Heureuses associations

d’après Agranska Krolik
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Annie Raout, adepte de Marcel Proust, publie depuis quelque temps, sur le Net, de courts extraits d’ « A la Recherche du temps perdu », chacun d’eux associé à un tableau ou, plus rarement, à un objet d’art. 
Séduits par cette initiative, nous l’avons contactée pour lui proposer de publier ses « billets » sur ce site, ce qu’elle a accepté.
Les voici donc rassemblés dans cette rubrique « Heureuses associations », appellation particulièrement bien choisie puisque, comme les visiteurs pourront le vérifier par eux mêmes,  les rapprochements entre textes et tableaux sont toujours étonnants. 
De plus, gageons qu’ils permettront à certains visiteurs de découvrir des œuvres parfois méconnues, mais toujours d’une grande qualité, tout en appréciant le plaisir renouvelé de lire de courts extraits de « La Recherche »
Merci Annie Raout pour votre collaboration.
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Nota :
Pour chaque extrait proposé, l’indice repris entre parenthèses renvoie à la collection de la Pléïade (édition 1954) ainsi qu’à la collection Folio (édition 1988). A titre d’exemple, (Guer 1129/514)) indique que l’on trouvera l’extrait dans le livre « le côté de Guermantes » à la page 1129 de la Pléiade et à la page 514 de la collection Folio
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Tout à coup, comme je venais de quitter l’ascenseur, je compris la détresse, l’air atterré du lift. À cause de la présence d’Albertine je ne lui avais pas donné les cent sous que j’avais l’habitude de lui remettre en montant. Et cet imbécile, au lieu de comprendre que je ne voulais pas faire devant des tiers étalage de pourboires, avait commencé à trembler, supposant que c’était fini une fois pour toutes, que je ne lui donnerais plus jamais rien. Il s’imaginait que j’étais tombé dans la « dèche » (comme eût dit le duc de Guermantes), et sa supposition ne lui inspirait aucune pitié pour moi, mais une terrible déception égoïste. Je me dis que j’étais moins déraisonnable que ne trouvait ma mère quand je n’osais pas ne pas donner un jour la somme exagérée mais fiévreusement attendue que j’avais donnée la veille. Mais aussi la signification donnée jusque-là par moi, et sans aucun doute, à l’air habituel de joie où je n’hésitais pas à voir un signe d’attachement, me parut d’un sens moins assuré. En voyant le liftier prêt, dans son désespoir, à se jeter des cinq étages, je me demandais si, nos conditions sociales se trouvant respectivement changées, du fait par exemple d’une révolution, au lieu de manoeuvrer gentiment pour moi l’ascenseur, le lift, devenu bourgeois, ne m’en eût pas précipité, et s’il n’y a pas dans certaines classes du peuple plus de duplicité que dans le monde où, sans doute, l’on réserve pour notre absence les propos désobligeants, mais où l’attitude à notre égard ne serait pas insultante si nous étions malheureux. (SG826/220)
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Robert Motherwell – Guillotine – 1966 – Israël Museum Jerusalem 
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Et en conséquence, quand, avant la liaison dont Mme de Villeparisis se plaignait, les plus jolies femmes du grand monde se l’étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de la beauté en renom à laquelle il faisait la cour, ne la mettait pas seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur lui que sur elle. À cause de son « chic », de son impertinence de jeune « lion », à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher, car on savait combien il était viril et qu’il aimait passionnément les femmes. C’était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait parlé. Je fus ravi de penser que j’allais le connaître pendant quelques semaines et sûr qu’il me donnerait toute son affection. Il traversa rapidement l’hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu’à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent, sans tricher en rien sur l’observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d’un paysage. (JF 729/296)
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Salvador Dali – Apparition du visage et du plat de fruits sur une plage – 1938
Fondation Gala Salvador Dali – Figueras.
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Si intimidants que fussent toujours pour moi les repas, dans ce vaste restaurant, habituellement comble, du Grand-Hôtel, ils le devenaient davantage encore quand arrivait pour quelques jours le propriétaire (ou directeur général élu par une société de commanditaires, je ne sais) non seulement de ce palace, mais de sept ou huit autres situés aux quatre coins de la France et dans chacun desquels, faisant entre eux la navette, il venait passer, de temps en temps, une semaine. Alors, presque au commencement du dîner, apparaissait chaque soir, à l’entrée de la salle à manger, cet homme petit, à cheveux blancs, à nez rouge, d’une impassibilité et d’une correction extraordinaires, et qui était connu, paraît-il, à Londres aussi bien qu’à Monte-Carlo, pour un des premiers hôteliers de l’Europe. Une fois que j’étais sorti un instant au commencement du dîner, comme en rentrant je passai devant lui, il me salua, sans doute pour montrer que j’étais chez lui, mais avec une froideur dont je ne pus démêler si la cause était la réserve de quelqu’un qui n’oublie pas ce qu’il est, ou le dédain pour un client sans importance. Devant ceux qui en avaient au contraire une très grande, le Directeur général s’inclinait avec autant de froideur mais plus profondément, les paupières abaissées par une sorte de respect pudique, comme s’il eût eu devant lui, à un enterrement, le père de la défunte ou le Saint Sacrement. Sauf pour ces saluts glacés et rares, il ne faisait pas un mouvement, comme pour montrer que ses yeux étincelants qui semblaient lui sortir de la figure, voyaient tout, réglaient tout, assuraient dans « le Dîner au Grand-Hôtel » aussi bien le fini des détails que l’harmonie de l’ensemble. Il se sentait évidemment plus que metteur en scène, que chef d’orchestre, véritable généralissime. Jugeant qu’une contemplation portée à son maximum d’intensité lui suffisait pour s’assurer que tout était prêt, qu’aucune faute commise ne pouvait entraîner la déroute et pour prendre enfin ses responsabilités, il s’abstenait non seulement de tout geste, même de bouger ses yeux pétrifiés par l’attention qui embrassaient et dirigeaient la totalité des opérations. Je sentais que les mouvements de ma cuiller eux-mêmes ne lui échappaient pas, et s’éclipsât-il dès après le potage, pour tout le dîner la revue qu’il venait de passer m’avait coupé l’appétit. (JF 691/259)
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Paul Burlin – Homunculus – 1947 – Brooklyn Museum

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Cette fois Mme de Cambremer me tourna résolument le dos. « Vous n’avez pas trouvé tout cela trop mal arrangé ? lui demanda son mari avec la même sollicitude apitoyée que s’il se fût informé comment sa femme avait supporté une triste cérémonie. Il y a de belles choses. » Mais comme la malveillance, quand les règles fixes d’un goût sûr ne lui imposent pas de bornes inévitables, trouve tout à critiquer, de leur personne ou de leur maison, chez les gens qui vous ont supplantés : « Oui, mais elles ne sont pas à leur place. Et voire, sont-elles si belles que ça ? – Vous avez remarqué », dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenait quelque fermeté, « il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses tout usées dans ce salon ! – Et cette pièce d’étoffe avec ses grosses roses comme un couvre-pied de paysanne », dit Mme de Cambremer, dont la culture toute postiche s’appliquait exclusivement à la philosophie idéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique de Debussy. Et pour ne pas requérir uniquement au nom du luxe mais aussi du goût : « Et ils ont mis des brise-bise ! Quelle faute de style ! Que voulez-vous, ces gens, ils ne savent pas, où auraient-ils appris ? Ça doit être de gros commerçants retirés. C’est déjà pas mal pour eux. – Les chandeliers m’ont paru beaux », dit le marquis, sans qu’on sût pourquoi il exceptait les chandeliers, de même qu’inévitablement, chaque fois qu’on parlait d’une église, que ce fût la cathédrale de Chartres, de Reims, d’Amiens, ou l’église de Balbec, ce qu’il s’empressait toujours de citer comme admirable c’était : « le buffet d’orgue, la chaire et les œuvres de miséricorde ». « Quant au jardin, n’en parlons pas, dit Mme de Cambremer. C’est un massacre. Ces allées qui s’en vont tout de guingois ! »  (SG 944/335)
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Albert Gleizes – Forme-rythme, les roses, 1933-34
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Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie, qu’importait l’orage ! L’été, le mauvais temps n’est qu’une humeur passagère, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité du beau temps ; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur ; et c’est sans tristesse que j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage des supplications et des salutations désespérées ; c’est sans tristesse que j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas. (Swann 152/234)
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Antonio Corpora – Sans titre – 1938
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Quelle n’avait pas été ma stupéfaction quand, étant allé, quelques mois avant mon départ pour Tansonville, prendre des nouvelles de M. de Charlus chez lequel certains troubles cardiaques s’étaient manifestés non sans causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien que j’avais trouvé seul, d’une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j’avais appris par l’ancien factotum du baron que la personne qui signait Bobette n’était autre que le violoniste-chroniqueur dont nous avons parlé et qui avait joué un assez grand rôle dans la vie de M. de Charlus ! Jupien n’en parlait pas sans indignation : « Ce garçon pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s’il y a un côté où il n’aurait pas dû regarder, c’est le côté du neveu du baron. D’autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils ; il a cherché à désunir le ménage, c’est honteux. Et il a fallu qu’il y mette des ruses diaboliques, car personne n’était plus opposé de nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses ! Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l’a quitté, salement, on peut bien le dire, c’était son affaire. Mais se tourner vers le neveu ! Il y a des choses qui ne se font pas. » Jupien était sincère dans son indignation ; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d’objet. De plus, les gens dont le coeur n’est pas directement en cause, jugeant toujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre de choisir ce qu’on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux que l’amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux que la « sottise » que fait un homme en épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est en général le seul acte poétique qu’il accomplisse au cours de son existence. (Fug 678/257)
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Gunther Gerzso – Paysage Mirage – 2000
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Mon mari prétend que je n’aime pas les fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est-ce que vous avez tous à rire ? Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
— Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
— Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi – allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été…
— Mais je ne dis absolument rien. Voyons, Docteur, je vous prends à témoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de suite.
« Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en charger. » (Swann 207/303)
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Dali – Nature morte à la pastèque – 1924 – Musée de St Petersburg (Floride)
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Elle eût voulu attirer toutes celles qu’elle avait pris tant de soin d’écarter. Combien de vies de femmes, vies peu connues d’ailleurs (car chacun, selon son âge, en a connu un moment différent, et la discrétion des vieillards empêche les jeunes gens de se faire une idée du passé et d’embrasser tout le cycle), ont été divisées ainsi en périodes contrastées, la dernière tout employée à reconquérir ce qui dans la deuxième avait été si gaiement jeté au vent ! Jeté au vent de quelle manière ? Les jeunes gens se le figurent d’autant moins qu’ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et n’ont pas l’idée que la grave mémorialiste d’aujourd’hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu être jadis une gaie soupeuse qui fit peut-être alors les délices, mangea peut-être la fortune, d’hommes couchés depuis dans la tombe. Qu’elle se fût employée aussi à défaire, avec une industrie persévérante et naturelle, la situation qu’elle tenait de sa grande naissance, ne signifie d’ailleurs nullement que, même à cette époque reculée, Mme de Villeparisis n’attachât pas un grand prix à sa situation. (Guer 187/179)
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Oscar Dominguez – Eolo – 1950 
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Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à ce que nous lui en disons. — Je n’avais pas osé te le dire, mais je l’avais remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l’An suivant, au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voir d’aussi belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M. Swann : « Swann ? » s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on ne lui répondait pas : « Swann ? Qui ça, Swann ! » hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin eut dit : « Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. — Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur apaisé. Quant au peintre, il se réjouissait de l’introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons. « Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes ! » (Swann 201/295)
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Wilfredo Lam – Sans titre – 1944 – Collection privée
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D’autre part, la phrase qui m’avait paru trop peu mélodique, trop mécaniquement rythmée de la joie titubante des cloches de midi, maintenant c’était celle que j’aimais le mieux, soit que je me fusse habitué à sa laideur, soit que j’eusse découvert sa beauté. Cette réaction sur la déception que causent d’abord les chefs-d’oeuvre, on peut, en effet, l’attribuer à un affaiblissement de l’impression initiale, ou à l’effort nécessaire pour dégager la vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les questions importantes, les questions de la réalité de l’Art, de la Réalité, de l’Éternité de l’âme : c’est un choix qu’il faut faire entre elles ; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait à tout moment sous bien des formes. Par exemple, cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous dans la vie ne l’étant pas sous forme d’idées, sa traduction littéraire, c’est-à-dire intellectuelle, en rend compte, l’explique, l’analyse, mais ne le recompose pas comme la musique où les sons semblent prendre l’inflexion de l’être, reproduire cette pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et que, quand nous disons : « Quel beau temps ! quel beau soleil ! » nous ne faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le même temps éveillent des vibrations toutes différentes. (Pris 373/359)
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Nicolas de Staël – Le Soleil – 1952
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Au reste Charles Morel semblait avoir, à côté de l’ambition, un vif penchant vers des réalités plus concrètes. Il avait remarqué dans la cour la nièce de Jupien en train de faire un gilet et, bien qu’il me dît seulement avoir justement besoin d’un gilet « de fantaisie », je sentis que la jeune fille avait produit une grande impression sur lui. Il n’hésita pas à me demander de descendre et de le présenter, « mais pas par rapport à votre famille, vous m’entendez, je compte sur votre discrétion quant à mon père, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commerçants ». Bien qu’il m’eût insinué que, ne le connaissant pas assez pour l’appeler, il le comprenait, « cher ami », je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme « pas cher Maître évidemment… quoique, mais si cela vous plaît : cher grand artiste », j’évitai dans la boutique de le « qualifier », comme eût dit Saint-Simon, et me contentai de répondre à ses « vous » par des « vous ». Il avisa, parmi quelques pièces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgré le mauvais goût qu’il avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. (Guer 266/256)
.Richard Poussette Dart – Fantaisie – 1945
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J’avais cru que c’était simplement par quelque inserviabilité foncière, et pour laquelle le duc, comme pour l’esprit, sinon pour l’amour, était le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et je voyais là une indifférence d’autant plus coupable que j’avais cru comprendre par quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert était dangereux et qu’il était prudent de l’en faire changer. Mais ce fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que je fus révolté quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d’en parler elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce qu’elle put pour en détourner l’Altesse.
« Mais Madame, s’écria-t-elle, Monserfeuil n’a aucune espèce de crédit ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d’épée dans l’eau :
— Je crois qu’il pourrait nous entendre », murmura la princesse en invitant la duchesse à parler plus bas.
« Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot », dit sans baisser la voix la duchesse, que le général entendit parfaitement.
« C’est que je crois que M. de Saint-Loup n’est pas dans un endroit très rassurant, dit la princesse.
— Que voulez-vous, répondit la duchesse, il est dans le cas de tout le monde, avec la différence que c’est lui qui a demandé à y aller. Et puis, non, ce n’est pas dangereux ; sans cela vous pensez bien que je m’en occuperais. J’en aurais parlé à Saint-Joseph pendant le dîner. Il est beaucoup plus influent, et d’un travailleur ! Vous voyez, il est déjà parti. Du reste ce serait moins délicat qu’avec celui-ci, qui a justement trois de ses fils au Maroc et n’a pas voulu demander leur changement ; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient, j’en parlerai à Saint-Joseph… si je le vois, ou à Beautreillis. Mais si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliqué l’autre jour où c’était. Je crois qu’il ne peut être nulle part mieux que là. (Guer 514/498)
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Kurt Schwitters – Construction pour nobles dames – 1919 –
Los Angeles County Museum of Art
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Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile, sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du Bois, l’Hippodrome, il sentait, dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions, il sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher (ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même qu’Odette avait toujours dû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait dites) faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n’était plus, comme tout récemment encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’île du Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. (Swann 371/505)
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Graham Sutherland – Tête à épines – 1947 
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Je me rappelai ce que j’avais entendu raconter des domestiques de M. de Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à fait dire de lui comme du prince de Conti qu’il cherchait à plaire aussi bien au valet qu’au ministre, mais il avait si bien su faire des moindres choses qu’il demandait une espèce de faveur, que, le soir, quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après les avoir parcourus du regard, il disait : « Coignet, le bougeoir ! » ou : « Ducret, la chemise ! », c’est en ronchonnant d’envie que les autres se retiraient, envieux de celui qui venait d’être distingué par le maître. Deux, même, lesquels s’exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur à l’autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une commission au baron, s’il était monté plus tôt, dans l’espoir d’être investis pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S’il adressait directement la parole à l’un d’eux pour quelque chose qui ne fût pas du service, bien plus, si, l’hiver, au jardin, sachant un de ses cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes : « Couvrez-vous », les autres ne reparlaient pas de quinze jours au malade, par jalousie, à cause de la grâce qui lui avait été faite.
J’attendis encore dix minutes et, après m’avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on m’introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité de son frère Guermantes, mais déjà la porte s’était ouverte, je venais d’apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu sur un canapé. (Guer 552/535)
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Picasso – Nature morte au bougeoir -1944 – Musée Pompidou
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Et les yeux fixés sur l’image inconcevable, je luttais du matin au soir contre les obstacles que ma famille m’opposait. Mais quand ils furent tombés, quand ma mère — bien que cette matinée eût lieu précisément le jour de la séance de la Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M. de Norpois — m’eût dit : « Hé bien, nous ne voulons pas te chagriner, si tu crois que tu auras tant de plaisir, il faut y aller », quand cette journée de théâtre, jusque-là défendue, ne dépendit plus que de moi, alors, pour la première fois, n’ayant plus à m’occuper qu’elle cessât d’être impossible, je me demandai si elle était souhaitable, si d’autres raisons que la défense de mes parents n’auraient pas dû m’y faire renoncer. D’abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement me les rendait si chers que l’idée de leur faire de la peine m’en causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m’apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux. « J’aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger », dis-je à ma mère qui, au contraire, s’efforçait de m’ôter cette arrière-pensée qu’elle pût en être triste, laquelle, disait-elle, gâterait ce plaisir que j’aurais à Phèdre et en considération duquel elle et mon père étaient revenus sur leur défense. Mais alors cette sorte d’obligation d’avoir du plaisir me semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Elysées, les vacances finies, aussitôt qu’y retournerait Gilberte. A toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce qui devait l’emporter, l’idée, invisible derrière son voile, de la perfection de la Berma. (JF 443/15)
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Yves Tanguy- Arrières-pensées – 1939 – Museum of Art – Californie
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Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et faisait travailler son esprit sur ce qui n’était que des riens insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait chaque jour que lorsqu’il venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidélités. On aurait pu les lui apprendre sans ébranler sa confiance en Rachel ; car c’est une charmante loi de nature qui se manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu’on vive dans l’ignorance parfaite de ce qu’on aime. D’un côté du miroir, l’amoureux se dit : « C’est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n’ai plus qu’à mourir, et pourtant elle m’aime ; elle m’aime tant que peut-être… mais non ce ne sera pas possible ! » Et dans l’exaltation de son désir, dans l’angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette femme, comme il court emprunter de l’argent pour lui éviter un souci ! Cependant, de l’autre côté de la cloison à travers laquelle ces conversations ne passeront pas plus que celles qu’échangent les promeneurs devant un aquarium, le public dit : « Vous ne la connaissez pas ? Je vous en félicite, elle a volé, ruiné je ne sais pas combien de gens, il n’y a pas pis que ça comme fille. C’est une pure escroqueuse. Et roublarde ! » Et peut-être le public n’a-t-il pas absolument tort en ce qui concerne cette dernière épithète, car même l’homme sceptique qui n’est pas vraiment amoureux de cette femme et à qui elle plaît seulement dit à ses amis : « Mais non, mon cher, ce n’est pas du tout une cocotte ; je ne dis pas que dans sa vie elle n’ait pas eu deux ou trois caprices, mais ce n’est pas une femme qu’on paye, ou alors ce serait trop cher. Avec elle c’est cinquante mille francs ou rien du tout. » (Guer 282/272)
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Sonia Gechtoff – L’Ange -1960
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M. de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise. (SG 912/304)
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Jean Dubuffet – Nez long et chaise – Septembre 1961
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Je savais que Mlle Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait par-delà les blés, les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier. (Swann 145/226)
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Natalia Goncharova – Pommiers en fleurs – 1912
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Même quand, rappelé avec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine tout en continuant à déjeuner n’avait plus l’air de considérer le restaurant et les jardins que comme une piste illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur aux cheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si pour le suivre, elle n’allait pas me laisser seul à ma table. Mais dès les jours suivants je commençai à oublier pour toujours cette impression pénible car j’avais décidé de ne jamais retourner à Rivebelle, j’avais fait promettre à Albertine, qui m’assura y être venue pour la première fois, qu’elle n’y retournerait jamais. Et je niai que le garçon aux pieds agiles n’eût eu d’yeux que pour elle, afin qu’elle ne crût pas que ma compagnie l’avait privée d’un plaisir. Il m’arriva parfois de retourner à Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j’y avais déjà fait. Tout en vidant une dernière coupe je regardais une rosace peinte sur le mur blanc, je reportais sur elle le plaisir que j’éprouvais. Elle seule au monde existait pour moi ; je la poursuivais, la touchais et la perdais tour à tour de mon regard fuyant, et j’étais indifférent à l’avenir, me contentant de ma rosace comme un papillon qui tourne autour d’un papillon posé, avec lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté suprême. Or je trouvais dangereux de laisser s’installer en moi, même sous une forme légère, un mal qui ressemble à ces états pathologiques habituels auxquels on ne prend pas garde, mais qui, si survient le moindre accident, imprévisible et inévitable, qui lui arriverait, suffisent à lui donner aussitôt une extrême gravité. Le moment était peut-être particulièrement bien choisi pour renoncer à une femme à qui aucune souffrance bien récente et bien vive ne m’obligeait à demander ce baume contre un mal, que possèdent celles qui l’ont causé. (SG 1015/403)
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Otto Freundlich – Rosace II – 1941
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Nous apercevions déjà l’hôtel, ses lumières si hostiles le premier soir, à l’arrivée, maintenant protectrices et douces, annonciatrices du foyer. Et quand la voiture arrivait près de la porte, le concierge, les grooms, le lift, empressés, naïfs, vaguement inquiets de notre retard, massés sur les degrés à nous attendre, étaient, devenus familiers, de ces êtres qui changent tant de fois au cours de notre vie, comme nous changeons nous-mêmes, mais dans lesquels au moment où ils sont pour un temps le miroir de nos habitudes, nous trouvons de la douceur à nous sentir fidèlement et amicalement reflétés. Nous les préférons à des amis que nous n’avons pas vus depuis longtemps, car ils contiennent davantage de ce que nous sommes actuellement. Seul le « chasseur », exposé au soleil dans la journée, avait été rentré pour ne pas supporter la rigueur du soir, et emmailloté de lainages, lesquels joints à l’éplorement orangé de sa chevelure et à la fleur curieusement rose de ses joues, faisaient, au milieu du hall vitré, penser à une plante de serre qu’on protège contre le froid. Nous descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu’il n’était nécessaire, mais ils sentaient l’importance de la scène et se croyaient obligés d’y jouer un rôle. J’étais affamé. Aussi, souvent, pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la chambre qui avait fini par devenir si réellement mienne que revoir les grands rideaux violets et les bibliothèques basses, c’était me retrouver seul avec ce moi-même dont les choses, comme les gens, m’offraient l’image, et nous attendions tous ensemble dans le hall que le maître d’hôtel vînt nous dire que nous étions servis. (JF 723/290)
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Mark Rothko – Orange, Red and Yellow – 1961 – Collection privée
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Il y a dans ces restaurants, comme dans les jardins publics et les trains, des gens enfermés dans une apparence ordinaire et dont le nom nous étonne, si l’ayant par hasard demandé, nous découvrons qu’ils sont non l’inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins que le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu parler. Déjà deux ou trois fois dans le restaurant de Rivebelle, nous avions, Saint-Loup et moi, vu venir s’asseoir à une table quand tout le monde commençait à partir un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide. Un soir que nous demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et retardataire : « Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre Elstir ? » nous dit-il. Swann avait une fois prononcé son nom devant moi, j’avais entièrement oublié à quel propos ; mais l’omission d’un souvenir, comme celle d’un membre de phrase dans une lecture, favorise parfois non l’incertitude, mais l’éclosion d’une certitude prématurée. « C’est un ami de Swann, et un artiste très connu, de grande valeur », dis-je à Saint-Loup. Aussitôt passa sur lui et sur moi, comme un frisson, la pensée qu’Elstir était un grand artiste, un homme célèbre, puis, que nous confondant avec les autres dîneurs, il ne se doutait pas de l’exaltation où nous jetait l’idée de son talent. Sans doute, qu’il ignorât notre admiration et que nous connaissions Swann, ne nous eût pas été pénible si nous n’avions pas été aux bains de mer. Mais, attardés à un âge où l’enthousiasme ne peut rester silencieux et transportés dans une vie où l’incognito semble étouffant, nous écrivîmes une lettre signée de nos noms, où nous dévoilions à Elstir dans les deux dîneurs assis à quelques pas de lui deux amateurs passionnés de son talent, deux amis de son grand ami Swann et où nous demandions à lui présenter nos hommages. Un garçon se chargea de porter cette missive à l’homme célèbre.
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Picasso – Le peintre et son modèle – 1963
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Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où l’on n’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble préalable qu’on ressent. À peine y songe-t-on comme à un plaisir qu’on aura ; plutôt, on l’appelle son charme à elle ; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble. (Swann 157/240) 
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Lucio Fontana – Concept spatial -1955
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De notre balcon la ville semblait un seul lieu mouvant, informe et noir, et qui tout d’un coup passait, des profondeurs et de la nuit, dans la lumière et dans le ciel, où un à un les aviateurs s’élançaient à l’appel déchirant des sirènes, cependant que d’un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l’objet invisible encore et peut-être déjà proche qu’il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairant l’ennemi, le cernant de leurs lumières jusqu’au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et, escadrille après escadrille, chaque aviateur s’élançait ainsi de la ville transportée maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s’éclairaient, et je dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille il aurait pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre (comme dans L’Enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles) un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels à cause de leurs noms célèbres eussent mérité d’être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c’est ce que nous avions fait encore ce jour-là, comme s’il n’y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre », la peur des Zeppelins : « Reconnu : la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. »
« Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leurs seins décatis le collier de perles qui leur permettra d’épouser un duc décavé. L’hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l’Hôtel du libre échange. » (TR 759/66)
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Willem de Kooning – Echange – 1955
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À la vue d’un jeune secrétaire à l’air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis quelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partant d’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification, l’exaspéra. « Je n’en sais absolument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus que froid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument le contraire. » Ici, M. de Charlus, irrité d’avoir été dénoncé par un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si le baron avait dit vrai, fait exception dans cette ambassade. Elle était, en effet, composée de personnalités fort différentes, plusieurs extrêmement médiocres, en sorte que si l’on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s’était porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l’inversion. En mettant à la tête de ce petit Sodome diplomatique un ambassadeur aimant au contraire les femmes avec une exagération comique de compère de revue qui faisait manoeuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait avoir obéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les yeux, il ne croyait pas à l’inversion. Il en donna immédiatement la preuve en mariant sa soeur à un chargé d’affaires qu’il croyait bien faussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu gênant et fut bientôt remplacé par une excellence nouvelle qui assura l’homogénéité de l’ensemble. D’autres ambassades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais elles ne purent lui disputer le prix (comme au concours général, où un certain lycée l’a toujours) et il fallut que plus de dix ans se passassent avant que, des attachés hétérogènes s’étant introduits dans ce tout si parfait, une autre pût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en tête. (SG 674/74)
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Karel Appel – Visage – 1969
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La situation sociale était la seule chose à laquelle le directeur fît attention, la situation sociale, ou plutôt les signes qui lui paraissaient impliquer qu’elle était élevée, comme de ne pas se découvrir en entrant dans le hall, de porter des knickerbockers, un paletot à taille, et de sortir un cigare ceint de pourpre et d’or d’un étui en maroquin écrasé (tous avantages, hélas ! qui me faisaient défaut). Il émaillait ses propos commerciaux d’expressions choisies, mais à contresens.

Tandis que j’entendais ma grand-mère, sans se froisser qu’il l’écoutât son chapeau sur la tête et tout en sifflotant, lui demander sur une intonation artificielle : « Et quels sont… vos prix ?… Oh ! beaucoup trop élevés pour mon petit budget », attendant sur une banquette, je me réfugiais au plus profond de moi-même, je m’efforçais d’émigrer dans des pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à la surface de mon corps – insensibilisée comme l’est celle des animaux qui par inhibition font les morts quand on les blesse –, afin de ne pas trop souffrir dans ce lieu où mon manque total d’habitude m’était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblaient en avoir au même moment une dame élégante à qui le directeur témoignait son respect en prenant des familiarités avec le petit chien dont elle était suivie, le jeune gandin qui, la plume au chapeau, rentrait en demandant « s’il avait des lettres », tous ces gens pour qui c’était regagner leur home que de gravir les degrés en faux marbre. Et en même temps le regard de Minos, Éaque et Rhadamante (regard dans lequel je plongeai mon âme dépouillée, comme dans un inconnu où plus rien ne la protégeait) me fut jeté sévèrement par des messieurs qui, peu versés peut-être dans l’art de « recevoir », portaient le titre de « chefs de réception » ; plus loin, derrière un vitrage clos, des gens étaient assis dans un salon de lecture pour la description duquel il m’aurait fallu choisir dans le Dante tour à tour les couleurs qu’il prête au Paradis et à l’Enfer, selon que je pensais au bonheur des élus qui avaient le droit d’y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que m’eût causée ma grand-mère si dans son insouci de ce genre d’impressions, elle m’eût ordonné d’y pénétrer. (JF 663/232)
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Per Kirkeby – Enfer V – 1982 – Philips Collection
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Or son courrier était si nombreux qu’il ne se rappelait pas toujours très bien, quand il n’avait vu qu’une fois un malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu’il lui avait assigné. On n’a peut-être pas oublié qu’au moment de l’attaque de ma grand-mère, je l’avais conduite chez lui, le soir où il se faisait coudre tant de décorations. Depuis le temps écoulé, il ne se rappelait plus le faire-part qu’on lui avait envoyé à l’époque. « Madame votre grand-mère est bien morte, n’est-ce pas ? » me dit-il d’une voix où une quasi-certitude calmait une légère appréhension. « Ah ! En effet ! Du reste dès la première minute où je l’ai vue, mon pronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens très bien. »
C’est ainsi que le professeur E*** apprit ou rapprit la mort de ma grand-mère, et je dois le dire à sa louange, qui est celle du corps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent d’habitude par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. « Du vin ? en quantité modérée, cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant… Le plaisir physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut. » Du coup quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux résurrecteurs, l’eau et la chasteté ! En revanche si l’on a quelque chose au cœur, de l’albumine, etc., on n’en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade livré à lui-même s’impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenue de l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père Lachaise, verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. (SG 640/41)
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Hans Hoffmann – Asklepios – 1947
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Mme Verdurin aimait vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait tout à leur Patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui permettent qu’on les trompe, mais sous leur toit et même sous leurs yeux, c’est-à-dire qu’on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes d’avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n’eût aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se perpétuât à l’abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d’Odette auprès de Swann l’avait jadis rongée au coeur, depuis quelque temps tout aparté entre Morel et le baron ; elle trouvait à ses chagrins une seule consolation, qui était de défaire le bonheur des autres. Elle n’eût pu supporter longtemps celui du baron. Voici que cet imprudent précipitait la catastrophe en ayant l’air de restreindre la place de la Patronne dans son propre petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le monde, sans elle, sous l’égide du baron. Il n’y avait qu’un remède, donner à choisir à Morel entre le baron et elle, et, profitant de l’ascendant qu’elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux d’une clairvoyance extraordinaire grâce à des rapports qu’elle se faisait faire, à des mensonges qu’elle inventait et qu’elle lui servait les uns et les autres comme corroborant ce qu’il était porté à croire lui-même, et ce qu’il allait voir à l’évidence, grâce aux panneaux qu’elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet ascendant, la faire choisir, elle, de préférence au baron. Quant aux femmes du monde qui étaient là et qui ne s’étaient même pas fait présenter, dès qu’elle avait compris leurs hésitations ou leur sans-gêne, elle avait dit : « Ah ! je vois ce que c’est, c’est un genre de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu’on avait été moins aimable avec elle qu’elle n’avait espéré. (Pris 278/266)
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Wilfredo Lam – L’éternelle présence – 1944 – MET
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On aurait dit que, réincarné, l’auteur vivait à jamais dans sa musique ; on sentait la joie avec laquelle il choisissait la couleur de tel timbre, l’assortissait aux autres. Car à des dons plus profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de peintres ont possédé, d’user de couleurs non seulement si stables mais si personnelles que, pas plus que le temps n’altère leur fraîcheur, les élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s’assimiler anonymement aux époques suivantes ; elle se déchaîne, elle éclate à nouveau, et seulement quand on rejoue les oeuvres du novateur à perpétuité. Chaque timbre se soulignait d’une couleur que toutes les règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure et fixé à son rang dans l’évolution musicale, le quitterait toujours pour venir prendre la tête dès qu’on jouerait une de ses productions, qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil, connue déjà au piano et qu’on entendait à l’orchestre, comme un rayon de jour d’été que le prisme de la fenêtre décompose avant son entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des Mille et Une Nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la lumière ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux ? Ce Vinteuil que j’avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et dans tout le sens du mot un bonheur sur lequel l’audition d’une oeuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités, les forces accrues qu’elle lui avait données pour en découvrir d’autres, menaient encore l’auditeur de trouvaille en trouvaille, ou plutôt c’était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans les couleurs qu’il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu’elles semblaient appeler, ravi, tressaillant comme au choc d’une étincelle quand le sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant, grisé, affolé, vertigineux, tandis qu’il peignait sa grande fresque musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle Sixtine. (Pris 253/241)
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Salvador Dali – Adam – Chapelle Sixtine – Rome – 1962
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Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j’avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l’amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D’ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n’était pas restituable. C’est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d’autres drogues. Ses yeux profondément cernés de noir étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s’était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent vite à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l’air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu’à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l’alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même ce jour-là ne pas l’avoir atteinte. C’est qu’il s’était, le matin même, fait couper les cheveux. Pourtant il y en eut un que, même nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme car il n’avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j’avais connu autrefois, mais que j’avais retrouvé il y a quelques années. C’était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses moustaches, et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité. (TR 942/252)
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Willem de Kooning – Femme – 1953
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Un pâle fantôme de la maison d’en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans l’appartement, je me cognais aux meubles de l’antichambre, mais dans la porte de l’escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide et bleue, d’un bleu de fleur, d’un bleu d’aile d’insecte, d’un bleu qui m’eût semblé beau si je n’avais senti qu’il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L’obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d’une étoile vue à côté de l’arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m’arrivait d’isoler sur le dos d’un banc, de recueillir la pureté naturelle d’un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris – de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant, pour mon imagination, la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués le souvenir douloureux des promenades que j’y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l’aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où, de Balbec à Incarville, d’Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l’un l’autre jusqu’au petit jour. Je n’avais plus qu’un espoir pour l’avenir – espoir bien plus déchirant qu’une crainte, – c’était d’oublier Albertine. (Fug 481/63)
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Gerhard Richter – juin 2008
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Voyez-vous, dit Morel, désireux d’exalter d’une façon qu’il jugeait moins compromettante pour lui-même (bien qu’elle fût en réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve, ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m’en faire aimer et de lui prendre sa virginité. » M. de Charlus ne put se retenir de pincer tendrement l’oreille de Morel, mais ajouta naïvement : « À quoi cela te servirait-il ? Si tu prenais son pucelage, tu serais bien obligé de l’épouser. – L’épouser ? » s’écria Morel qui sentait le baron grisé ou bien qui ne songeait pas à l’homme, en somme plus scrupuleux qu’il ne croyait, avec lequel il parlait. « L’épouser ? Des nèfles ! Je le promettrais, mais dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le soir même. » M. de Charlus avait l’habitude quand une fiction pouvait lui causer un plaisir sensuel momentané, d’y donner son adhésion, quitte à la retirer tout entière quelques instants après quand le plaisir serait épuisé. « Vraiment, tu ferais cela ? » dit-il à Morel en riant et en le serrant de plus près. « Et comment ! » dit Morel, voyant qu’il ne déplaisait pas au baron en continuant à lui expliquer sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs. « C’est dangereux, dit M. de Charlus. – Je ferais mes malles d’avance et je ficherais le camp sans laisser d’adresse. – Et moi ? demanda M. de Charlus. – Je vous emmènerais avec moi, bien entendu », s’empressa de dire Morel qui n’avait pas songé à ce que deviendrait le baron, lequel était le cadet de ses soucis. « Tenez, il y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça, c’est une petite couturière qui a sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La fille de Jupien ! s’écria le baron pendant que le sommelier entrait. Oh ! jamais », ajouta-t-il, soit que la présence d’un tiers l’eût refroidi, soit que même dans ces espèces de messes noires où il se complaisait à souiller les choses les plus saintes, il ne pût se résoudre à faire entrer des personnes pour qui il avait de l’amitié. « Jupien est un brave homme, la petite est charmante, il serait affreux de leur causer du chagrin. » (SG 1008/396)
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Robert Motherwell – Jeune fille – 1944 -Gouache

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Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c’était cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme, au bord de la mer, dans un de ces « bains de vagues » dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu’aucun d’eux ne sait nager), d’où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu’on appelait l’esprit des Guermantes. L’esprit des Guermantes – entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder – était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n’usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n’étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n’avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n’importe quelle sorte d’esprit. Les détenteurs, non apparentés à la duchesse, de l’esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d’avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l’éloquence parlementaire, l’armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu être expliquée par un certain manque d’originalité, ou d’initiative, ou de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme. (Guer 457/443)
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Hyman Bloom – Paysage marin -1974
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Certes, elle avait la prétention d’aimer les « antiquités » et prenait un air ravi et fin pour dire qu’elle adorait passer toute une journée à « bibeloter », à chercher « du bric-à-brac », des choses « du temps ». Bien qu’elle s’entêtât dans une sorte de point d’honneur (et semblât pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant jamais aux questions et en ne « rendant pas de comptes » sur l’emploi de ses journées, elle parla une fois à Swann d’une amie qui l’avait invitée et chez qui tout était « de l’époque ». Mais Swann ne put arriver à lui faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi, elle répondit que c’était « moyenâgeux ». Elle entendait par là qu’il y avait des boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le ton hésitant et de l’air entendu dont on cite quelqu’un avec qui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l’air de considérer comme quelqu’un de si célèbre qu’on espère que l’interlocuteur saura bien de qui vous voulez parler : « Elle a une salle à manger… du… dix-huitième ! » Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la maison n’était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la mode n’en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra à Swann l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle à manger et qu’elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de l’argent, pour voir s’il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille, mais celle qu’elle rêvait et que malheureusement les dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château de Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu’elle pensait de son habitation du quai d’Orléans ; comme il avait critiqué que l’amie d’Odette donnât, non pas dans le Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais dans le faux ancien : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés », lui dit-elle, le respect humain de la bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la cocotte. (Swann 244/348)
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André Masson – Le fauteuil de Louis XVI – 1938
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Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la princesse se moque de vous (la princesse n’y songeait pas). Elle sait aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille poison », reprit Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le sel des marais salants de Bretagne : à l’accent, au choix des mots on sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu Saint-Loup, envahi par tant d’idées et d’expressions nouvelles ; il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV, de sorte que la pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et qu’en elle l’intelligence et la sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés. Là encore l’esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu’il excluait (et qui composait précisément la matière de ma propre pensée) et tout ce qu’à cause de cela même il avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu’aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altérée. Son esprit d’une formation si antérieure au mien, était pour moi l’équivalent de ce que m’avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m’offrait, domestiquée et soumise par l’amabilité, par le respect envers les valeurs spirituelles, l’énergie et le charme d’une cruelle petite fille de l’aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l’oeil aux lapins et, aussi bien qu’elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mêmes élégances, pas mal d’années auparavant, être la plus brillante maîtresse du prince de Sagan. (Guer 502/486)
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Guillaume Corneille – Paysage breton – 1961 – Collection privée
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Et même toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l’opposé chez les Verdurin, et faisant ainsi s’aligner à côté des deux côtés de Combray, des Champs-Élysées, la belle terrasse de La Raspelière. D’ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer successivement dans tous les sites les plus différents de notre vie ? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut le plus étranger comme ma grand-mère ou comme Albertine. D’ailleurs, si à l’opposé qu’ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie ; et chez eux quel rôle n’avait pas joué la musique de Vinteuil ! Enfin Swann avait aimé la sœur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes, s’il s’agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des « fils mystérieux » que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu’elle entre-croise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications. TR 1030/335)
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Gerhard Richter – 1988 – Huile sur papier
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Du reste cette réaction des matériaux locaux sur le génie qui les utilise et à qui elle donne plus de verdeur ne rend pas l’oeuvre moins individuelle, et que ce soit celle d’un architecte, d’un ébéniste, ou d’un musicien, elle ne reflète pas moins minutieusement les traits les plus subtils de la personnalité de l’artiste, parce qu’il a été forcé de travailler dans la pierre meulière de Senlis ou le grès rouge de Strasbourg, qu’il a respecté les noeuds particuliers au frêne, qu’il a tenu compte dans son écriture des ressources et des limites de la sonorité, des possibilités de la flûte ou de l’alto.
Je m’en rendais compte et pourtant nous causions si peu ! Tandis qu’avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j’eusse démontré par mes paroles beaucoup plus de plaisir que je n’en eusse ressenti, car je les quittais avec fatigue, au contraire couché entre ces jeunes filles, la plénitude de ce que j’éprouvais l’emportait infiniment sur la pauvreté, la rareté de nos propos, et débordait de mon immobilité et de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au pied de ces jeunes roses.
Pour un convalescent qui se repose tout le jour dans un jardin fleuriste ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits n’imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait par s’incorporer en moi. Ainsi les raisins se sucrent-ils au soleil. Et par leur lente continuité, ces jeux si simples avaient aussi amené en moi, comme chez ceux qui ne font autre chose que rester étendus au bord de la mer à respirer le sel, à se hâler, une détente, un sourire béat, un éblouissement vague qui avait gagné jusqu’à mes yeux. (JF 910/471)
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Antonin Prochazka – Bouquet de roses – 1921
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Bientôt on me fit monter dans la chambre 43, mais l’atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que, mon « cassis » bu, je redescendis l’escalier, puis, pris d’une autre idée, le remontai et, dépassant l’étage de la chambre 43, allai jusqu’en haut. Tout d’un coup, d’une chambre qui était isolée au bout d’un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. « Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m’humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. – Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t’attacher sur le lit, pas de pitié », et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil-de-bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. (TR 815/122)
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Kurt Seligmann -Prométhée – 1946 – Musée d’Israël
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Elle était mise avec la plus grande simplicité. Et on était touché mais surpris d’entendre Elstir dire à tout propos et avec une douceur respectueuse, comme si rien que prononcer ces mots lui causait de l’attendrissement et de la vénération : « Ma belle Gabrielle ! » Plus tard, quand je connus la peinture mythologique d’Elstir, Mme Elstir prit pour moi aussi de la beauté. Je compris qu’à certain type idéal résumé en certaines lignes, en certaines arabesques qui se retrouvaient sans cesse dans son oeuvre, à un certain canon, il avait attribué en fait un caractère presque divin, puisque tout son temps, tout l’effort de pensée dont il était capable, en un mot toute sa vie, il l’avait consacrée à la tâche de distinguer mieux ces lignes, de les reproduire plus fidèlement. Ce qu’un tel idéal inspirait à Elstir, c’était vraiment un culte si grave, si exigeant, qu’il ne lui permettait jamais d’être content ; c’était la partie la plus intime de lui-même : aussi n’avait-il pu le considérer avec détachement, en tirer des émotions, jusqu’au jour où il le rencontra, réalisé au-dehors, dans le corps d’une femme, le corps de celle qui était par la suite devenue Mme Elstir et chez qui il avait pu – comme cela ne nous est possible que pour ce qui n’est pas nous-mêmes – le trouver méritoire, attendrissant, divin. Quel repos, d’ailleurs, de poser ses lèvres sur ce Beau que jusqu’ici il fallait avec tant de peine extraire de soi, et qui maintenant mystérieusement incarné  s’offrait à lui pour une suite de communions efficaces ! (JF 850/413)
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Jean Bazaine – Le peintre et son modèle – 1944
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Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand-mère, quand elle ajouta vivement :
« Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux vous voient. »
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.
« Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi ? » ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux malicieux et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un texte qu’elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique) « quand même on nous verrait ce n’en est que meilleur. »
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son coeur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et s’entremêlait de : « tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas envie d’être seule et de lire ? » (Swann 161/245)
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Amedeo de Souza Cardoso – Sans titre – 1917
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Nous reparlions de Combray. Ma mère me dit que là-bas du moins je lisais et qu’à Balbec je devrais bien faire de même, si je ne travaillais pas. Je répondis que pour m’entourer justement des souvenirs de Combray et des jolies assiettes peintes j’aimerais relire Les Mille et Une Nuits. Comme jadis à Combray quand elle me donnait des livres pour ma fête, c’est en cachette, pour me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois Les Mille et Une Nuits de Galland et Les Mille Nuits et Une Nuit de Mardrus. Mais après avoir jeté un coup d’oeil sur les deux traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en tinsse à celle de Galland, tout en craignant de m’influencer à cause du respect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la peur d’intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et du sentiment qu’étant une femme, d’une part elle manquait, croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il fallait, d’autre part elle ne devait pas juger d’après ce qui la choquait les lectures d’un jeune homme. En tombant sur certains contes elle avait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité de l’expression. Mais surtout, conservant précieusement comme des reliques, non pas seulement la broche, l’en-tout-cas, le manteau, le volume de Mme de Sévigné, mais aussi les habitudes de pensée et de langage de sa mère, cherchant en toute occasion quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait douter de la condamnation que ma grand-mère eût prononcée contre le livre de Mardrus. (SG 835/230)
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Gosta Adrian Nilsson – Sheherazade – 1916
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Je sonnai Françoise pour lui demander de m’acheter un guide et un indicateur, comme j’avais fait enfant, quand j’avais déjà voulu préparer un voyage à Venise, réalisation d’un désir aussi violent que celui que j’avais en ce moment ; j’oubliais que, depuis, il en était un que j’avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps gothique actualisé d’une mer printanière, et qui venait d’instant en instant frôler mon esprit d’une image enchantée, caressante, insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais ses paroles et sa conduite. Elle me dit : « J’étais bien ennuyée que Monsieur sonne si tard aujourd’hui. Je ne savais pas ce que je devais faire. Ce matin à huit heures Mlle Albertine m’a demandé ses malles, j’osais pas y refuser, j’avais peur que Monsieur me dispute si je venais l’éveiller. J’ai eu beau la catéchismer, lui dire d’attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner. Elle n’a pas voulu, elle m’a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie. » Et alors – tant on peut ignorer ce qu’on a en soi, puisque j’étais persuadé de mon indifférence pour Albertine – mon souffle fut coupé, je tins mon cœur de mes deux mains, brusquement mouillées par une certaine sueur que je n’avais jamais connue depuis la révélation que mon amie m’avait faite dans le petit tram relativement à l’amie de Mlle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose que : « Ah ! très bien, Françoise, merci, vous avez bien fait naturellement de ne pas me réveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à l’heure. » (Pris 414/399)
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Oscar Dominguez – Le souffle
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La marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la mer que nous avions à Balbec, et m’enviait, elle qui de La Raspelière (qu’elle n’habitait du reste pas cette année) ne voyait les flots que de si loin. Elle avait deux singulières habitudes qui tenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pour la musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elle parlait esthétique ses glandes salivaires, comme celles de certains animaux au moment du rut, entraient dans une phase d’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille dame laissait passer au coin des lèvres légèrement moustachues, quelques gouttes dont ce n’était pas la place. Aussitôt elle les ravalait avec un grand soupir, comme quelqu’un qui reprend sa respiration. Enfin s’il s’agissait d’une trop grande beauté musicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proférait quelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au besoin venant du nez. Or je n’avais jamais songé que la vulgaire plage de Balbec pût offrir en effet une « vue de mer » et les simples paroles de Mme de Cambremer changeaient mes idées à cet égard. En revanche, et je le lui dis, j’avais toujours entendu célébrer le coup d’oeil unique de La Raspelière, située au faîte de la colline et où, dans un grand salon à deux cheminées, toute une rangée de fenêtres regarde au bout des jardins, entre les feuillages, la mer jusqu’au-delà de Balbec, et l’autre rangée, la vallée. « Comme vous êtes aimable et comme c’est bien dit : la mer entre les feuillages. C’est ravissant, on dirait… un éventail. » Et je sentis à une respiration profonde destinée à rattraper la salive et à assécher la moustache, que le compliment était sincère. (SG 808/203)
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André Masson – Pasiphae – 1945 – MoMA
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Ce dernier mercredi ne valait pas le précédent, disait-elle. Mais je crois que le prochain sera un des plus réussis que j’aie jamais donnés. » Elle allait parfois jusqu’à avouer : « Ce mercredi-ci n’était pas digne des autres. En revanche, je vous réserve une grosse surprise pour le suivant. » Dans les dernières semaines de la saison de Paris, avant de partir pour la campagne, la patronne annonçait la fin des mercredis. C’était une occasion de stimuler les fidèles : « Il n’y a plus que trois mercredis, il n’y en a plus que deux, disait-elle du même ton que si le monde était sur le point de finir. Vous n’allez pas lâcher mercredi prochain pour la clôture. » Mais cette clôture était factice, car elle avertissait : « Maintenant, officiellement il n’y a plus de mercredis. C’était le dernier pour cette année. Mais je serai tout de même là le mercredi. Nous ferons mercredi entre nous ; qui sait ? ces petits mercredis intimes, ce seront peut-être les plus agréables. » À La Raspelière les mercredis étaient forcément restreints, et comme, selon qu’on avait rencontré un ami de passage, on l’avait invité tel ou tel soir, c’était presque tous les jours mercredi. « Je ne me rappelle pas bien le nom des invités, mais je sais qu’il y a Mme la marquise de Camembert », m’avait dit le lift ; le souvenir de nos explications relatives aux Cambremer n’était pas arrivé à supplanter définitivement celui du mot ancien, dont les syllabes familières et pleines de sens venaient au secours du jeune employé quand il était embarrassé pour ce nom difficile, et étaient immédiatement préférées et réadoptées par lui, non pas paresseusement et comme un vieil usage indéracinable, mais à cause du besoin de logique et de clarté qu’elles satisfaisaient. (SG 857/250)
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Salvador Dali – Le divin fromage
Aquarelle pour illustrer le Divine Comédie de Dante.
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Ce n’est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé, au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des médecins et aux croque-morts, et qui, après avoir pris une figure de circonstance et dit : « Ce sont des instants très pénibles », vous avoir au besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment ils cherchent des yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires, demander de les présenter à une autre ou « offrir une place » dans leur voiture pour les « ramener ». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant du « bon vent » qui l’avait poussé vers son neveu, resta si étonné de l’accueil pourtant si naturel de ma mère, qu’il déclara plus tard qu’elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu’elle avait des « absences » pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les choses qu’on lui disait et qu’à son avis elle n’était pas dans son assiette et peut-être même n’avait pas toute sa tête à elle. Il voulut bien cependant, à ce qu’on me dit, mettre cela en partie sur le compte des « circonstances » et déclarer que ma mère lui avait paru très « affectée » par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste des saluts et révérences à reculons qu’on l’avait empêché de mener à leur fin et se rendait d’ailleurs si peu compte de ce que c’était que le chagrin de maman, qu’il demanda, la veille de l’enterrement, si je n’essayais pas de la distraire.(Guer 338/328)
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Arshile Gorky – Agonie -1947 – MoMA 

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Ce que je peux vous dire : c’est excessivement malsain ; quand vous aurez pincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes des familles, vous serez bien avancé ? – Mais est-ce que l’endroit n’est pas très joli ? – Mmmmouiii… Si on veut. Moi j’avoue franchement que j’aime cent fois mieux la vue d’ici sur cette vallée. D’abord, on nous aurait payés que je n’aurais pas pris l’autre maison parce que l’air de la mer est fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit nerveuse… Mais du reste vous êtes nerveux, je crois… vous avez des étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours. Non ce n’est pas votre affaire. » Et sans penser à ce que sa nouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec les précédentes : « Si cela vous amuse de voir la maison qui n’est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra que je m’exécute et que j’y dîne une fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai d’amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil. Après-demain nous irons à Arembouville en voiture. La route est magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot, vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que du reste mon mari a dû arranger d’avance. Je ne sais trop qui il a invité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes ? » Le baron, qui n’entendit que cette phrase et ne savait pas qu’on parlait d’une excursion à Arembouville, sursauta : « Étrange question », murmura-t-il d’un ton narquois par lequel Mme Verdurin se sentit piquée. (SG 969/359)
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Frank Stella – Etrange – 1999 – TATE
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Les gomorrhéennes sont à la fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce soit, l’une ne passe pas inaperçue aux yeux de l’autre. Dès lors le ralliement est facile. Je me souvins avec horreur d’un soir qui à l’époque m’avait seulement semblé ridicule. Un de mes amis m’avait invité à dîner au restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais si impatientes de se posséder que dès le potage les pieds se cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambes s’entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien ; j’étais au supplice. Une des deux femmes, qui n’y pouvait tenir, se mit sous la table, disant qu’elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l’une eut la migraine et demanda à monter au lavabo. L’autre s’aperçut qu’il était l’heure d’aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec mes deux amis, qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit, mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de prendre un peu d’antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient ensemble, l’une habillée en homme et qui levait des petites filles et les ramenait chez l’autre, les initiait. L’autre avait un petit garçon dont elle faisait semblant d’être mécontente, et le faisait corriger par son amie, qui n’y allait pas de main morte. On peut dire qu’il n’y a pas de lieu, si public qu’il fût, où elles ne fissent ce qui est le plus secret. (Pris 350/337)
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Tamara de Lempicka – Les jeunes filles vers 1930
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