant les occasions de rendre le service à Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu’il s’agit d’un sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant qu’il s’agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la mort de ce frère, une des personnes qui lui furent le plus chères, quand Monsieur, selon l’expression du duc de Montfort, est « encore tout chaud », Louis XIV chante des airs d’opéras, s’étonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l’air si mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concertées, mais dans le langage le plus involontaire, dans les préoccupations, dans l’emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le même contraste : les Guermantes n’éprouvaient pas plus de chagrins que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d’enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. (Guer 436/422)
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Barnett Newmann – Canto XV – 1964
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Et la chute était d’autant plus profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n’en avait joui auprès du baron d’une pareille à celle qu’il avait ostensiblement marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d’indifférence montra-t-elle un beau jour qu’elle en avait été indigne ? La comtesse elle-même déclara toujours qu’elle n’avait jamais pu arriver à le découvrir. Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et qui fondait, on va le voir, de grands espoirs sur elle s’étant réjouie à l’avance de l’idée que la comtesse verrait chez elle les gens les plus nobles, comme la Patronne disait, « de France et de Navarre », proposa tout de suite d’inviter « Mme de Molé » « Ah ! mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet, Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms de l’aristocratie et que vous me citez le plus obscur des noms des gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu’elles reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-sœur Guermantes, à la façon du geai qui croit imiter le paon. J’ajoute qu’il y aurait une espèce d’indécence à introduire dans une fête que je veux bien donner cher Mme Verdurin une personne que j’ai retranchée à bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu’elle est capable de jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et la princesse de Guermantes, c’est juste le contraire. (Pris 233/222)
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Mikhaïl Larionov – Paon – 1908
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Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l’ambassadrice de Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur l’enveloppe : « M. de ***, meunier », à quoi le grand-père avait répondu : « Je suis d’autant plus désolé que vous n’ayez pas pu venir, mon cher ami, que j’aurais pu jouir de vous dans l’intimité, car nous étions en petit comité et il n’y aurait eu au repas que le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement odieuse pour moi, qui savais l’impossibilité morale que mon cher M. de Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait devoir hériter) en le qualifiant de « meunier » ; mais encore la stupidité éclatait dès les premiers mots, l’appellation de meunier étant trop évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la malveillance l’aggrave, que chacun trouva que c’était envoyé et que le grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c’était un homme remarquable, avait montré plus d’esprit que son petit-gendre. Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter celle que j’avais entendue au café : « Tout le monde se couchait », mais dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse l’arrêta et protesta : « Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas à ce point. » J’étais intimement persuadé que toutes les histoires relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que, chaque fois que je me trouverais en présence d’un des acteurs ou des témoins, j’entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l’amour-propre. En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en riant : « Du reste, j’ai eu ma petite avanie aussi, car il m’a invitée à goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg ; c’est ainsi qu’il a le bon goût d’appeler sa femme, en écrivant à sa tante. (Guer 537/520)
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Juan Gris – Le Meunier – 1918
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On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermée, car j’entendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumé qui brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches et fort maladroitement. J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si j’eusse été de l’autre côté du mur, j’aurais cru venir de quelqu’un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m’assis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la préservaient de l’odeur qu’exhalait le reste du bâtiment, grossière, fade et corruptible comme celle du pain bis. C’est là, dans cette chambre charmante, que j’eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait fini par s’habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à autre tomber une braise qui s’émiettait, ou léchait d’une flamme la paroi de la cheminée. J’entendais le tic-tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic-tac changeait de place à tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait venir de derrière moi, de devant, d’à droite, d’à gauche, parfois s’éteindre comme s’il était très loin. Tout d’un coup je découvris la montre sur la table. Alors j’entendis le tic-tac en un lieu fixe d’où il ne bougea plus. Je croyais l’entendre à cet endroit-là ; je ne l’y entendais pas, je l’y voyais, les sons n’ont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l’utilité de nous prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels. (Guer 74/67)
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Zao Wou Ki – 1962
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Ma seule consolation était de penser que j’allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j’avais essuyé ses colères de fou, personne n’était à l’abri d’elles, un roi ne l’eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire. On vit M. de Charlus, muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux successivement sur toutes les personnes présentes, d’un air interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins encore ce qui s’était passé que ce qu’il devait répondre. Peut-être ce qui le rendait muet était-ce (en voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne ne lui porterait secours) la souffrance présente et l’effroi surtout des souffrances à venir ; ou bien que ne s’étant pas d’avance par l’imagination monté la tête et forgé une colère, n’ayant pas de rage toute prête en mains (car, sensitif, nerveux, hystérique, il était un vrai impulsif, mais un faux brave, même, comme je l’avais toujours cru et ce qui me le rendait assez sympathique, un faux méchant, et n’avait pas les réactions normales de l’homme d’honneur outragé), on l’avait saisi et brusquement frappé au moment où il était sans armes ; ou bien que, dans un milieu qui n’était pas le sien, il se sentait moins à l’aise et moins courageux qu’il n’eût été dans le Faubourg. Toujours est-il que, dans ce salon qu’il dédaignait, ce grand seigneur (à qui n’était pas plus essentiellement inhérente la supériorité sur les roturiers qu’elle ne le fut à tel de ses ancêtres angoissés devant le Tribunal révolutionnaire) ne sut, dans une paralysie de tous les membres et de la langue, que jeter de tous côtés des regards épouvantés, indignés par la violence qu’on lui faisait, aussi suppliants qu’interrogateurs. Pourtant M. de Charlus possédait toutes les ressources non seulement de l’éloquence mais de l’audace, quand, pris d’une rage qui bouillonnait depuis longtemps contre quelqu’un, il le clouait de désespoir par les mots les plus sanglants devant les gens du monde scandalisés et qui n’avaient jamais cru qu’on pût aller si loin. M. de Charlus dans ces cas-là brûlait, se démenait en de véritables attaques nerveuses, dont tout le monde restait tremblant. Mais c’est que dans ces cas-là il avait l’initiative, il attaquait, il disait ce qu’il voulait (comme Bloch savait plaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur nom devant lui). Ces gens qu’il haïssait, il les haïssait parce qu’il s’en croyait méprisé. Eussent-ils été gentils pour lui, au lieu de se griser de colère contre eux il les eût embrassés. Dans une circonstance si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier : « Qu’est-ce que cela veut dire ? qu’est-ce qu’il y a ? » On ne l’entendait même pas. Et la pantomime éternelle de la terreur panique a si peu changé, que ce vieux monsieur à qui il arrivait une aventure désagréable dans un salon parisien, répétait à son insu les quelques attitudes schématiques dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges stylisait l’épouvante des nymphes poursuivies par le dieu Pan. (Pris 317/304)
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Picasso – Triomphe de Pan – 1944
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La campagne trouva un terrain très favorable les clubs jalousent toujours beaucoup les gens très en vue et détestent les grandes fortunes. Celle de Chaussepierre n’était pas mince, mais personne ne pouvait s’en offusquer, il ne dépensait pas un sou, l’appartement du couple était modeste, la femme allait vêtue de laine noire. Folle de musique, elle donnait bien de petites matinées où étaient invitées beaucoup plus de chanteuses que chez les Guermantes. Mais personne n’en parlait, tout cela se passait sans rafraîchissements, le mari même absent, dans l’obscurité de la rue de la Chaise. À l’Opéra, Mme de Chaussepierre passait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait le milieu le plus « ultra » de l’intimité de Charles X, mais des gens effacés, peu mondains. Le jour de l’élection, à la surprise générale, l’obscurité triompha de l’éblouissement, Chaussepierre, deuxième vice-président, fut nommé président du Jockey, et le duc de Guermantes resta sur le carreau, c’est-à-dire premier vice-président. Certes, être président du Jockey ne représente pas grand-chose à des princes de premier rang comme étaient les Guermantes. Mais ne pas l’être quand c’est votre tour, se voir préférer un Chaussepierre à la femme de qui Oriane, non seulement ne rendait pas son salut deux ans auparavant, mais allait jusqu’à se montrer offensée d’être saluée par cette chauve-souris inconnue, c’était dur pour le duc. Il prétendait être au-dessus de cet échec, assurant d’ailleurs que c’était à sa vieille amitié pour Swann qu’il le devait. En réalité, il ne décolérait pas. (Pris 40/32)
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Georg Baselitz – Portrait d’Elke – 1969
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Je fus obligé de dire à Bloch qu’il ne me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes en effet était morte, et c’est l’ex-madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée. « Tu te trompes, j’ai cherché dans le Gotha de cette année, me confessa naïvement Bloch, et j’ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l’hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu’il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Baux. » En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l’avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile, et maintenant celle-ci par un troisième mariage était princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l’Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant « la duchesse de Duras », comme si c’eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu’elle mourût Mme Verdurin, ce titre qu’on ne s’imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. « Faire parler d’elle », cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l’être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages, dans un sens ou dans l’autre, « disproportionnés ». Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c’était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, dans cette identité de titre, de nom, qui faisait qu’il y avait encore une princesse de Guermantes et qu’elle n’avait aucun rapport avec celle qui m’avait tant charmé et qui n’était plus là et qui était comme une morte sans défense à qui on l’eût volé, il y avait quelque chose d’aussi douloureux qu’à voir les objets qu’avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle, et dont une autre jouissait. (TR 955/261)
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Marcel Duchamp – La mariée – 1912
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Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l’intérieur d’un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural aussi débonnaire et familier qu’il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d’abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninivite, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim ; elle s’informait encore de la mienne, tandis qu’elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. Elle me demandait même l’heure à laquelle mes parents dînaient, comme si je l’avais encore sue, comme si le trouble qui me dominait avait laissé persister la sensation de l’inappétence ou de la faim, la notion du dîner ou l’image de la famille, dans ma mémoire vide et mon estomac paralysé. Malheureusement cette paralysie n’était que momentanée. Les gâteaux que je prenais sans m’en apercevoir, il viendrait un moment où il faudrait les digérer. Mais il était encore lointain. En attendant, Gilberte me faisait « mon thé ». J’en buvais indéfiniment, alors qu’une seule tasse m’empêchait de dormir pour vingt-quatre heures. Aussi ma mère avait-elle l’habitude de dire : « C’est ennuyeux, cet enfant ne peut aller chez les Swann sans rentrer malade. » Mais savais-je seulement quand j’étais chez les Swann que c’était du thé que je buvais ? L’eussé-je su que j’en eusse pris tout de même, car en admettant que j’eusse recouvré un instant le discernement du présent, cela ne m’eût pas rendu le souvenir du passé et la prévision de l’avenir. Mon imagination n’était pas capable d’aller jusqu’au temps lointain où je pourrais avoir l’idée de me coucher et le besoin du sommeil. (JF 506/77)
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Hans Hofmann – Table avec bouilloire à thé, vase vert et fleurs rouges – 1936
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Bien qu’on dise avec raison qu’il n’y a pas de progrès, pas de découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que chaque artiste recommençant pour son compte un effort individuel ne peut y être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il faut pourtant reconnaître que dans la mesure où l’art met en lumière certaines lois, une fois qu’une industrie les a vulgarisées, l’art antérieur perd rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts d’Elstir, nous avons connu ce qu’on appelle « d’admirables » photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra qu’elle s’applique d’ordinaire à quelque image singulière d’une chose connue, image différente de celles que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en nous rappelant une impression. Par exemple, telle de ces photographies « magnifiques » illustrera une loi de la perspective, nous montrera telle cathédrale que nous avons l’habitude de voir au milieu de la ville, prise au contraire d’un point choisi d’où elle aura l’air trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du fleuve d’où elle est en réalité distante. Or, l’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est fait une, l’avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l’art était le premier à les dévoiler. (JF 838/402)
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Francis Bacon – Etude de personnage dans un paysage – 1952
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C’est ainsi que Bloch, dont j’eusse tant aimé savoir ce qu’il pensait de mon article, ne m’écrivit pas. Il est vrai qu’il avait lu cet article et devait me l’avouer plus tard mais par un choc en retour. En effet il écrivit lui-même quelques années plus tard un article dans Le Figaro et désira immédiatement me signaler cet événement. Comme ce qu’il considérait comme un privilège lui était aussi échu, l’envie qui lui avait fait feindre d’ignorer mon article cessant comme un compresseur se soulève, il m’en parla, tout autrement qu’il désirait m’entendre parler du sien : « J’ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n’avais pas cru devoir t’en parler, craignant de t’être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c’en est une évidemment que d’écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des five o’clock, sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains écrivains qui quittent le maniérisme quand, ne faisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil ; mais elle était sans chaleur, car si l’aristocratie a certaines formules qui font palissades entre elles, entre le « Monsieur » du début et les « sentiments distingués » de la fin, des cris de joie, d’admiration, peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la palissade leur parfum adorant. Mais le conventionalisme bourgeois enserre l’intérieur même des lettres dans un réseau de « votre succès si légitime », au maximum « votre beau succès », des belles-soeurs, fidèles à l’éducation reçue et réservées dans leur corsage comme il faut, croient s’être épanchées dans le malheur ou l’enthousiasme si elles ont écrit « mes meilleures pensées ». (Fug 590/171)
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Pierre Bonnard – La palissade violette -1923
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Et pensant que, puisqu’il s’agissait de Swann dont les tendances si opposées avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait être qu’inoffensif pour celui qu’il visait et flatteur pour celui qui le laissait échapper dans une insinuation : « Je ne dis pas qu’autrefois au collège, une fois par hasard », dit le baron comme malgré lui et comme s’il pensait tout haut, puis se reprenant : « Mais il y a deux cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle ? vous m’embêtez », conclut-il en riant. « En tout cas il n’était pas joli, joli ! » dit Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les autres laids. « Taisez-vous, dit le baron, vous ne savez pas ce que vous dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il, en mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les amours. Du reste il est resté charmant. Il a été follement aimé des femmes. – Mais est-ce que vous avez connu la sienne ? – Mais voyons, c’est par moi qu’il l’a connue. Je l’avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu’elle jouait Miss Sacripant ; j’étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme, et bien que je n’eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde est méchant, que j’avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m’embêter, et j’avais cru m’en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d’orthographe, c’est moi qui faisais les lettres. Et puis c’est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c’est que d’avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne la méritais qu’à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu’avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un tel – ces hommes dont pour pas un seul le pauvre Swann n’avait rien su, aveuglé par la jalousie et par l’amour, tour à tour supputant les chances et croyant aux serments, plus affirmatifs qu’une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu’il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s’il avait récité la liste des rois de France. (Pris 299/287)
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André Masson – Constellation érotique – 1961
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Les relations avec une femme qu’on aime (et cela peut s’étendre à l’amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l’amour qu’elle inspire. Cette raison peut être que l’amoureux trop impatient par l’excès même de son amour ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d’indifférence le moment où il obtiendra ce qu’il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d’écrire à celle qu’il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris que si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé qu’elle peut se dispenser de donner davantage et profiter d’un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir où il veut à tout prix terminer la guerre en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations. D’ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l’amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l’affût d’une lettre, d’un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l’avait tourmenté d’abord mais qui s’est usé dans l’attente et a fait place à des besoins d’un autre ordre plus douloureux d’ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu’on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l’incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu’on croit qu’on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu’elles peuvent s’offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s’ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l’inguérissable désir qu’ils ont d’elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu’elle n’a d’habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l’auréole qu’ils mettent autour d’elle est aussi un produit, mais comme on voit fort indirect, de leur excessif amour. (Le temps retrouvé)
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Jean-Paul Riopelle – L’heure de souffrance – 1953
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Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre raison. Elle venait d’installer sa fille à table pour un succulent repas. Mais en m’entendant venir, voyant le temps lui manquer pour enlever les plats et disposer des aiguilles et du fil comme s’il s’agissait d’un ouvrage et non d’un souper : « Elle vient de prendre une cuillère de soupe, me dit Françoise, je l’ai forcée de sucer un peu de carcasse », pour diminuer ainsi jusqu’à rien le souper de sa fille, et comme si ç’avait été coupable qu’il fût copieux. Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la faute d’entrer dans la cuisine, Françoise faisait semblant qu’on eût fini et s’excusait même en disant : « J’avais voulu manger un morceau » ou « une bouchée ». Mais on était vite rassuré en voyant la multitude des plats qui couvraient la table et que Françoise, surprise par mon entrée soudaine, comme un malfaiteur qu’elle n’était pas, n’avait pas eu le temps de faire disparaître. Puis elle ajouta : « Allons, va te coucher, tu as assez travaillé comme cela aujourd’hui (car elle voulait que sa fille eût l’air non seulement de ne nous coûter rien, de vivre de privations, mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu ne fais qu’encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui attend de la visite. Allons, monte », reprit-elle, comme si elle était obligée d’user de son autorité pour envoyer coucher sa fille qui, du moment que le souper était raté, n’était plus là que pour la frime, et si j’étais resté cinq minutes encore, eût d’elle-même décampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français populaire et pourtant un peu individuel qui était le sien : « Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe la figure. » (SG 726/123)
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Moïse Kisling – Nature morte à l’œuf – 1933
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Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique, de la loi causale, dans le monde de la science et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d’une alliance de mots. La nature elle-même, à ce point de vue sur la voie de l’art, n’était-elle pas commencement d’art, elle qui souvent ne m’avait permis de connaître la beauté d’une chose que longtemps après dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau. Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu’il n’y a pas eu cela il n’y a rien eu. (TR 889/195)
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Juan Gris – Le moulin à café – 1916
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Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps ; c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. (TR 906/212)
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Picasso – L’homme au casque d’or (Rembrand) – 1969
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Puis M. de Charlus fit un pas hors de la boutique. « Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe ! – Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron. Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et demandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un coeur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondément l’amour-propre, et se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! » (SG 609/11)
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Jean Metzinger – Le Cycliste – 1912
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Entre la couleur grise et douce d’une campagne matinale et le goût d’une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l’originalité de la vie physique, intellectuelle et morale que j’avais apportée environ une année auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue d’une colline pelée – toujours présente même quand elle était invisible – formait en moi une série de plaisirs entièrement distincte de tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient, les caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que j’aurais pu raconter. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m’avait plongé était un monde déjà connu de moi (ce qui ne lui donnait que plus de vérité), et oublié depuis quelque temps (ce qui lui rendait toute sa fraîcheur). Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de brume que ma mémoire avait acquis, notamment des « Matin à Doncières », soit le premier jour au quartier, soit une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m’avait emmené passer vingt-quatre heures : de la fenêtre dont j’avais soulevé les rideaux à l’aube, avant de me recoucher, dans le premier un cavalier, dans le second (à la mince lisière d’un étang et d’un bois dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume) un cocher en train d’astiquer une courroie, m’étaient apparus comme ces rares personnages, à peine distincts pour l’oeil obligé de s’adapter au vague mystérieux des pénombres, qui émergent d’une fresque effacée. (Guer 346/335)
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Zao Wou Ki – 1992
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Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Du reste il n’était pas très content que Cottard fît rire de lui devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d’une façon intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement fait s’il eût été seul avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau sur l’habileté du maître disparu.
« Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! on ne pourrait pas dire si c’est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca !
— Et un font douze », s’écria trop tard le docteur dont personne ne comprit l’interruption.
« Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de découvrir le truc que dans La Ronde ou Les Régentes et c’est encore plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure. »
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de beauté :
« Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle (éclatant tout à fait de rire) : c’en est malhonnête ! » Et s’arrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu’il tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta : « Et c’est si loyal ! »
Sauf au moment où il avait dit : « plus fort que La Ronde », blasphème qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait La Ronde pour le plus grand chef-d’oeuvre de l’univers avec la Neuvième et la Samothrace, et à : « fait avec du caca », qui avait fait jeter à Forcheville un coup d’oeil circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le peintre des regards fascinés par l’admiration. (Swann 254/360)
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Yves Klein – La Victoire de Samothrace 1962
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Je lui dis mon admiration pour ce pays. « Ah ! tant mieux, et vous n’avez rien vu, nous vous le montrerons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter quelques semaines ici ? l’air est excellent. » Brichot craignait que sa poignée de main n’eût pas été comprise. « Hé bien ! ce pauvre Dechambre ! » dit-il, mais à mi-voix, dans la crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin. « C’est affreux, répondit allégrement M. Verdurin. – Si jeune », reprit Brichot. Agacé de s’attarder à ces inutilités, M. Verdurin répliqua d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non de chagrin, mais d’impatience irritée : « Hé bien oui, mais qu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas ? » Et la douceur lui revenant avec la jovialité : « Allons, mon brave Brichot, posez vite vos affaires. Nous avons une bouillabaisse qui n’attend pas. Surtout, au nom du ciel, n’allez pas parler de Dechambre à Mme Verdurin ! Vous savez qu’elle cache beaucoup ce qu’elle ressent, mais elle a une véritable maladie de la sensibilité. Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré », dit M. Verdurin d’un ton profondément ironique. À l’entendre on aurait dit qu’il fallait une espèce de démence pour regretter un ami de trente ans, et d’autre part on devinait que l’union perpétuelle de M. Verdurin avec sa femme n’allait pas, de la part de celui-ci, sans qu’il la jugeât toujours et qu’elle l’agaçât souvent. « Si vous lui en parlez elle va encore se rendre malade. C’est déplorable, trois semaines après sa bronchite. Dans ces cas-là c’est moi qui suis le garde-malade. Vous comprenez que je sors d’en prendre. Affligez-vous sur le sort de Dechambre dans votre cœur tant que vous voudrez. Pensez-y, mais n’en parlez pas. J’aimais bien Dechambre, mais vous ne pouvez pas m’en vouloir d’aimer encore plus ma femme. Tenez, voilà Cottard, vous allez pouvoir lui demander. » Et en effet, il savait qu’un médecin de la famille sait rendre bien des petits services, comme de prescrire par exemple qu’il ne faut pas avoir de chagrin.
Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Bouleversez-vous comme ça et vous me ferez demain 39 de fièvre », comme il aurait dit à la cuisinière : « Vous me ferez demain du ris de veau. » La médecine, faute de guérir, s’occupe à changer le sens des verbes et des pronoms. (SG 899/292)
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Tamara de Lempicka – Poissons – 1958
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J’allais traverser le fumoir et parler à Swann quand malheureusement une main s’abattit sur mon épaule : « Bonjour, mon petit, je suis à Paris pour quarante-huit heures. J’ai passé chez toi, on m’a dit que tu étais ici, de sorte que c’est toi qui vaux à ma tante l’honneur de ma présence à sa fête. » C’était Saint-Loup. Je lui dis combien je trouvais la demeure belle. « Oui, ça fait assez monument historique. Moi, je trouve ça assommant. Ne nous mettons pas près de mon oncle Palamède, sans cela nous allons être happés. Comme Mme Molé (car c’est elle qui tient la corde en ce moment) vient de partir, il est tout désemparé. Il paraît que c’était un vrai spectacle, il ne l’a pas quittée d’un pas, il ne l’a laissée que quand il l’a eu mise en voiture. Je n’en veux pas à mon oncle, seulement je trouve drôle que mon conseil de famille, qui s’est toujours montré si sévère pour moi, soit composé précisément des parents qui ont le plus fait la bombe, à commencer par le plus noceur de tous, mon oncle Charlus, qui est mon subrogé tuteur, qui a eu autant de femmes que don Juan et qui à son âge ne dételle pas. Il a été question à un moment qu’on me nomme un conseil judiciaire. Je pense que quand tous ces vieux marcheurs se réunissaient pour examiner la question et me faisaient venir pour me faire de la morale et me dire que je faisais de la peine à ma mère, ils ne devaient pas pouvoir se regarder sans rire. Tu examineras la composition du conseil, on a l’air d’avoir choisi exprès ceux qui ont le plus retroussé de jupons. » En mettant à part M. de Charlus au sujet duquel l’étonnement de mon ami ne me paraissait pas plus justifié, mais pour d’autres raisons et qui devaient d’ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Robert avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagesse fussent données à un jeune homme par des parents qui ont fait les fous, ou le font encore. (SG 691/90)
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Wilfredo Lam – Nus féminin – 1936
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La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait, pour qu’ils se jetassent sur elle, que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif ! » Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon.
Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l’ombre par le passage de M. de Charlus et se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit par l’incohérence de la démarche l’imminence probable d’un accès, se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d’un soutien, ou redoutée comme celle d’un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait peut-être à l’écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l’événement dont on ne sait si l’on doit s’écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu’il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus ces diverses positions divergentes, signe d’un incident possible dont je n’étais pas bien sûr s’il souhaitait ou redoutait que ma présence l’empêchât de se produire, étaient, comme par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même qui marchait fort droit mais par tout un cercle de figurants. (TR 799/106)
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Sam Francis 331 – Sans titre – Lithographie – 1988
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« Je me demande si ce serait pas “eusse” qui ont leur château à Guermantes, à dix lieues de Combray, alors ça doit être parent aussi à leur cousine d’Alger. » Nous nous demandâmes longtemps ma mère et moi qui pouvait être cette cousine d’Alger, mais nous comprîmes enfin que Françoise entendait par le nom d’Alger la ville d’Angers. Ce qui est lointain peut nous être plus connu que ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom d’Alger à cause d’affreuses dattes que nous recevions au jour de l’An, ignorait celui d’Angers. Son langage, comme la langue française elle-même, et surtout sa toponymie, était parsemé d’erreurs. « Je voulais en causer à leur maître d’hôtel. – Comment donc qu’on lui dit ? » s’interrompit-elle, comme se posant une question de protocole ; elle se répondit à elle-même : « Ah oui ! c’est Antoine qu’on lui dit », comme si Antoine avait été un titre. « C’est lui qu’aurait pu m’en dire, mais c’est un vrai seigneur, un grand pédant, on dirait qu’on lui a coupé la langue ou qu’il a oublié d’apprendre à parler. Il ne vous fait même pas réponse quand on lui cause », ajoutait Françoise qui disait « faire réponse », comme Mme de Sévigné. « Mais, ajouta-t-elle sans sincérité, du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m’occupe pas de celle des autres. En tout cas, tout ça n’est pas catholique. Et puis c’est pas un homme courageux (cette appréciation aurait pu faire croire que Françoise avait changé d’avis sur la bravoure qui, selon elle, à Combray, ravalait les hommes aux animaux féroces, mais il n’en était rien. Courageux signifiait seulement travailleur). On dit aussi qu’il est voleur comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les employés partent, rapport à la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tête à la duchesse. (Guer 23/17)
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Picasso – Les femmes d’Alger version 0 – 1955
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Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts, allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents ! Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s’ouvrît ainsi. Le site qu’ils me rappelaient, il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand-mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je le pressentais, comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu m’avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d’herbe que j’avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensée et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace ? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie. (JF 717/285)
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Auguste Herbin – Les trois arbres – 1913
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Quant à M. de Charlus, à qui la société où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, des exemples différents, d’autres arabesques d’amabilité, et enfin la maxime qu’on doit savoir dans certains cas, pour de simples petits bourgeois, mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rares et habituellement gardées en réserve, c’est en se trémoussant, avec mièvrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi et gêné ses dandinements, qu’il se dirigea vers Mme Verdurin, avec un air si flatté et si honoré qu’on eût dit qu’être présenté chez elle était pour lui une suprême faveur. Son visage à demi incliné, où la satisfaction le disputait au comme il faut, se plissait de petites rides d’affabilité. On aurait cru voir s’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce moment la femme qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pour la dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine, née celle-là non de l’hérédité, mais de la vie individuelle. Et comme il arrivait peu à peu à penser, même les choses sociales, au féminin, et cela sans s’en apercevoir, car ce n’est pas qu’à force de mentir aux autres, mais aussi de se mentir à soi-même, qu’on cesse de s’apercevoir qu’on ment, bien qu’il eût demandé à son corps de rendre manifeste (au moment où il entrait chez les Verdurin) toute la courtoisie d’un grand seigneur, ce corps, qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cessé d’entendre, déploya, au point que le baron eût mérité l’épithète de lady-like, toutes les séductions d’une grande dame. Au reste, peut-on séparer entièrement l’aspect de M. de Charlus du fait que les fils, n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle, même sans être invertis et en recherchant des femmes, consomment dans leur visage la profanation de leur mère « Mais laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées. (SG 907/299)
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Magritte – Femme – 1923
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Certes, je ne m’étais jamais dissimulé que je ne savais pas écouter ni, dès que je n’étais plus seul, regarder. Une vieille femme ne montrait à mes yeux aucune espèce de collier de perles et ce qu’on en disait n’entrait pas dans mes oreilles. Tout de même, ces êtres-là je les avais connus dans la vie quotidienne, j’avais souvent dîné avec eux, c’était les Verdurin, c’était le duc de Guermantes, c’était les Cottard, chacun d’eux m’avait paru aussi commun qu’à ma grand-mère ce Basin dont elle ne se doutait guère qu’il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent, chacun d’eux m’avait semblé insipide ; je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé…
Et que tout cela fasse un astre dans la nuit !
Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu’avaient pu faire naître en moi contre la littérature les pages de Goncourt lues la veille de mon départ de Tansonville. Même en mettant de côté l’indice individuel de naïveté qui est frappant chez ce mémorialiste, je pouvais d’ailleurs me rassurer à divers points de vue. D’abord en ce qui me concernait personnellement, mon incapacité de regarder et d’écouter, que le journal cité avait si péniblement illustrée pour moi, n’était pourtant pas totale. Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. (TR 718/24)
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Pierre Alechinsky – Astres et Désastres – Lithographie 1970
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Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du « monde », des gens qui ne l’ont pas directement perçue, par un milieu dont la perméabilité varie à l’infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l’expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines répandues il s’en trouverait bien une qui lèverait) s’est trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloigné de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire jamais prononcée par nous et formée en route par l’imparfaite réfraction d’une parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s’arrêtât, à des distances infinies — en l’espèce jusque chez la princesse de Guermantes — et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer l’hilarité jusque dans une autre planète, et l’image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu’à un dessin quelque décalque raté, où tantôt au trait noir correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n’a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. (Guer 271/262)
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Jackson Pollock – Galaxie – 1947
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Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement et que nous composons à l’aide d’idées qui ne se montrent pas mais sont agissantes, de même que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta. Encore ne s’agissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guère. En était-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusqu’à quel désespoir cela pourrait-il me mener un jour, s’il en était de même dans l’amour ? C’était le secret de l’avenir. Alors, il ne s’agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu’elle avait dit à Jupien ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être pour qu’on ne prît pas la nièce de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l’impossibilité de savoir d’une manière directe et certaine si Françoise m’aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille), mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l’amour. (Guer 66/60)
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Jean Fautrier – Les Arbres – 1928
Musée d’Art Moderne – Paris
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Comme on l’avait vue à côté de Mme Zola, tout aux pieds du tribunal, aux séances de la Cour d’assises, quand l’humanité nouvelle, acclamatrice des ballets russes, se pressa à l’Opéra, ornée d’aigrettes inconnues, toujours on voyait dans une première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletieff. Et comme après les émotions du Palais de Justice on avait été le soir chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori et surtout apprendre les dernières nouvelles, savoir ce qu’on pouvait espérer de Zurlinden, de Loubet, du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à aller se coucher après l’enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou les danses du Prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où, présidés par la princesse Yourbeletieff et par la Patronne, des soupers exquis réunissaient chaque soir les danseurs qui n’avaient pas dîné pour être plus bondissants, leur directeur, leurs décorateurs, les grands compositeurs Igor Stravinski et Richard Strauss, petit noyau immuable autour duquel, comme aux soupers de M. et Mme Helvétius, les plus grandes dames de Paris et des altesses étrangères ne dédaignèrent pas de se mêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession d’avoir du goût et faisaient entre les ballets russes des distinctions oiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose de plus « fin » que celle de Shéhérazade, qu’ils n’étaient pas loin de faire relever de l’art nègre, étaient enchantés de voir de près ces grands rénovateurs du goût, du théâtre, qui, dans un art peut-être un peu plus factice que la peinture, firent une révolution aussi profonde que l’impressionnisme. (Pris 237/225)
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Costume de Léon Bakst – Ballets Russes
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Monsieur », me dit-il, en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus impertinents d’une double paire de consonnes, « l’entretien que j’ai condescendu à vous accorder, à la prière d’une personne qui désire que je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne vous cacherai pas que j’avais espéré mieux ; je forcerais peut-être un peu le sens des mots, ce qu’on ne doit pas faire, même avec qui ignore leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que j’avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que “bienveillance”, dans son sens le plus efficacement protecteur, n’excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle incartade M. de Charlus s’était séparé de moi à Balbec, j’esquissai un geste de dénégation. « Comment ? s’écria-t-il avec colère (et en effet son visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante surface habituelle, mille serpents d’écume et de bave), vous prétendez que vous n’avez pas reçu mon message – presque une déclaration – d’avoir à vous souvenir de moi ? Qu’y avait-il comme décoration autour du livre que je vous fis parvenir ?
— De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
— Ah ! répondit-il d’un air méprisant, les jeunes Français connaissent peu les chefs-d’oeuvre de notre pays. Que dirait-on d’un jeune Berlinois qui ne connaîtrait pas La Walkyrie ? Il faut d’ailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-œuvre-là, vous m’avez dit que vous aviez passé deux heures devant. (Guer 554/536)
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Léopold Survage – Serpent – 1939
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Les données de la vie ne comptent pas pour l’artiste, elles ne sont pour lui qu’une occasion de mettre à nu son génie. On sent bien à voir les uns à côté des autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que ce sont avant tout des Elstir. Seulement, après cette marée montante du génie qui recouvre la vie, quand le cerveau se fatigue, peu à peu l’équilibre se rompt, et comme un fleuve qui reprend son cours après le contre-flux d’une grande marée, c’est la vie qui reprend le dessus. Or, pendant que durait la première période, l’artiste a peu à peu dégagé la loi, la formule de son don inconscient. Il sait quelles situations s’il est romancier, quels paysages s’il est peintre, lui fournissent la matière, indifférente en soi, mais nécessaire à ses recherches comme serait un laboratoire ou un atelier. Il sait qu’il a fait ses chefs-d’oeuvre avec des effets de lumière atténuée, avec des remords modifiant l’idée d’une faute, avec des femmes posées sous les arbres ou à demi plongées dans l’eau comme des statues. Un jour viendra où par l’usure de son cerveau, il n’aura plus devant ces matériaux dont se servait son génie, la force de faire l’effort intellectuel qui seul peut produire l’oeuvre et continuera pourtant à les rechercher, heureux de se trouver près d’eux à cause du plaisir spirituel, amorce du travail, qu’ils éveillent en lui ; et les entourant d’ailleurs d’une sorte de superstition comme s’ils étaient supérieurs à autre chose, si en eux résidait déjà une bonne part de l’oeuvre d’art qu’ils porteraient en quelque sorte toute faite, il n’ira pas plus loin que la fréquentation, l’adoration des modèles. Il causera indéfiniment avec des criminels repentis, dont les remords, la régénération a fait jadis l’objet de ses romans ; il achètera une maison de campagne dans un pays où la brume atténue la lumière ; il passera de longues heures à regarder des femmes se baigner ; il collectionnera les belles étoffes. Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de signification, stade situé en deçà de l’art et auquel j’avais vu s’arrêter Swann, était celui où par ralentissement du génie créateur, idolâtrie des formes qui l’avaient favorisé, désir du moindre effort, devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir. (JF 851/415)
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Hans Hofmann – Logique de génie -1963
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Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au nôtre délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d’entrer chez ma grand-tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait : « Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu m’entendes dire : “Bonjour Françoise” ; en même temps je te toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-nous dans l’obscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans l’ombre, sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide et fragile comme s’il avait été de sucre filé, les remous concentriques d’un sourire de reconnaissance anticipé. C’était Françoise, immobile et debout dans l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l’amour désintéressé de l’humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu’exaltait dans les meilleures régions de son coeur l’espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disait d’une voix forte : « Bonjour, Françoise. » À ce signal mes doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise, nous étions ses préférés, elle avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre les membres d’une famille la circulation d’un même sang, autant de respect qu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses maîtres habituels. 5Swann 52/110)
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Norman Rockwell – Bonne Année 1945
Charbon et encre sur papier
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Qu’est-ce que vous faites là, dans cette pose de chien couchant ? lui demanda M. Verdurin. — J’attendais qu’une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse prendre mon pardessus et me donner un numéro. — Qu’est-ce que vous dites ? demanda d’un air sévère M. Verdurin : « qui surveillent aux vêtements ». Est-ce que vous devenez gâteux ? on dit : « surveiller les vêtements », s’il vous faut apprendre le français comme aux gens qui ont eu une attaque. — Surveiller à quelque chose est la vraie forme, murmura Saniette d’une voix entrecoupée ; l’abbé Le Batteux… — Vous m’agacez, vous, cria M. Verdurin d’une voix terrible. Comme vous soufflez ! Est-ce que vous venez de monter six étages ? » La grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire firent passer d’autres personnes avant Saniette et, quand il voulut tendre ses affaires, lui répondirent : « Chacun son tour, monsieur, ne soyez pas si pressé. » « Voilà des hommes d’ordre, voilà des compétences. Très bien, mes braves », dit, avec un sourire de sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions à faire passer Saniette après tout le monde. « Venez, dit-il, cet animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d’air. Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements ! reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile ! — Il donne dans la préciosité, ce n’est pas un mauvais garçon, dit Brichot. — Je n’ai pas dit que c’était un mauvais garçon, j’ai dit que c’était un imbécile », riposta avec aigreur M. Verdurin. (Pris 228/216)
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Tamara de Lempicka – Portrait de l’homme au pardessus – 1928
Musée Pompidou
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La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me semblait devoir être merveilleuse, et souvent les vitres éclairées de quelque demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les scènes véridiques et mystérieuses d’existences où je ne pénétrais pas. Ici le génie du feu me montrait en un tableau empourpré la taverne d’un marchand de marrons où deux sous-officiers, leurs ceinturons posés sur des chaises, jouaient aux cartes sans se douter qu’un magicien les faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de théâtre, et les évoquait tels qu’ils étaient effectivement à cette minute même, aux yeux d’un passant arrêté qu’ils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant contre l’ombre, la clarté de la grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de paillettes étincelantes, sur des tableaux qui n’étaient que de mauvaises copies déposait une dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis d’un maître, et faisait enfin de ce taudis où il n’y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusqu’à quelque vaste appartement ancien dont les volets n’étaient pas fermés et où des hommes et des femmes amphibies, se réadaptant chaque soir à vivre dans un autre élément que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, à la tombée de la nuit, sourd incessamment du réservoir des lampes pour remplir les chambres jusqu’au bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en déplaçant leurs corps, des remous onctueux et dorés. (Guer 96/89)
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Mark Rothko – Intérieur – 1936
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Mais, par un raffinement d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette prairie était tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se soutenir tout seul sur d’impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu’en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient. Puis on passait et rien n’interrompait plus l’hygiénique et monotone piétinement rustique dans l’obscurité. (TR 736/42)
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Joan Mitchell Diabolo – Neige et fleurs – 1969
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Puis le genre d’esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal d’une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait qu’elle mettait une sorte d’élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu’on mangeait ou de la partie de cartes qu’on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu’au mystère. Si Mme de Guermantes lui demandait s’il lui ferait plaisir d’être invité avec tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l’heure dite. La duchesse parlait au poète du temps qu’il faisait. On passait à table. « Aimez-vous cette façon de faire les oeufs ? » demandait-elle au poète. Devant son assentiment, qu’elle partageait, car tout ce qui était chez elle lui paraissait exquis, jusqu’à un cidre affreux qu’elle faisait venir de Guermantes : « Redonnez des oeufs à Monsieur », ordonnait-elle au maître d’hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce qu’avaient sûrement eu l’intention de se dire, puisqu’ils avaient arrangé de se voir malgré mille difficultés avant le départ du poète, celui-ci et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l’occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l’air de se rappeler qu’il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann m’avait donné l’avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était simplement de bon ton. (Guer 207/199)
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Bernard Buffet – Homme à l’œuf au plat – 1947
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Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots que j’avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que c’était peu élégant, j’éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme n’était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La princesse revint vers moi. « Oh ! quelle bonne idée, s’écria-t-elle, comme c’est pratique ! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle à sa dame d’honneur, tandis que l’ironie des valets se changeait en respect et que les invités s’empressaient autour de moi pour s’enquérir où j’avais pu trouver ces merveilles. « Grâce à cela, vous n’aurez rien à craindre, même s’il reneige et si vous allez loin ; il n’y a plus de saison, me dit la princesse.
— Oh ! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer, interrompit la dame d’honneur d’un air fin, il ne reneigera pas.
— Qu’en savez-vous, Madame ? » demanda aigrement l’excellente princesse de Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d’honneur.
« Je peux l’affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c’est matériellement impossible.
— Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela : on a jeté du sel ! »
La naïve dame ne s’aperçut pas de la colère de la princesse et de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de l’amiral Jurien de La Gravière : « D’ailleurs qu’importe ? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »
Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l’affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques. (Guer 546/529)
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Jean-Paul Riopelle – Neige d’Automne -1956
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Oh ! ce n’est ce soir qu’une petite répétition. La grande machine doit avoir lieu dans quelques jours. Mais ce sera bien plus élégant aujourd’hui. Aussi nous sommes ravis que vous soyez venu, dit-il, en employant ce nous, sans doute parce que le roi dit : nous voulons. À cause du magnifique programme, j’ai conseillé à Mme Verdurin d’avoir deux fêtes. L’une dans quelques jours où elle aura toutes ses relations, l’autre ce soir, où la Patronne est, comme on dit en termes de justice, dessaisie. C’est moi qui ai fait les invitations et j’ai convoqué quelques personnes agréables d’un autre milieu, qui peuvent être utiles à Charlie et qu’il sera agréable pour les Verdurin de connaître. N’est-ce pas, c’est très bien de faire jouer les choses les plus belles avec les plus grands artistes, mais la manifestation reste étouffée comme dans du coton, si le public est composé de la mercière d’en face et de l’épicier du coin. Vous savez ce que je pense du niveau intellectuel des gens du monde, mais ils peuvent jouer certains rôles assez importants, entre autres le rôle dévolu pour les événements publics à la presse et qui est d’être un organe de divulgation. Vous comprenez ce que je veux dire, j’ai par exemple invité ma belle-soeur Oriane ; il n’est pas certain qu’elle vienne, mais il est certain en revanche, si elle vient, qu’elle ne comprendra absolument rien. Mais on ne lui demande pas de comprendre, ce qui est au-dessus de ses moyens, mais de parler, ce qui y est approprié admirablement et ce dont elle ne se fait pas faute. Conséquence : dès demain, au lieu du silence de la mercière et de l’épicier, conversation animée chez les Mortemart où Oriane raconte qu’elle a entendu des choses merveilleuses, qu’un certain Morel, etc., rage indescriptible des personnes non conviées qui diront : “Palamède avait sans doute jugé que nous étions indignes . (Pris 219/208)
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Juan Gris – Composition au violon – 1924
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Il essayait de s’accrocher au pilier de pierre qui était devant lui, mais n’y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout. Il consulta les médecins qui, flattés d’être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu’il n’avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien), de profiter davantage du soleil « indispensable à la vie » (il n’avait dû quelques années de mieux relatif qu’à sa claustration chez lui), de s’alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses cauchemars). Un de ses médecins étant doué de l’esprit de contradiction et de taquinerie, dès que Bergotte, le voyant en l’absence des autres et pour ne pas le froisser, lui soumettait comme des idées de lui ce que les autres lui avaient conseillé, le médecin contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faire ordonner quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt, et souvent avec des raisons fabriquées si vite pour les besoins de la cause que devant l’évidence des objections matérielles que faisait Bergotte, le docteur contredisant était obligé dans la même phrase de se contredire lui-même, mais pour des raisons nouvelles, renforçait la même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers médecins, homme qui se piquait d’esprit, surtout devant un des maîtres de la plume et qui, si Bergotte insinuait : « Il me semble pourtant que le docteur X m’avait dit – autrefois bien entendu – que cela pouvait me congestionner le rein et le cerveau… », souriait malicieusement, levait le doigt et prononçait : « J’ai dit user, je n’ai pas dit abuser ». (Pris 185/174)
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Francis Picabia – Portrait d’un docteur – 1935/38
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Le vieux duc ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées chez Odette. Mais aujourd’hui, comme elle-même s’était rendue à la matinée de la princesse de Guermantes, il était venu un instant pour la voir, malgré l’ennui de rencontrer sa femme. Je ne l’eusse sans doute pas reconnu, si la duchesse quelques instants plus tôt ne me l’eût clairement désigné en allant jusqu’à lui. Il n’était plus qu’une ruine, mais superbe, et plus encore qu’une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure effritée comme un bloc gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d’orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu’autrefois, non seulement à cause de ce qu’elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce que à l’expression de finesse et d’enjouement, avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s’en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l’être comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa chevelure moins épaisse, venaient souffleter de leur écume, le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l’approche de la tempête où tout va sombrer, donnent aux roches qui avaient été jusque-là d’une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques et empruntées à la palette, de l’éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort. (TR 1017/322)
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Jackson Pollock – Full Fathon Five – 1947
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Par exemple, en voyage, à l’hôtel, M. Nissim Bernard, comme aurait pu faire M. Bloch le père, se faisait apporter tous ses journaux par son valet de chambre dans la salle à manger, au milieu du déjeuner, quand tout le monde était réuni pour qu’on vît bien qu’il voyageait avec un valet de chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l’hôtel, l’oncle disait, ce que le neveu n’eût jamais fait, qu’il était sénateur. Il avait beau être certain qu’on apprendrait un jour que le titre était usurpé, il ne pouvait au moment même résister au besoin de se le donner. M. Bloch souffrait beaucoup des mensonges de son oncle et de tous les ennuis qu’ils lui causaient. « Ne faites pas attention, il est extrêmement blagueur », dit-il à mi-voix à Saint-Loup qui n’en fut que plus intéressé étant très curieux de la psychologie des menteurs. « Plus menteur encore que l’Ithakèsien Odysseus qu’Athénè appelait pourtant le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Bloch. – Ah ! par exemple ! s’écria M. Nissim Bernard, si je m’attendais à dîner avec le fils de mon ami ! Mais j’ai à Paris chez moi, une photographie de votre père et combien de lettres de lui. Il m’appelait toujours “mon oncle”, on n’a jamais su pourquoi. C’était un homme charmant, étincelant. Je me rappelle un dîner chez moi, à Nice, où il y avait Sardou, Labiche, Augier… – Molière, Racine, Corneille, continua ironiquement M. Bloch le père, dont le fils acheva l’énumération en ajoutant : Plaute, Ménandre, Kalidasa. » M. Nissim Bernard, blessé, arrêta brusquement son récit et, se privant ascétiquement d’un grand plaisir, resta muet jusqu’à la fin du dîner.
« Saint-Loup au casque d’airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l’illustre sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin rouge. » (JF 775/341)
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Picasso – Ulysse et les sirènes – 1947
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Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune qui, à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu’il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n’étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s’étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou ; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que « sa demoiselle », prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu’à neuf heures et demie du soir, sans un jour de repos. Dans ce livre, où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage « à clefs », où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière. (TR 845/152)
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Juan Gris – Homme au café – 1912
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Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune qui, à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu’il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n’étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s’étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou ; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que « sa demoiselle », prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu’à neuf heures et demie du soir, sans un jour de repos. Dans ce livre, où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage « à clefs », où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière. (TR 845/152)
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Juan Gris – Homme au café – 1912
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Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait apercevoir que l’oeuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l’oeuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation. Elle ne l’aurait pas pu en ce sens que la littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l’aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l’embryon d’une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qu’amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d’elle ignoreraient, comme ceux qui mangent les graines alimentaires, que les riches substances qu’elles contiennent ont été faites pour leur nourriture, avaient d’abord nourri la graine et permis sa maturation.
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Wilfredo Lam – Votre propre vie – 1948
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Comme elle finissait cette phrase la porte s’ouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine n’eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-être Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, étant à écouter à la porte ou même à regarder par le trou de la serrure. Mais je n’avais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dédaigner de s’assurer par les yeux de ce que son instinct avait dû suffisamment flairer, car à force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, l’attention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire qu’a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le médecin, du moins souvent le malade. Tout ce qu’elle arrivait à savoir aurait pu stupéfier à aussi bon droit que l’état avancé de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls d’information qu’ils possédaient (les siens n’étaient pas plus nombreux ; c’était quelques propos, formant à peine le vingtième de notre conversation à dîner, recueillis à la volée par le maître d’hôtel et inexactement transmis à l’office). Encore ses erreurs tenaient-elles plutôt, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, à une fausse conception du monde et à des idées préconçues qu’à l’insuffisance des ressources matérielles. C’est ainsi que de nos jours encore les plus grandes découvertes dans les mœurs des insectes ont pu être faites par un savant qui ne disposait d’aucun laboratoire, de nul appareil. (Guer 358/347)
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Lucio Fontana – Concept spatial – 1962
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Nous avons tous eu, au cours d’une indisposition, notre petite crise d’albumine que notre médecin s’est empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins, que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille fois que tous les microbes, l’idée qu’on est malade. Une telle croyance, puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité particulière chez les nerveux. Dites-leur qu’une fenêtre fermée est ouverte dans leur dos, ils commencent à éternuer ; faites-leur croire que vous avez mis de la magnésie dans leur potage, ils seront pris de coliques ; que leur café était plus fort que d’habitude, ils ne fermeront pas l’œil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu’il ne m’a pas suffi de voir vos yeux, d’entendre seulement la façon dont vous vous exprimez, que dis-je ? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous ressemblent tant, pour connaître à qui j’avais affaire ?
(Guer 303/292)
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Picasso – Fenêtre ouverte sur la rue de Penthièvre – 1920
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Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore. « Je veux prendre un bon baiser, Albertine. — Tant que vous voudrez », me dit-elle avec toute sa bonté. Je ne l’avais jamais vue aussi jolie. « Encore un ? — Mais vous savez que ça me fait un grand, grand plaisir. — Et à moi encore mille fois plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille que vous avez là ! — Prenez-le, je vous le donne en souvenir. — Vous êtes trop gentil… » On serait à jamais guéri du romanesque si l’on voulait, pour penser à celle qu’on aime, tâcher d’être celui qu’on sera quand on ne l’aimera plus. Le portefeuille, la bille d’agate de Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis son importance que d’un état purement inférieur, puisque maintenant c’était pour moi un portefeuille, une bille quelconques.
Je demandai à Albertine si elle voulait boire. « Il me semble que je vois là des oranges et de l’eau, me dit-elle. Ce sera parfait. » Je pus goûter ainsi, avec ses baisers, cette fraîcheur qui me paraissait supérieure à eux chez la princesse de Guermantes. Et l’orange pressée dans l’eau semblait me livrer, au fur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrissement, son action heureuse contre certains états de ce corps humain qui appartient à un règne si différent, son impuissance à le faire vivre, mais en revanche les jeux d’arrosage par où elle pouvait lui être favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à ma sensation, nullement à mon intelligence. (SG 738/135)
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Henri Matisse – Nature morte aux oranges II – 1899
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Sans doute Françoise ne négligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de l’attitude par exemple. Comme (si elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu’elle crût) elle admettait sans l’ombre d’un doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en même temps choquer nos idées, autant sa manière d’écouter nos assertions témoignait de son incrédulité, autant l’accent avec lequel elle rapportait (car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunité) le récit d’une cuisinière qui lui avait raconté qu’elle avait menacé ses maîtres et, en les traitant devant tout le monde de « fumier », en avait obtenu mille faveurs, montrait que c’était pour elle parole d’Évangile. Françoise ajoutait même : « Moi, si j’avais été patronne, je me serais trouvée vexée. » Nous avions beau, malgré notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatrième, hausser les épaules, comme à une fable invraisemblable, à ce récit d’un si mauvais exemple, en le faisant, le ton de la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exaspérante affirmation.
Mais surtout, comme les écrivains arrivent souvent à une puissance de concentration dont les eût dispensés le régime de la liberté politique ou de l’anarchie littéraire, quand ils sont ligotés par la tyrannie d’un monarque ou d’une poétique, par les sévérités des règles prosodiques ou d’une religion d’État, ainsi Françoise, ne pouvant nous répondre d’une façon explicite, parlait comme Tirésias et eût écrit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce qu’elle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu’une phrase même, dans un silence, dans la manière dont elle plaçait un objet. (Guer 349/348)
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Le Corbusier – Menace – 1938
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Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c’était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l’enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l’air d’écouter les vers pour son propre plaisir, d’avoir eu l’envie qu’on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu’il y eût par hasard là cinq cents personnes, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir. Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d’amour-propre, car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : « Vous avez vu ? », faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l’actrice, et qu’elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s’écriant : « C’est admirable ! » au beau milieu du poème, qu’elle crut peut-être terminé. Plus d’un invité tint alors à souligner cette exclamation d’un regard approbateur et d’une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. (TR 1000/306)
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Chaïm Soutine – La vieille actrice – 1922
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Mais les demoiselles Bloch et leur frère rougirent jusqu’aux oreilles tant ils furent impressionnés quand Bloch père, pour se montrer royal jusqu’au bout envers les deux « labadens » de son fils, donna l’ordre d’apporter du champagne et annonça négligemment que pour nous « régaler », il avait fait prendre trois fauteuils pour la représentation qu’une troupe d’opéra-comique donnait le soir même au Casino. Il regrettait de n’avoir pu avoir de loge. Elles étaient toutes prises. D’ailleurs il les avait souvent expérimentées, on était mieux à l’orchestre. Seulement, si le défaut de son fils, c’est-à-dire ce que son fils croyait invisible aux autres, était la grossièreté, celui du père était l’avarice. Aussi, c’est dans une carafe qu’il fit servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de fauteuils d’orchestre il avait fait prendre des parterres qui coûtaient moitié moins, miraculeusement persuadé par l’intervention divine de son défaut que ni à table, ni au théâtre (où toutes les loges étaient vides) on ne s’apercevrait de la différence. Quand M. Bloch nous eut laissé tremper nos lèvres dans des coupes plates que son fils décorait du nom de « cratères aux flancs profondément creusés », il nous fit admirer un tableau qu’il aimait tant qu’il l’apportait avec lui à Balbec. Il nous dit que c’était un Rubens. Saint-Loup lui demanda naïvement s’il était signé. M. Bloch répondit en rougissant qu’il avait fait couper la signature à cause du cadre, ce qui n’avait pas d’importance, puisqu’il ne voulait pas le vendre. (JF 776/342)
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Otto Dix – Cratère – 1917
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Ici je dois dire que M. de Charlus « possédait », ce qui faisait de lui l’exact contraire, l’antipode de moi, le don d’observer minutieusement, de distinguer les détails aussi bien d’une toilette que d’une « toile ». Pour les robes et chapeaux certaines mauvaises langues ou certains théoriciens trop absolus diront que chez un homme le penchant vers les attraits masculins a pour compensation le goût inné, l’étude, la science de la toilette féminine. Et en effet cela arrive quelquefois, comme si les hommes ayant accaparé tout le désir physique, toute la tendresse profonde d’un Charlus, l’autre sexe se trouvait en revanche gratifié de tout ce qui est goût « platonique » (adjectif fort impropre), ou, tout court, de tout ce qui est goût, avec les plus savants et les plus sûrs raffinements. À cet égard M. de Charlus eût mérité le surnom qu’on lui donna plus tard, « la Couturière ». Mais son goût, son esprit d’observation s’étendait à bien d’autres choses. On a vu, le soir où j’allai le voir après un dîner chez la duchesse de Guermantes, que je ne m’étais aperçu des chefs-d’oeuvre qu’il avait dans sa demeure qu’au fur et à mesure qu’il me les avait montrés. Il reconnaissait immédiatement ce à quoi personne n’eût jamais fait attention, et cela aussi bien dans les oeuvres d’art que dans les mets d’un dîner (et de la peinture à la cuisine tout l’entre-deux était compris). J’ai toujours regretté que M. de Charlus, au lieu de borner ses dons artistiques à la peinture d’un éventail comme présent à sa belle-soeur (nous avons vu la duchesse de Guermantes le tenir à la main et le déployer moins pour s’en éventer que pour s’en vanter, en faisant ostentation de l’amitié de Palamède) et au perfectionnement de son jeu pianistique afin d’accompagner sans faire de fautes les traits de violon de Morel, j’ai toujours regretté, dis-je, et je regrette encore, que M. de Charlus n’ait jamais rien écrit. (La Prisonnière)
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Oscar Dominguez – La Couturière – (1943)
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Que je fusse intime avec les Chaussegros était, littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j’étais. L’ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de vue mondain) dans l’idée qu’il continua à se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l’ennui de vivre toujours dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l’on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d’un charmant voyage que nous n’avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n’ont pas l’inflexible rigidité de celle que commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l’imbécile dame d’honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que j’étais parent de l’ennuyeux amiral Jurien de La Gravière. « Elle n’est pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois légèrement sous l’influence de Bacchus. » En réalité Mme de Varambon n’avait bu que de l’eau, mais le duc aimait à placer ses locutions favorites.
« Mais Zola n’est pas un réaliste, Madame ! c’est un poète ! » dit Mme de Guermantes, s’inspirant des études critiques qu’elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu’ici, au cours du bain d’esprit, un bain agité pour elle, qu’elle prenait ce soir, et qu’elle jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui déferlaient l’un après l’autre, devant celui-ci, plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d’être renversée. Et ce fut d’une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa respiration, qu’elle dit :
— Mais oui », répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. « Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui… porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne. » (Guer 498/482)
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Joan Mitchell – Beaujolais -1966
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Mais si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus, chacun — avec quelques petites différences sans grande importance — continuait, comme si rien n’avait changé, Mme Verdurin à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs : par exemple, chez Mme Verdurin, Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de « l’île du Rêve », assez semblable à celui d’un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban bleu ciel rappelait celui des « Enfants de Marie » ; quant à M. de Charlus, se trouvant dans une ville d’où les hommes déjà faits, qui avaient été jusqu’ici son goût, avaient disparu, il faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies : il avait, par nécessité d’abord, pris l’habitude et ensuite le goût des petits garçons.
Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin s’effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt « face à l’ennemi », dirent les journaux, bien qu’il n’eût pas quitté Paris, mais se fût, en effet, surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J’avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu’il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et, après s’être ainsi, par l’alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvres d’art, lui avait donné son public, ses spectateurs. (TR 769/76)
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André Masson – Transmutation Erotique – 1938
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Encore au front comprend-on qu’il y ait une sorte de coquetterie à dire : « C’est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! » au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d’un raid insignifiant, mais qui de notre balcon, dans ce silence d’une nuit où il y avait eu tout à coup une fête vraie avec fusées utiles et protectrices, appels de clairons qui n’étaient pas que pour la parade, etc. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place ? Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l’arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale, Wacht am Rhein ; c’était à se demander si c’était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliqua d’ailleurs par des raisons purement musicales : « Dame, c’est que la musique des sirènes était d’un Chevauchée ! Il faut décidément l’arrivée des Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris. » (TR 758/65)
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Jackson Pollock – Reflet de la Grande Ourse – 1947
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Quelques jours après, ma mère entrant dans ma chambre avec le courrier, le posa sur mon lit avec négligence, en ayant l’air de penser à autre chose. Et se retirant aussitôt pour me laisser seul, elle sourit en partant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu’on pouvait toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l’on prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et pensai : « Il y a quelque chose d’intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votre plaisir en vous l’annonçant. Et elle n’est pas restée là parce qu’elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir que j’aurais, et ainsi le ressente moins vivement. » Cependant en allant vers la porte pour sortir elle avait rencontré Françoise qui entrait chez moi. Et ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et l’avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de pénétrer à toute heure dans ma chambre. Mais déjà sur son visage, l’étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d’une pitié transcendante et d’une ironie philosophique, liqueur visqueuse que sécrétait pour guérir sa blessure son amour-propre lésé. Pour ne pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien savait-elle que nous étions des maîtres, des êtres capricieux qui ne brillent pas par l’intelligence et qui trouvent leur plaisir à imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques, pour bien montrer qu’ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme de faire bouillir l’eau en temps d’épidémie, de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d’en sortir au moment où on avait justement l’intention d’y entrer. (Fug 566/148)
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Kandinsky – Caprice – Musée Solomon Guggenheim – NY
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Les visites reçues ou faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au théâtre l’empêchaient d’y penser, ainsi qu’à cette méchanceté à la fois violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu’avec un frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter. Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante qu’il me fut donné ce jour-là d’entendre, comme, ayant quitté le piano, j’étais descendu dans la cour pour aller au-devant d’Albertine qui n’arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d’habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l’étaient pas moins, fautives au point de vue du français, mais il connaissait tout imparfaitement. « Voulez-vous sortir, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue », répétait-il à la pauvre petite qui certainement au début n’avait pas compris ce qu’il voulait dire puis qui, tremblante et fière, restait immobile devant lui. « Je vous ai dit de sortir, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien qui rentrait en causant avec un de ses amis se fit entendre dans la cour, et comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami, lesquels dans un instant seraient dans la boutique, et je remontai pour éviter Morel qui, bien que (probablement pour effrayer et dominer la petite par un chantage ne reposant peut-être sur rien) il avait tant désiré qu’on fît venir Jupien, se hâta de sortir dès qu’il l’entendit dans la cour. (Pris 163/153)
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Nicolas de Staël – La vie dure – 1946 – Musée Pompidou
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Vous n’imaginez pas comme le baron est pudibond et sévère sur le chapitre des moeurs. » Contrairement à l’attente de Brichot, Mme Verdurin ne s’égaya pas : « Il est immonde, répondit-elle. Proposez-lui de venir fumer une cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa dulcinée sans que le Charlus s’en aperçoive, et l’éclairer sur l’abîme où il roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. « Je vous dirai, reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu’il a eu de sales histoires et que la police l’a à l’oeil. » Et comme elle avait un certain don d’improvisation quand la malveillance l’inspirait, Mme Verdurin ne s’arrêta pas là : « Il paraît qu’il a fait de la prison. Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l’ont dit. Je sais, du reste, par quelqu’un qui demeure dans sa rue, qu’on n’a pas idée des bandits qu’il fait venir chez lui. » Et comme Brichot qui allait souvent chez le baron protestait, Mme Verdurin, s’animant, s’écria : « Mais je vous en réponds ! c’est moi qui vous le dis », expression par laquelle elle cherchait d’habitude à étayer une assertion jetée un peu au hasard. « Il mourra assassiné un jour ou l’autre, comme tous ses pareils d’ailleurs. Il n’ira même peut-être pas jusque-là parce qu’il est dans les griffes de ce Jupien, qu’il a eu le toupet de m’envoyer et qui est un ancien forçat, je le sais, vous savez, oui, et de façon positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose d’effrayant, il paraît. Je le tiens de quelqu’un qui les a vues, il m’a dit : “Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela.” C’est comme ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout l’argent qu’il veut. J’aimerais mille fois mieux la mort que de vivre dans la terreur où vit Charlus. (Pris 280/268)
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Dali – La prison du marquis de Sade – 1969
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Alors je voulus savoir ce qu’elle était à la madame de Sainte-Euverte que j’avais connue. Mme de Guermantes me dit que c’était la femme d’un de ses petits-neveux, parut supporter l’idée qu’elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des Sainte-Euverte. Je lui rappelai la soirée, que je n’avais sue, il est vrai, que par ouï-dire, où princesse des Laumes, elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes m’affirma n’avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse et l’était devenue davantage. Mme de Sainte-Euverte était pour elle un salon — d’ailleurs assez tombé avec le temps — qu’elle aimait à renier. Je n’insistai pas. « Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi, parce qu’il avait de l’esprit, c’est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je n’étais pas en relations. — Mais elle n’avait pas de mari. — Vous vous l’êtes figuré parce qu’ils étaient séparés, mais il était bien plus agréable qu’elle. » Je finis par comprendre qu’un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je n’avais jamais su le nom était le mari de Mme de Sainte-Euverte. Il était mort l’an passé. Quant à la nièce, j’ignore si c’est à cause d’une maladie d’estomac, de nerfs, d’une phlébite, d’un accouchement prochain, récent ou manqué, qu’elle écoutait la musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable est que, fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu’elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement de ce nom Sainte-Euverte, qui à tant d’intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C’est le Temps qu’elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de Sainte-Euverte et le style Empire en soie de fuchsias rouges. (TR 1024/329)
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René Magritte – Perspective : Mme Récamier de David – 1951
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Mais enfin, comme l’après-midi aussi, je sentais que j’avais une femme et qu’en rentrant je ne connaîtrais pas l’exaltation fortifiante de la solitude. « J’accepte de grand cœur, me répondit Brichot. À l’époque à laquelle vous faites allusion nos amis habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et que pourtant je préfère à l’hôtel des Ambassadeurs de Venise. » Brichot m’apprit qu’il y avait ce soir, au « Quai Conti » (c’est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurin depuis qu’il s’était transporté là), grand « tra la la » musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu’au temps ancien dont je parlais, le petit noyau était autre et le ton différent, pas seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des farces d’Elstir (ce qu’il appelait de « pures pantalonnades »), comme un jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu déguisé en maître d’hôtel extra et, tout en passant les plats, avait dit des gaillardises à l’oreille de la très prude baronne Putbus, rouge d’effroi et de colère ; puis, disparaissant avant la fin du dîner, avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d’eau, d’où, quand on était sorti de table, il était émergé tout nu en poussant des jurons ; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des chefs-d’œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d’un grand seigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à la poulaine, et une autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon de la Légion d’honneur avec de la cire à cacheter. (Pris 202/191)
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Mark Rothko – Sans titre – 1970
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Un des premiers soirs de mon nouveau retour en 1916, ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la guerre, je sortis après le dîner pour aller voir Mme Verdurin, car elle était avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l’ensemencement d’une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de Mme Tallien, par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très « guerre », sur des jupes très courtes ; elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c’est, disaient-elles, parce qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces combattants, qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Égypte, c’était des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l’air tracé par Pisanello. (TR 723/29)
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Jackson Pollock – Reine Trouble – 1945
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Et pourtant si l’on ne peut pas, avant de revenir à l’indifférence d’où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les distances qu’on avait franchies pour arriver à l’amour, le trajet, la ligne qu’on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Ils ont de commun de ne pas être directs, parce que l’oubli pas plus que l’amour ne progresse régulièrement. Mais ils n’empruntent pas forcément les mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut, déjà bien près de l’arrivée, quatre étapes que je me rappelle particulièrement, sans doute parce que j’y aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de mon amour d’Albertine, ou du moins qui ne s’y rattachaient que dans la mesure où ce qui était déjà dans notre âme avant un grand amour s’associe à lui, soit en le nourrissant, soit en le combattant, soit en faisant avec lui, pour notre intelligence qui analyse, contraste et image.
La première de ces étapes commença au début de l’hiver, un beau dimanche de Toussaint où j’étais sorti. Tout en approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d’Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c’était la même journée, mais sans Albertine. Avec tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en mineur, sur un ton désolé, du même motif qui avait empli ma journée d’autrefois, l’absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette arrivée d’Albertine, n’étaient pas quelque chose de négatif mais par la suppression dans la réalité de ce que je me rappelais, donnaient à la journée quelque chose de douloureux et en faisaient quelque chose de plus beau qu’une journée unie et simple, parce que ce qui n’y était plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux. (Fug 558/140)
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Kandinsky – Toussaint II – 1911
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Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l’atelier était assez frais et, sauf à un endroit où le grand jour apposait au mur sa décoration éclatante et passagère, obscur ; seule était ouverte une petite fenêtre rectangulaire encadrée de chèvrefeuilles qui, après une bande de jardin, donnait sur une avenue ; de sorte que l’atmosphère de la plus grande partie de l’atelier était sombre, transparente et compacte dans sa masse, mais humide et brillante aux cassures où la sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face déjà taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s’irise. Tandis qu’Elstir, sur ma prière, continuait à peindre, je circulais dans ce clair-obscur, m’arrêtant devant un tableau puis devant un autre.
Le plus grand nombre de ceux qui m’entouraient n’étaient pas ce que j’aurais le plus aimé voir de lui, les peintures appartenant à ses première et deuxième manières, comme disait une revue d’art anglaise qui traînait sur la table du salon du Grand-Hôtel, la manière mythologique et celle où il avait subi l’influence du Japon, toutes deux admirablement représentées, disait-on, dans la collection de Mme de Guermantes. Naturellement, ce qu’il avait dans son atelier, ce n’était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. (JF 834/399)
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Pierre Soulages – 1953
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Ce que je peux vous dire : c’est excessivement malsain ; quand vous aurez pincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes des familles, vous serez bien avancé ? — Mais est-ce que l’endroit n’est pas très joli ? — Mmmmouiii… Si on veut. Moi j’avoue franchement que j’aime cent fois mieux la vue d’ici sur cette vallée. D’abord, on nous aurait payés que je n’aurais pas pris l’autre maison, parce que l’air de la mer est fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit nerveuse… Mais, du reste, vous êtes nerveux, je crois… vous avez des étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours, mais ce n’est pas notre affaire. » Et sans penser à ce que sa nouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec les précédentes : « Si cela vous amuse de voir la maison, qui n’est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra que je m’exécute et que j’y dîne une fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai d’amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil. Après-demain nous irons à Harambouville en voiture. La route est magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot, vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que, du reste, mon mari a dû arranger d’avance. Je ne sais trop qui il a invité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes ? » Le baron, qui n’entendit pas cette phrase et ne savait pas qu’on parlait d’une excursion à Harambouville, sursauta : « Étrange question », murmura-t-il d’un ton narquois par lequel Mme Verdurin se sentit piquée. (SG 969/359)
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Laszlo Moholy Nagy – Pont – 1920
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En tout cas, qu’il fût théoriquement utile ou non que l’oeuvre d’art fût constituée de cette façon, et en attendant que j’eusse examiné ce point comme j’allais le faire, je ne pouvais nier qu’en ce qui me concernait, quand des impressions vraiment esthétiques m’étaient venues, ç’avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. Il est vrai qu’elles avaient été assez rares dans ma vie, mais elles la dominaient, je pouvais retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j’avais eu le tort de perdre de vue (ce que je comptais ne plus faire désormais). Et déjà je pouvais dire que si c’était chez moi, par l’importance exclusive qu’il prenait, un trait qui m’était personnel, cependant j’étais rassuré en découvrant qu’il s’apparentait à des traits moins marqués, mais discernables et au fond assez analogues chez certains écrivains. N’est-ce pas à une sensation du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe : « Hier au soir je me promenais seul… je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. » Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n’est-elle pas celle-ci : « Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse. » (TR 919/225)
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Joan Miro – L’oiseau encerclant d’or étincelant la pensée du poète – 1951
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Je quittai dès le matin la maison, où je laissai Françoise gémissante parce que le valet de pied fiancé n’avait pu encore une fois, la veille au soir, aller voir sa promise. Françoise l’avait trouvé en pleurs ; il avait failli aller gifler le concierge, mais s’était contenu, car il tenait à sa place.
Avant d’arriver chez Saint-Loup, qui devait m’attendre devant sa porte, je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide. Il s’arrêta.
— Ah ! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore ! Voilà une livrée dont mon indépendance ne s’accommoderait pas. Il est vrai que vous devez être un mondain, faire des visites ! Pour aller rêver comme je le fais devant quelque tombe à demi détruite, ma lavallière et mon veston ne sont pas déplacés. Vous savez que j’estime la jolie qualité de votre âme ; c’est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier parmi les Gentils. En étant capable de rester un instant dans l’atmosphère nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète. Je vois cela d’ici, vous fréquentez les « cœurs légers », la société des châteaux ; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah ! les aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous amuse ! Pendant que vous irez à quelque five o’clock, votre vieil ami sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera monter dans le ciel violet la lune rose. La vérité est que je n’appartiens guère à cette Terre où je me sens si exilé ; il faut toute la force de la loi de gravitation pour m’y maintenir et que je ne m’évade pas dans une autre sphère. (Guer 153/145)
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Jackson Pollock – La tasse de Thé -1946
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Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J’étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d’extraire ces minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l’heure quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l’auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit, d’où la vie se retirerait, fût forcé d’abandonner à tout jamais les idées nouvelles qu’en ce moment même, n’ayant pas eu le temps de les mettre plus en sûreté dans un livre, il enserrait anxieusement de sa pulpe frémissante, protectrice, mais fragile. Or par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l’idée de la mort m’était devenue indifférente. La crainte de n’être plus moi m’avait fait jadis horreur, et à chaque nouvel amour que j’éprouvais (pour Gilberte, pour Albertine), parce que je ne pouvais supporter l’idée qu’un jour l’être qui les aimait n’existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler, cette crainte s’était naturellement changée en un calme confiant. (TR 1037/342)
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Kandinsky – Virage calme – 1924
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Alors, pour changer le cours de mes pensées, plutôt que de commencer avec Albertine une partie de cartes ou de dames, je lui demandais de me faire un peu de musique. Je restais dans mon lit et elle allait s’asseoir au bout de la chambre devant le pianola, entre les portants de la bibliothèque. Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou qu’elle ne m’avait encore joués qu’une fois ou deux car, commençant à me connaître, elle savait que je n’aimais proposer à mon attention que ce qui m’était encore obscur, et pouvoir, au cours de ces exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la lumière croissante, mais hélas ! dénaturante et étrangère de mon intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la construction, d’abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et je crois comprenait la joie que donnait les premières fois à mon esprit ce travail de modelage d’une nébuleuse encore informe. Et pendant quelle jouait, de la multiple chevelure d’Albertine je ne pouvais voir qu’une coque de cheveux noirs en forme de coeur, appliquée au long de l’oreille comme le noeud d’une infante de Velasquez. De même que le volume de cet ange musicien était constitué par les trajets multiples entre les différents points du passé que son souvenir occupait en moi et les différents sièges, depuis la vue jusqu’aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m’aidaient à descendre jusque dans l’intimité du sien, la musique qu’elle jouait avait aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes phrases, selon que j’avais plus ou moins réussi à y mettre de la lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d’une construction qui m’avait d’abord paru presque tout entière noyée dans le brouillard. (Pris 371/357)
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Picasso – L’infante Margarita Maria – 1957 – Musée Picasso Barcelone
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Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d’argent que vous croyez, je suis forcé d’avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu’avec eux seuls on ne ferait que manger de l’argent. Ici c’est le contraire des carmels, c’est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j’ai pris cette maison, ou plutôt si je l’ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c’est uniquement pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours. » Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j’avais assisté et de l’exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu’avec des gens du peuple qui l’exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut se comprendre aussi bien que l’autre. Ils avaient d’ailleurs été longtemps unis, alternant l’un avec l’autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d’assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l’apache pour les autres. « Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Mais enfin l’équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu’avec des « inférieurs », prenant ainsi sans le vouloir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d’Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d’eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu’on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. » (TR 830/136)
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Joan Miro – Le cracheur de flammes – 1974
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Peu après un oncle de Swann sur la tête duquel la disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme héritage mourut laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c’était le moment où des suites de l’affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à un mouvement de pénétration plus abondant du monde par les israélites. Les politiciens n’avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l’erreur judiciaire porterait un coup à l’antisémitisme. Mais, provisoirement au moins, un certain antisémitisme mondain s’en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui comme le moindre noble avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu’en épousant la veuve d’un Juif il avait accompli le même acte de charité qu’un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange. Il était prêt à étendre sa bonté jusqu’à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu’il l’adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à l’étonnement – qu’elle avait d’ailleurs le goût et l’habitude de provoquer – de sa société, s’était, quand Swann s’était marié, refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. (Fug 574/155)
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Otto Dix – Prostituée – 1917-1919
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Les parties d’une blancheur de neige de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu’on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu’avant d’avoir commencé d’en profiter on voit que c’est déjà l’automne. Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m’avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui, à quelques minutes d’intervalle, vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d’esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s’incarnait le Génie protecteur de la famille Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » (TR 926/233)
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Paul Klee – Nature morte – Aux fleurs d’automne – 1925
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Les parents de la petite fille que j’avais amenée une heure chez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte en détournement de mineure. Il y a des moments de la vie où une sorte de beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent, entrecroisés comme des leitmotive wagnériens, de la notion aussi, émergente alors, que les événements ne sont pas situés dans l’ensemble des reflets peints dans le pauvre petit miroir que porte devant elle l’intelligence et qu’elle appelle l’avenir, qu’ils sont en dehors et surgissent aussi brusquement que quelqu’un qui vient constater un flagrant délit. Déjà, laissé à lui-même, un événement se modifie, soit que l’échec nous l’amplifie ou que la satisfaction le réduise. Mais il est rarement seul. Les sentiments excités par chacun se contrarient, et c’est dans une certaine mesure, comme je l’éprouvai en allant chez le chef de la Sûreté, un révulsif au moins momentané et assez agissant des tristesses sentimentales que la peur. Je trouvai à la Sûreté les parents qui m’insultèrent, en me disant : « Nous ne mangeons pas de ce pain-là », me rendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas reprendre, et le chef de la Sûreté qui, se propos ant comme inimitable exemple la facilité des présidents d’assises à « reparties », prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui lui servait à en faire une spirituelle et accablante réponse. De mon innocence dans le fait il ne fut même pas question, car c’est la seule hypothèse que personne ne voulut admettre un instant. Néanmoins les difficultés de l’inculpation firent que je m’en tirai avec ce savon, extrêmement violent, tant que les parents furent là. Mais dès qu’ils furent partis, le chef de la Sûreté qui aimait les petites filles changea de ton et me réprimandant comme un compère : « Une autre fois, il faut être plus adroit. Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement que ça, ou ça rate. D’ailleurs vous trouverez partout des petites filles mieux que celle-là et pour bien moins cher. La somme était follement exagérée. » (Fug 443/27)
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Kandinsky – La petite émouvante – 1938
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Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s’applique parce qu’elle n’est qu’un morceau de chair, et posséder la jeune fille qu’on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu’on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d’optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel l’accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu’à la saisie d’un morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une région de souvenirs d’où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s’élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu’à l’accomplissement, jusqu’à l’assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d’une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser, au lieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j’avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d’une couleur bien souvent regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine profilée sur la mer, et puis cette image, on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope. (Guer 362/351)
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Oskar Kokoschka – La tempête ou la fiancée du vent – 1914
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Bien plus, sentant que cette situation de son frère allait se mettre au service de ses maîtresses, le duc se disait que cela valait bien quelques complaisances en échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison « spéciale » de son frère que, dans l’espoir de l’appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux sur elle, et au besoin prêtant la main. « Voyons, Basin ; bonsoir, Palamède, dit la duchesse qui, rongée de rage et de curiosité, n’y pouvait plus tenir, si vous avez décidé de passer la nuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenez debout, Marie et moi, depuis une demi-heure. » Le duc quitta son frère après une significative étreinte et nous descendîmes tous trois l’immense escalier de l’hôtel de la Princesse.
Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient répandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avancée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la duchesse se tenait à gauche de l’escalier, déjà enveloppée dans son manteau à la Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de rubis, dévorée des yeux par des femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre le secret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa voiture sur le même degré de l’escalier que Mme de Guermantes, mais à l’extrémité opposée, Mme de Gallardon, qui avait perdu depuis longtemps tout espoir d’avoir jamais la visite de sa cousine, tournait le dos pour ne pas avoir l’air de la voir, et surtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la saluait pas. (SG 719/116)
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Jean-Paul Riopelle – Robe de Star – 1952
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