d’après Agranska Krolik
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Annie Raout, adepte de Marcel Proust, publie depuis quelque temps, sur le Net, de courts extraits d’ « A la Recherche du temps perdu », chacun d’eux associé à un tableau ou, plus rarement, à un objet d’art.
Séduits par cette initiative, nous l’avons contactée pour lui proposer de publier ses « billets » sur ce site, ce qu’elle a accepté.
Les voici donc rassemblés dans cette rubrique « Heureuses associations », appellation particulièrement bien choisie puisque, comme les visiteurs pourront le vérifier par eux mêmes, les rapprochements entre textes et tableaux sont toujours étonnants.
De plus, gageons qu’ils permettront à certains visiteurs de découvrir des œuvres parfois méconnues, mais toujours d’une grande qualité, tout en appréciant le plaisir renouvelé de lire de courts extraits de « La Recherche »
Merci Annie Raout pour votre collaboration.
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Nota :
Pour chaque extrait proposé, l’indice repris entre parenthèses renvoie à la collection de la Pléïade (édition 1954) ainsi qu’à la collection Folio (édition 1988). A titre d’exemple, (Guer 1129/514)) indique que l’on trouvera l’extrait dans le livre « le côté de Guermantes » à la page 1129 de la Pléiade et à la page 514 de la collection Folio
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Comme M. de Charlus parlait de cette visite chez Mme de Villeparisis, je voulus lui demander sa parenté exacte avec la marquise, la naissance de celle-ci, mais la question se posa sur mes lèvres autrement que je n’aurais voulu et je demandai ce que c’était que la famille Villeparisis.
« Mon Dieu, la réponse n’est pas très facile », me répondit d’une voix qui semblait patiner sur les mots, M. de Charlus. « C’est comme si vous me demandiez de vous dire ce que c’est que rien. Ma tante qui peut tout se permettre a eu la fantaisie, en se remariant avec un certain petit M. Thirion, de plonger dans le néant le plus grand nom de France. Ce Thirion a pensé qu’il pourrait sans inconvénient, comme on fait dans les romans, prendre un nom aristocratique et éteint. L’histoire ne dit pas s’il fut tenté par La Tour d’Auvergne, s’il hésita entre Toulouse et Montmorency. En tout cas il fit un choix autre et devint M. de Villeparisis. Comme il n’y en a plus depuis 1702, j’ai pensé qu’il voulait modestement signifier par là qu’il était un monsieur de Villeparisis, petite localité près de Paris, qu’il avait une étude d’avoué ou une boutique de coiffeur à Villeparisis. Mais ma tante n’entendait pas de cette oreille-là – elle arrive d’ailleurs à l’âge où l’on n’entend plus d’aucune. Elle prétendit que ce marquisat était dans la famille, elle nous a écrit à tous, elle a voulu faire les choses régulièrement, je ne sais pas pourquoi. Du moment qu’on prend un nom auquel on n’a pas droit, le mieux est de ne pas faire tant d’histoires, comme notre excellente amie, la prétendue comtesse de M*** qui malgré les conseils de Mme Alphonse Rothschild refusa de grossir les deniers de Saint-Pierre pour un titre qui n’en serait pas rendu plus vrai. Le comique est que, depuis ce moment-là, ma tante a fait le trust de toutes les peintures se rapportant aux Villeparisis véritables, avec lesquels feu Thirion n’avait aucune parenté. Le château de ma tante est devenu une sorte de lieu d’accaparement de leurs portraits, authentiques ou non, sous le flot grandissant desquels certains Guermantes et certains Condé qui ne sont pourtant pas de la petite bière, ont dû disparaître. Les marchands de tableaux lui en fabriquent tous les ans. Et elle a même dans sa salle à manger à la campagne un portrait de Saint-Simon à cause du premier mariage de sa nièce avec M. de Villeparisis et bien que l’auteur des Mémoires ait peut-être d’autres titres à l’intérêt des visiteurs que n’avoir pas été le bisaïeul de M. Thirion. »
Mme de Villeparisis n’étant que Mme Thirion acheva la chute qu’elle avait commencée dans mon esprit quand j’avais vu la composition mêlée de son salon. (Guer 293/283)
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Georg Baselitz – 2010
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Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l’hôtel. « Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma délicieuse cousine Oriane ? » me demanda la princesse qui avait depuis peu déserté son fauteuil à l’entrée, et avec qui je retournais dans les salons. « Elle doit venir ce soir, je l’ai vue dans l’après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l’a promis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez la reine d’Italie, à l’ambassade, jeudi. Il y aura toutes les altesses possibles, ce sera très intimidant. » Elles ne pouvaient nullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle les salons en foisonnaient et qui disait : « Mes petits Cobourg » comme elle eût dit : « Mes petits chiens. » Aussi, Mme de Guermantes dit-elle : « Ce sera très intimidant », par simple bêtise, qui, chez les gens du monde, l’emporte encore sur la vanité. À l’égard de sa propre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé d’histoire. Pour ce qui concernait ses relations elle tenait à montrer qu’elle connaissait les surnoms qu’on leur avait donnés. M’ayant demandé si je dînais la semaine suivante chez la marquise de la Pommelière, qu’on appelait souvent « la Pomme », la princesse, ayant obtenu de moi une réponse négative, se tut pendant quelques instants. Puis, sans aucune autre raison qu’un étalage voulu d’érudition involontaire, de banalité et de conformité à l’esprit général, elle ajouta : « C’est une assez agréable femme, la Pomme ! » (SG 659/58)
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Jean Fautrier – Les pommes à cidre – 1943 – Musée Reine Sofia Madrid
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Le seul point où, au contraire, la réalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant, « fiche le camp » lui paraissait beaucoup pour une chose si simple. C’était quitter le baron, qui sans doute serait furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l’argent que lui donnait le baron. La pensée que c’était inévitable lui donnait des crises de nerfs. Il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas y penser de la morphine, avec prudence. Puis tout d’un coup s’était trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que l’alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec M. de Charlus, n’était peut-être pas forcé. Perdre tout l’argent du baron, c’était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnait la vue de Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomber dans un piège, qu’ils devaient s’estimer heureux d’en être quittes à si bon marché. Il trouvait qu’en somme la jeune fille était dans son tort, ayant été si maladroite de n’avoir pas su le garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu’aux dîners dispendieux qu’il avait offerts à la jeune fille depuis qu’ils étaient fiancés, et desquels il eût pu dire le coût, en fils d’un valet de chambre qui venait tous les mois apporter son « livre » (Pris 195/184)
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Wilfredo Lam – Le sombre Molembo Dieu de la croisée des chemins – 1943
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Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu’une demi-heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelle allait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir été invité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps après l’heure du danger, oubliée grâce à la distraction, que l’on se souvient de son inquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l’hôtel. Mais ici il faut d’abord que je note une circonstance minime, laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.
Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on appelait dans ce temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes – comme il était l’un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours, et forcés d’être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. Non que le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs que l’huissier s’était figuré avoir à accorder à un monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à qui il avait à faire ; il aurait eu une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées de l’huissier désireux de retrouver quelqu’un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I do not speak french. (SG 633/34)
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Paul Klee – « La lune était sur le déclin, elle me montrait la grimace d’un anglais, un lord malfamé » – 1918
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Je ne sais pas si vos notions héraldiques vous permettent de mesurer exactement l’importance de la manifestation, le poids que j’ai soulevé, le volume d’air que j’ai déplacé pour vous. Vous avez eu la reine de Naples, le frère du roi de Bavière, les trois plus anciens pairs. Si Vinteuil est Mahomet, nous pouvons dire que nous avons déplacé pour lui les moins amovibles des montagnes. Pensez que pour assister à votre fête la reine de Naples est venue de Neuilly, ce qui est beaucoup plus difficile pour elle que de quitter les Deux-Siciles », dit-il avec une intention de rosserie, malgré son admiration pour la reine. « C’est un événement historique. Pensez qu’elle n’était peut-être jamais sortie depuis la prise de Gaète. Il est probable que dans les dictionnaires on mettra comme dates culminantes le jour de la prise de Gaète et celui de la soirée Verdurin. L’éventail qu’elle a posé pour mieux applaudir Vinteuil mérite de rester plus célèbre que celui que Mme de Metternich a brisé parce qu’on sifflait Wagner. – Elle l’a même oublié, son éventail », dit Mme Verdurin, momentanément apaisée par le souvenir de la sympathie que lui avait témoignée la reine, et elle montra à M. de Charlus l’éventail sur un fauteuil. « Oh ! comme c’est émouvant ! s’écria M. de Charlus en s’approchant avec vénération de la relique. Il est d’autant plus touchant qu’il est affreux ; la petite violette est incroyable ! » Et des spasmes d’émotion et d’ironie le parcouraient alternativement. « Mon Dieu, je ne sais pas si vous ressentez ces choses-là comme moi. Swann serait simplement mort de convulsions s’il avait vu cela. Je sais bien que, à quelque prix qu’il doive monter, j’achèterai cet éventail à la vente de la reine. Car elle sera vendue, comme elle n’a pas le sou », ajouta-t-il, la cruelle médisance ne cessant jamais chez le baron de se mêler à la vénération la plus sincère, bien qu’elles partissent de deux natures opposées, mais réunies en lui. (Pris 274/262)
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Kurt Seligmann – Héraldique – 1934
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Êtes-vous bien soigné ? me demanda Bergotte. Qui est-ce qui s’occupe de votre santé ? » Je lui dis que j’avais vu et reverrais sans doute Cottard. « Mais ce n’est pas ce qu’il vous faut ! me répondit-il. Je ne le connais pas comme médecin. Mais je l’ai vu chez Mme Swann. C’est un imbécile. À supposer que cela n’empêche pas d’être un bon médecin, ce que j’ai peine à croire, cela empêche d’être un bon médecin pour artistes, pour gens intelligents. Les gens comme vous ont besoin de médecins appropriés, je dirais presque de régimes, de médicaments particuliers. Cottard vous ennuiera et rien que l’ennui empêchera son traitement d’être efficace. Et puis ce traitement ne peut pas être le même pour vous que pour un individu quelconque. Les trois quarts du mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur faut au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que Cottard puisse vous soigner ? Il a prévu la difficulté de digérer les sauces, l’embarras gastrique, mais il n’a pas prévu la lecture de Shakespeare… Aussi ses calculs ne sont plus justes avec vous, l’équilibre est rompu, c’est toujours le petit ludion qui remonte. Il vous trouvera une dilatation de l’estomac, il n’a pas besoin de vous examiner puisqu’il l’a d’avance dans son oeil. Vous pouvez la voir, elle se reflète dans son lorgnon. » Cette manière de parler me fatiguait beaucoup, je me disais avec la stupidité du bon sens : « Il n’y a pas plus de dilatation de l’estomac reflétée dans le lorgnon du professeur Cottard que de sottises cachées dans le gilet blanc de M. de Norpois. »« Je vous conseillerais plutôt, poursuivit Bergotte, le docteur du Boulbon, qui est tout à fait intelligent. – C’est un grand admirateur de vos oeuvres », lui répondis-je. Je vis que Bergotte le savait et j’en conclus que les esprits fraternels se rejoignent vite, qu’on a peu de vrais « amis inconnus ». Ce que Bergotte me dit au sujet de Cottard me frappa tout en étant contraire à tout ce que je croyais. Je ne m’inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux ; j’attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m’échappaient, il rendit au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes entrailles. (JF 570/140)
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Julian Scnabel Shakespeare – 1985 – Collection privée
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Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur :
« Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer. »
Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche :
« Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame ; c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu.
— Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas. »
D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devînt exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand – à ce moment où il nous fait défaut – à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin insensé et douloureux de le posséder.
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André Masson – Orphée 1972 – Lithographie
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M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouter qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. « Il y eut un temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet de chambre, de maître d’hôtel du roi. – Il y en eut un autre, répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le cou aux vôtres. » M. de Charlus eût été bien étonné s’il eût pu supposer que, à défaut de « Charmel », résigné à adopter Morel et à lui donner un des titres de la famille de Guermantes desquels il disposait, mais que les circonstances, comme on le verra, ne lui permirent pas d’offrir au violoniste, celui-ci eût refusé en pensant à la réputation artistique attachée à son nom de Morel et aux commentaires qu’on eût faits à « la classe ». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain il plaçait la rue Bergère ! Force fut à M. de Charlus de se contenter pour l’instant de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l’antique inscription : PLVS VLTRA CAROL’S. Certes devant un adversaire d’une sorte qu’il ne connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer de tactique. Mais qui en est capable ? Du reste si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre auprès de M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par l’insolence à la douceur. (SG 1062/449)
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Juan Gris – Violon et journal – 1917
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Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n’était pas pour chacune de ces femmes, unique. Car chacune, je l’avais connue à diverses reprises, en des temps différents, où elle était une autre pour moi, où moi-même j’étais autre, baignant dans des rêves d’une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenait assemblés autour d’eux les souvenirs d’une femme que j’y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l’heure m’inviter à déjeuner, autour d’un être sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu depuis la dame en rose, plusieurs madame Swann, séparées par l’éther incolore des années, et de l’une à l’autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j’avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l’éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j’avais en des temps si différents, comme d’une flore particulière, qu’on ne retrouvera pas dans une autre planète ; au point qu’après avoir pensé que je n’irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m’eût transporté dans un monde autre, que l’une n’était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l’autre de la dame en rose, que parce qu’en moi un homme instruit me l’affirmait avec la même autorité qu’un savant qui m’eût affirmé qu’une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d’une seule et même étoile. (TR991/297)
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Jackson Pollock – sans titre 1945 – gouache pastel et encre
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Quelle stupeur pour M. de Charlus, s’il avait pénétré dans un de ces pavillons adverses, grâce à quelque potin comme par un de ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiques renvoyés ! Mais, tout autant que nous sommes privés de ce sens de l’orientation dont sont doués certains oiseaux, nous manquons du sens de la visibilité comme nous manquons de celui des distances, nous imaginant toute proche l’attention intéressée de gens qui au contraire ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous sommes pendant ce temps-là pour d’autres leur seul souci. Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l’eau où il nage s’étend au-delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet, tandis qu’il ne voit pas à côté de lui, dans l’ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou le pisciculteur tout-puissant qui, au moment imprévu et fatal, différé en ce moment à l’égard du baron (pour qui le pisciculteur, à Paris, sera Mme Verdurin), le tirera sans pitié du milieu où il aimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au surplus les peuples, en tant qu’ils ne sont que des collections d’individus, peuvent offrir des exemples plus vastes, mais identiques en chacune de leurs parties, de cette cécité profonde, obstinée et déconcertante. (SG 1049/436)
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Oscar Dominguez – L’Aquarium – 1946
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Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement de « collectionneur » qui achevait le caractère démodé, ancien, de cette scène, avec ce duc si « Restauration » et cette cocotte tellement « Second Empire », dans un de ses peignoirs qu’il aimait, la dame en rose l’interrompait d’une jacasserie ; il s’arrêtait net et plantait sur elle un regard féroce. Peut-être s’était-il aperçu qu’elle aussi, comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises ; peut-être, dans une hallucination de vieillard, croyait-il que c’était un trait d’esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et se croyait-il à l’hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de l’Afrique. Et levant brusquement la tête, de ses petits yeux ronds et jaunes qui avaient l’éclat d’yeux de fauves, il fixait sur elle un de ses regards qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m’avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant l’audacieuse dame en rose. Mais celle-ci, lui tenant tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté se rappelant qu’il était, non pas libre chez la duchesse dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l’entrée, mais chez Mme de Forcheville dans la cage du Jardin des plantes, il rentrait dans ses épaules sa tête d’où pendait encore une épaisse crinière dont on n’aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n’avoir pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui d’ailleurs généralement n’avait pas grand sens. Il lui permettait d’avoir des amis à dîner avec lui ; par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n’était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait, moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu’il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu’à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d’autres. (TR 1019/324)
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Franz Marc – Tigre – 1912
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« Comment ! vous allez de nouveau à Balbec ? Mais vous êtes un véritable globe-trotter ! » Puis il m’écouta. Au nom de Leroy–Beaulieu, M. de Norpois me regarda d’un air soupçonneux. Je me figurai qu’il avait peut-être tenu à M. Leroy–Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu’il craignait que l’économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut animé d’une véritable affection pour mon père. Et après un de ces ralentissements du débit où tout d’un coup une parole éclate, comme malgré celui qui parle, et chez qui l’irrésistible conviction emporte les efforts bégayants qu’il faisait pour se taire : « Non, non, me dit-il avec émotion, il ne faut pas que votre père se présente. Il ne le faut pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est grande et qu’il compromettrait dans une pareille aventure. Il vaut mieux que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu merci, il n’est pas orateur. Et c’est la seule chose qui compte auprès de mes chers collègues, quand même ce qu’on dit ne serait que turlutaines. Votre père a un but important dans la vie ; il doit y marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce les buissons, d’ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d’Academus. D’ailleurs il ne réunirait que quelques voix. L’Académie aime à faire faire un stage au postulant avant de l’admettre dans son giron. Actuellement, il n’y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le « Farà da se » de nos voisins d’au-delà des Alpes. Leroy–Beaulieu m’a parlé de tout cela d’une manière qui ne m’a pas plu. Il m’a du reste semblé à vue de nez avoir partie liée avec votre père. Je lui ai peut-être fait sentir un peu vivement qu’habitué à s’occuper de cotons et de métaux, il méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu’il faut éviter avant tout, c’est que votre père se présente : Principiis obsta. Ses amis se trouveraient dans une position délicate s’il les mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d’un air de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh bien, justement parce que je l’aime, justement (nous sommes les deux inséparables, Arcades ambo) parce que je sais les services qu’il peut rendre à son pays, les écueils qu’il peut lui éviter s’il reste à la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais pas pour lui. (Guer 225/216)
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Lyobov Popova – Le Voyageur – 1916
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Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un parvenu, l’eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et d’inviter des altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu’elle lui permettait d’avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n’y eût-il eu même pas besoin de son vice pour cela. Il était l’héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte qu’ils ne fréquentaient personne « qui se pût nommer » et passaient leur temps à jouer aux cartes avec les valets auxquels ils donnaient des sommes énormes !
« En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible. C’est un vrai pandemonium. J’avais cru comme le calife des Mille et Une Nuits arriver à point au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et Une Nuits que j’ai vu réalisé devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. » Jupien paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j’avais vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, tandis que j’arrêtais un fiacre qui passait ; puis tout d’un coup, avec le joli esprit qui m’avait si souvent frappé chez cet homme qui s’était fait lui-même, quand il avait pour m’accueillir, Françoise ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : « Vous parlez de bien des contes des Mille et Une Nuits, me dit-il. Mais j’en connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre que je crois avoir aperçu chez le baron » (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les lys de Ruskin que j’avais envoyée à M. de Charlus). « Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n’avez qu’à regarder la fenêtre de là-haut, je laisse une petite fente ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu’on peut entrer ; c’est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille d’aller les chercher ailleurs. » (TR 832/139)
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Mondrian – Arum Lys -1908-1909 – Kunstmuseum Den Haag
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S’ils me disaient qu’en ces villégiatures, en ces fêtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m’apportaient sur elle aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la changer de mystère sans qu’elle laissât rien évaporer du sien, qui se déplaçait seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner devant la Méditerranée à l’époque de Carnaval, mais dans la villa de Mme de Guise, où la reine de la société parisienne n’était plus, dans sa robe de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu’une invitée pareille aux autres, et par là plus émouvante encore pour moi, plus elle-même d’être renouvelée comme une étoile de la danse qui, dans la fantaisie d’un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses sœurs ; elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une soirée de la princesse de Parme ; écouter la tragédie ou l’opéra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme nous localisons dans le corps d’une personne toutes les possibilités de sa vie, le souvenir des êtres qu’elle connaît et qu’elle vient de quitter, ou s’en va rejoindre, si, ayant appris par Françoise que Mme de Guermantes irait à pied déjeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au soleil couché, c’était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacées de nacre rose. (Guer 35/29)
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Norman Lewis – Carnaval – 1957
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Malheureusement, une « gaffe » était bien loin de paraître à Bloch chose à éviter. Il se tordit de rire : « Tous mes compliments, j’aurais dû le deviner, il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de la plus haute lignée. – Vous vous trompez du tout au tout, il est très intelligent, riposta Saint-Loup furieux. – Je le regrette, car alors il est moins complet. J’aimerais du reste beaucoup le connaître car je suis sûr que j’écrirais des machines adéquates sur des bonshommes comme ça. Celui-là, à voir passer, est crevant. Mais je négligerais le côté caricatural, au fond assez méprisable pour un artiste épris de la beauté plastique des phrases, de la binette qui, excusez-moi, m’a fait gondoler un bon moment, et je mettrais en relief le côté aristocratique de votre oncle qui en somme fait un effet boeuf, et la première rigolade passée, frappe par un très grand style. Mais, dit-il, en s’adressant cette fois à moi, il y a une chose, dans un tout autre ordre d’idées, sur laquelle je veux t’interroger, et chaque fois que nous sommes ensemble, quelque dieu, bienheureux habitant de l’Olympe, me fait oublier totalement de te demander ce renseignement qui eût pu m’être déjà et me sera sûrement fort utile. Quelle est donc cette belle personne avec laquelle je t’ai rencontré au Jardin d’acclimatation et qui était accompagnée d’un monsieur que je crois connaître de vue et d’une jeune fille à la longue chevelure ? » J’avais bien vu que Mme Swann ne se rappelait pas le nom de Bloch, puisqu’elle m’en avait dit un autre et avait qualifié mon camarade d’attaché à un ministère où je n’avais jamais pensé depuis à m’informer s’il était entré. Mais comment Bloch qui, à ce qu’elle m’avait dit alors, s’était fait présenter à elle pouvait-il ignorer son nom ? J’étais si étonné que je restai un moment sans répondre. « En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu n’as pas dû t’embêter avec elle. Je l’avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur de ton serviteur, je n’ai jamais passé de si bons moments et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir quand une personne qu’elle connaissait eut le mauvais goût de monter à l’avant-dernière station. » Le silence que je gardai ne parut pas plaire à Bloch. « J’espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son adresse et aller goûter chez elle, plusieurs fois par semaine, les plaisirs d’Éros, cher aux dieux, mais je n’insiste pas puisque tu poses pour la discrétion à l’égard d’une professionnelle qui s’est donnée à moi trois fois de suite et de la manière la plus raffinée, entre Paris et le Point-du-Jour. Je la retrouverai bien, un soir ou l’autre. » (JF 777/***)
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Bonnard – Nu aux bas noirs – 1900 – Shieffield Gallery
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Quand mon père, en effet, trouvait qu’une personne, un de mes camarades par exemple, était dans une mauvaise voie – comme moi en ce moment – si celui-là avait alors l’approbation de quelqu’un que mon père n’estimait pas, il voyait dans ce suffrage la confirmation de son fâcheux diagnostic. Le mal ne lui en apparaissait que plus grand. Je l’entendais déjà qui allait s’écrier : « Nécessairement, c’est tout un ensemble ! », mot qui m’épouvantait par l’imprécision et l’immensité des réformes dont il semblait annoncer l’imminente introduction dans ma si douce vie. Mais comme, n’eussé-je pas raconté ce que Bergotte avait dit de moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l’impression qu’avaient éprouvée mes parents, qu’elle fût encore un peu plus mauvaise n’avait pas grande importance. D’ailleurs ils me semblaient si injustes, tellement dans l’erreur, que non seulement je n’avais pas l’espoir, mais presque pas le désir de les ramener à une vue plus équitable. Pourtant sentant au moment où les mots sortaient de ma bouche, comme ils allaient être effrayés de penser que j’avais plu à quelqu’un qui trouvait les hommes intelligents bêtes, était l’objet du mépris des honnêtes gens, et duquel la louange en me paraissant enviable m’encouragerait au mal, ce fut à voix basse et d’un air un peu honteux que, achevant mon récit, je jetai le bouquet : « Il a dit aux Swann qu’il m’avait trouvé extrêmement intelligent. » Comme un chien empoisonné qui dans un champ se jette sans le savoir sur l’herbe qui est précisément l’antidote de la toxine qu’il a absorbée, je venais sans m’en douter de dire la seule parole qui fût au monde capable de vaincre chez mes parents ce préjugé à l’égard de Bergotte, préjugé contre lequel tous les plus beaux raisonnements que j’aurais pu faire, tous les éloges que je lui aurais décernés, seraient demeurés vains. Au même instant la situation changea de face :
« Ah !… Il a dit qu’il te trouvait intelligent ? dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c’est un homme de talent. (JF 573/143)
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Jean Fautrier – Bouquet – 1928
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Si j’avais pu descendre parler à la fille que nous croisions, peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n’avais pas distingué ? (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa vie m’eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d’hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s’ouvrir sur l’inconnu.) Peut-être un seul mot qu’elle eût dit, un sourire, m’eussent fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l’expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales. C’est possible, car je n’ai jamais rencontré dans la vie des filles aussi désirables que les jours où j’étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j’inventais je ne pouvais quitter : quelques années après celle où j’allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu’il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu’il y ait sans doute, et sautant à terre sans m’excuser, je me mis à la recherche de l’inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j’évitais partout et qui, heureuse et surprise, s’écria : « Oh ! comme c’est aimable d’avoir couru pour me dire bonjour ! ». (JF 713/280)
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Karel – Appel – Me revoir – 1964
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Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la seule fois, Robert s’évada un instant hors de la femme que, tendresse après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d’un coup à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d’elle, mais absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer à Paris quand, à la gare, Rachel marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et interpellée par de vulgaires « poules » comme elle était, et qui d’abord, la croyant seule, lui crièrent : « Tiens, Rachel, tu montes avec nous, Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la place, viens, on ira ensemble au skating ». Elles s’apprêtaient à lui présenter deux « calicots », leurs amants, qui les accompagnaient, quand, devant l’air légèrement gêné de Rachel, elles levèrent curieusement les yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s’excusant lui dirent adieu en recevant d’elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical. C’étaient deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à peu près l’aspect qu’avait Rachel quand Saint-Loup l’avait rencontrée la première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant qu’elles avaient l’air très liées avec son amie, eut l’idée que celle-ci avait peut-être eu sa place, l’avait peut-être encore, dans une vie insoupçonnée de lui, fort différente de celle qu’il menait avec elle, une vie où on avait les femmes pour un louis tandis qu’il donnait plus de cent mille francs par an à Rachel. Il ne fit pas qu’entrevoir cette vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu’il connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une Rachel à vingt francs. En somme Rachel s’était un instant dédoublée pour lui, il avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que l’autre. Robert eut peut-être l’idée alors que cet enfer où il vivait, avec la perspective et la nécessité d’un mariage riche, d’une vente de son nom, pour pouvoir continuer à donner cent mille francs par an à Rachel, il aurait peut-être pu s’en arracher aisément et avoir les faveurs de sa maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour peu de chose. (Guer 161/153)
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Sam Gilliam – En souvenir des filles entr’ouvertes – 2009
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Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’ils désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l’air du mont Rose, et même si la glace est au citron je ne déteste pas qu’elle n’ait pas de forme monumentale, qu’elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d’Elstir. Il ne faut pas qu’elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu’ont les montagnes d’Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu’une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites, à une échelle toute petite, mais l’imagination rétablit les proportions comme pour ces petits arbres japonais nains qu’on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers, si bien qu’en en plaçant quelques-uns le long d’une petite rigole, dans ma chambre, j’aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d’un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j’aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n’est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n’y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l’eau de Vichy, qui dès qu’on la verse soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s’assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Mais entendre parler de Montjouvain m’était trop pénible. Je l’interrompais. Pris 129/120)
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André Masson – Maison Avalanche – 1952
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Les différentes parties du Bois, mieux confondues l’été dans l’épaisseur et la monotonie des verdures se trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient voir l’entrée de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en couleur, Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en s’écartant faisaient place ou qu’une pelouse portait en avant sur sa moelleuse plate-forme. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois, qu’il répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres, l’exaltation que j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration de l’automne, mais par un désir. Grande source d’une joie que l’âme ressent d’abord sans en reconnaître la cause, sans comprendre que rien au-dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers ce chef-d’oeuvre des belles promeneuses qu’ils enferment chaque jour pendant quelques heures. J’allais vers l’allée des Acacias. Je traversais des futaies où la lumière du matin qui leur imposait des divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres ; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchait à chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement d’alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait le factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus hautes branches, elles semblaient, trempées d’une humidité étincelante, émerger seules de l’atmosphère liquide et couleur d’émeraude où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer. Car les arbres continuaient à vivre de leur vie propre et quand ils n’avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l’émail blanc des sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers, rondes comme le soleil et la lune dans La Création de Michel-Ange. (Swann 423/568)
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Gerhard Richter – Tableau abstrait – 1997, 843-4 – Collection particulière
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En revanche, c’était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu’elle avait fort haut jusqu’à la ceinture, qui faisait pivot) restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu’elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d’une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l’amabilité par la reprise des distances (qui était d’origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n’étaient qu’une feinte d’un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu’on recevait d’elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu’on n’écrirait, semble-t-il, qu’à un ami, mais c’est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d’être celui de la dame, car la lettre commençait par : « monsieur » et finissait par : « Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c’était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa sœur, de l’intimité qui existait entre elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations qu’elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n’était plus qu’une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractère intime n’entraînait pourtant pas plus d’intimité entre vous et l’épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de Simiane. (Guert445/431)
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Frank Stella – Le Duel B – 2001 – Collection particulière
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Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse donne des “gardenparties”, moi j’appellerais ça “des invites à se promener dans les égouts”. Est-ce que vous allez vous crotter là ? » demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée. Car voulant feindre de n’y pas aller vis-à-vis du baron, et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par une moyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit une forme si bêtement dilettante et si mesquinement couturière, que M. de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis à laquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour lui montrer que « ça ne prenait pas ».
« J’admire toujours les gens qui font des projets, dit-elle ; je me décommande souvent au dernier moment. Il y a une question de robe d’été qui peut changer les choses. J’agirai sous l’inspiration du moment. »
Pour ma part j’étais indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens la donneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme de Saint-Euverte qui avait réussi à se dégager de la baie dont nous barrions l’entrée, frôla involontairement le baron en passant, et, par un réflexe de snobisme qui annihilait chez elle toute colère, peut-être même dans l’espoir d’une entrée en matière d’un genre dont ce ne devait pas être le premier essai : « Oh ! pardon, monsieur de Charlus, j’espère que je ne vous ai pas fait mal », s’écria-t-elle comme si elle s’agenouillait devant son maître. Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rire ironique et concéda seulement un « bonsoir », qui, comme s’il s’apercevait seulement de la présence de la marquise une fois qu’elle l’avait salué la première, était une insulte de plus. Enfin, avec une platitude suprême dont je souffris pour elle, Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et, m’ayant pris à l’écart, me dit à l’oreille : « Mais, qu’ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restai sérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de croire ou de vouloir faire croire que personne n’était, en effet, aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si fort de ce qu’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, en prenant à leur charge l’hilarité, d’y participer. (SG 701/99)
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Willem de Kooning – Sans titre – Collection particulière – NY
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Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même méandre de cou de cygne avec l’angle du genou, que faisait la chute de la cuisse d’Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit, et j’avais voulu souvent lui dire qu’elle me rappelait ces peintures. Mais je ne l’avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l’image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j’avais tant aimé quand j’étais assis au milieu des amies d’Albertine à Balbec. Et si j’avais été un amateur sensible à la seule beauté, j’aurais reconnu qu’Albertine le recomposait mille fois plus beau maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou dans les bassins donnaient à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant, à côté de la blanchisseuse, je la voyais jeune fille au bord de la mer bien plus qu’elle n’avait été pour moi à Balbec, dans leur double nudité de marbres féminins, au milieu des touffeurs, des végétations et trempant dans l’eau comme des bas-reliefs nautiques. Me souvenant de ce qu’elle était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de cygne, il cherchait la bouche de l’autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d’un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d’une Léda qu’on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu’il n’y a qu’un cygne, qu’elle semble plus seule, de même qu’on découvre au téléphone les inflexions d’une voix qu’on ne distingue pas tant qu’elle n’est pas dissociée d’un visage où on objective son expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d’aller vers la femme qui l’inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instants la communication était interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu’Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m’était plus signifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien ; mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli et mon cœur était brûlé sans pitié par un feu d’enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » (Fug 527/109)
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Otto Dix – Léda et le Cygne – 1919 – Collection particulière
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Nous cultivons les bégonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste humain, si nous étions sûrs qu’il en valût la peine. Toute la question est là ; vous devez vous connaître un peu. Valez-vous la peine ou non ?
— Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous m’en causera un très grand. Je suis profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi et chercher à m’être utile.
À mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu’il me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité intermittente qui m’avait déjà frappé à Balbec et qui contrastait avec la dureté de son accent :
— Avec l’inconsidération de votre âge, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un abîme infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous.
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de Charlus tantôt fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense, cette dureté perçante qui m’avaient frappé le premier matin où je l’avais aperçu devant le casino à Balbec, et même bien des années avant, près de l’épinier rose, à côté de Mme Swann que je croyais alors sa maîtresse, dans le parc de Tansonville ; tantôt il les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux à cette heure de relais, avec tant d’insistance que plusieurs s’arrêtèrent, le cocher ayant cru qu’on voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congédiait aussitôt. (Guer 285/275)
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Joan Mitchell – Bégonias – 1982
Collection Castellani – Art Museum
Université de Niagara
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Beaucoup de choses que M. de Charlus m’avait dites avaient donné un vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci combien la réalité l’avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l’avaient aiguillée vers la cousine d’Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde, que parce qu’il s’y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu’il ne faisait rien, n’écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d’une manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de plusieurs degrés, si c’est d’eux et de leur spectacle qu’il tirait la matière de sa conversation, il n’était pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à l’égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux ; ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des lichens, des mousses qu’ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de l’extrême Nord un aliment assimilable.
À quoi j’ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l’adoration excitée principalement par certaines femmes.
Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur « l’inaccessible palais d’Aladin » qu’habitait sa cousine, ne suffirent pas à expliquer ma stupéfaction. (Guer 568/550)
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Jean-Paul Riopelle – Masque d’Esquimau – 1955- Buffalo Art Museum
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Je pense que vous connaissez ces sublimités, pour prendre une expression chère à mon neveu », dit en se tournant vers moi la duchesse qui faisait battre légèrement son éventail de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement sa tête en arrière, car tout en étant toujours grande dame, elle jouait un petit peu à la grande dame. Je dis que j’étais allé autrefois à Amsterdam et à La Haye, mais que, pour ne pas tout mêler, comme mon temps était limité, j’avais laissé de côté Haarlem.
« Ah ! La Haye, quel musée ! » s’écria M. de Guermantes. Je lui dis qu’il y avait sans doute admiré la Vue de Delft de Vermeer. Mais le duc était moins instruit qu’orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me répondre d’un air de suffisance, comme chaque fois qu’on lui parlait d’une oeuvre d’un musée, ou bien du Salon, et qu’il ne se rappelait pas : « Si c’est à voir, je l’ai vu ! »
« Comment ! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n’êtes pas allé à Haarlem ? s’écria la duchesse. Mais quand même vous n’auriez eu qu’un quart d’heure, c’est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelqu’un qui ne pourrait les voir que du haut d’une impériale de tramway sans s’arrêter, s’ils étaient exposés dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands. » Cette parole me choqua comme méconnaissant la façon dont se forment en nous les impressions artistiques, et parce qu’elle semblait impliquer que notre oeil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend des instantanés.
M. de Guermantes, heureux qu’elle me parlât avec une telle compétence des sujets qui m’intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa femme, écoutait ce qu’elle disait de Frans Hals et pensait : « Elle est ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu’il a devant lui une grande dame d’autrefois dans toute l’acception du mot, et comme il n’y en a pas aujourd’hui une deuxième. » Tels je les voyais tous deux, retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme a eu l’art de s’arrêter à l’âge d’or, l’homme, la mauvaise chance de descendre à l’âge ingrat du passé, l’une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. (Guer 523/506)
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Rauschenberg – Sans titre – Litographie – 1970 – MET
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Un jour ma mère entend une voiture dans la cour de son hôtel. Elle demande à un petit domestique qui c’est. “C’est Mme la duchesse de La Rochefoucauld, madame la comtesse. – Ah ! bien, je la recevrai.” Au bout d’un quart d’heure, personne : “Hé bien, Mme la duchesse de La Rochefoucauld ? où est-elle donc ? – Elle est dans l’escalier, a souffle, Madame la comtesse”, répond le petit domestique qui arrivait depuis peu de la campagne où ma mère avait la bonne habitude de les prendre. Elle les avait souvent vus naître. C’est comme cela qu’on a chez soi de braves gens. Et c’est le premier des luxes. En effet, la duchesse de La Rochefoucauld montait difficilement, étant énorme, si énorme que quand elle entra ma mère eut un instant d’inquiétude en se demandant où elle pourrait la placer. À ce moment le meuble donné par Mme de Praslin frappa ses yeux : “Prenez donc la peine de vous asseoir”, dit ma mère en le lui avançant. Et la duchesse le remplit jusqu’aux bords. Elle était, malgré cette importance, restée assez agréable. “Elle fait encore un certain effet quand elle entre”, disait un de nos amis. “Elle en fait surtout quand elle sort”, répondit ma mère qui avait le mot plus leste qu’il ne serait de mise aujourd’hui. Chez Mme de La Rochefoucauld même, on ne se gênait pas pour plaisanter devant elle, qui en riait la première, ses amples proportions. “Mais est-ce que vous êtes seul ?” demanda un jour à M. de La Rochefoucauld ma mère qui venait faire visite à la duchesse et qui, reçue à l’entrée par le mari, n’avait pas aperçu sa femme qui était dans une baie du fond. “Est-ce que Mme de La Rochefoucauld n’est pas là ? je ne la vois pas. – Comme vous êtes aimable !” répondit le duc qui avait un des jugements les plus faux que j’aie jamais connus, mais ne manquait pas d’un certain esprit. » (JF 726/293)
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Botero après Velaquez – 2005 – Collection particulière
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Je regardais Gilberte, et je ne pensai pas : « Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu’elle me ferait toujours plaisir en m’invitant avec de très jeunes filles, pauvres s’il était possible, pour qu’avec de petits cadeaux je puisse leur faire plaisir, sans leur rien demander d’ailleurs que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d’autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Gilberte sourit et eut ensuite l’air de chercher sérieusement dans sa tête.
Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu’il avait souvent peinte dans ses oeuvres, je me donnais l’excuse d’être attiré par un certain égoïsme esthétique vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j’avais un certain sentiment d’idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m’inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J’aurais dû pourtant penser qu’antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu’ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j’aurais mieux fait d’aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d’infranchissable, où à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d’elles par l’impossible. C’est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s’appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d’autres. Sans doute l’inconnu, et presque l’inconnaissable, était devenu le connu, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu’il avait été un certain charme. (TR 988/294)
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Matisse – Fille au tricorne – 1921
Mémorial Art Gallery Rochester – NY
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PICAS
Chacun s’était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
« Ces fleurs sont d’un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n’être entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l’incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derrière vous Pisanello et Van Huysum, leur herbier minutieux et mort. »
Un artiste, si modeste qu’il soit, accepte toujours d’être préféré à ses rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
« Ce qui vous fait cet effet-là, c’est qu’ils peignaient des fleurs de ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien grande science.
— Ah ! des fleurs de ce temps-là, comme c’est ingénieux, s’écria Legrandin.
— Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier… ou des roses de mai », dit l’historien de la Fronde non sans hésitation quant à la fleur, mais avec de l’assurance dans la voix, car il commençait à oublier l’incident des chapeaux.
« Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en s’adressant à sa tante.
— Ah ! je vois que tu es une bonne campagnarde ; comme moi, tu sais distinguer les fleurs.
— Ah ! oui, c’est vrai ! mais je croyais que la saison des pommiers était déjà passée, dit au hasard l’historien de la Fronde pour s’excuser.
— Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines », dit l’archiviste qui, gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au courant des choses de la campagne.
« Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance. En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu’après le 20 mai.
— Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la fièvre des foins, c’est épatant.
— La fièvre des foins, je n’ai jamais entendu parler de cela, dit l’historien.
— C’est la maladie à la mode, dit l’archiviste. (Guer 213/205)
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Willem de Kooning – Sans titre -1977
Ancienne collection Christophe de Ménil
.ARTES A JOUER,, VERRES, BOUTEILLE DE RHUM, »VIVE LA FRANCE
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Une bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une carriole ; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvernait comme avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa place pour ne pas faire trop de poids d’un côté et ne pas verser, et on courait ainsi par les champs ensoleillés, dans les sites ombreux, dégringolant les pentes. C’était une belle matinée malgré l’orage qu’il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes actions qu’avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans les parties où la mer était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la perspective faisait s’enjamber les unes les autres. Ou plutôt on n’aurait pas dit d’autres parties de la mer. Car entre ces parties, il y avait autant de différence qu’entre l’une d’elles et l’église sortant des eaux, et les bateaux derrière la ville. L’intelligence faisait ensuite un même élément de ce qui était, ici noir dans un effet d’orage, plus loin tout d’une couleur avec le ciel et aussi verni que lui, et là si blanc de soleil, de brume et d’écume, si compact, si terrien, si circonvenu de maisons, qu’on pensait à quelque chaussée de pierres ou à un champ de neige, sur lequel on était effrayé de voir un navire s’élever en pente raide et à sec comme une voiture qui s’ébroue en sortant d’un gué, mais qu’au bout d’un moment, en y voyant sur l’étendue haute et inégale du plateau solide des bateaux titubants, on comprenait, identique en tous ces aspects divers, être encore la mer. (JF 837/401)
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Munch – La Vague – 1910-1911 – Musée Munch Oslo
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J’éprouvai notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant laissé Albertine chez sa tante, j’étais allé à cheval voir les Verdurin et que j’avais pris dans les bois une route sauvage dont ils m’avaient vanté la beauté. Epousant les formes de la falaise, tour à tour elle montait, puis, resserrée entre des bouquets d’arbres épais, elle s’enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochers dénudés dont j’étais entouré, la mer qu’on apercevait par leurs déchirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments d’un autre univers : j’avais reconnu le paysage montagneux et marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que j’avais vues chez la duchesse de Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trouvais tellement en dehors du monde actuel que je n’aurais pas été étonné si, comme le jeune homme de l’âge antéhistorique que peint Elstir, j’avais, au cours de ma promenade, croisé un personnage mythologique. Tout à coup mon cheval se cabra ; il avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi ému que pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-Dieu. Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer, du moment que j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête—les aéroplanes étaient encore rares à cette époque—à la pensée que ce que j’allais voir pour la première fois c’était un aéroplane. (SG 1028/416)
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Lucio Fontana – Concept facial -1959
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Il semblait que la qualité si particulière de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa tournure, qui l’eussent distingué au milieu d’une foule comme un filon précieux d’opale azurée et lumineuse, engainé dans une matière grossière, devait correspondre à une vie différente de celle des autres hommes. Et en conséquence, quand, avant la liaison dont Mme de Villeparisis se plaignait, les plus jolies femmes du grand monde se l’étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de la beauté en renom à laquelle il faisait la cour, ne la mettait pas seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur lui que sur elle. À cause de son « chic », de son impertinence de jeune « lion », à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher, car on savait combien il était viril et qu’il aimait passionnément les femmes. C’était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait parlé. Je fus ravi de penser que j’allais le connaître pendant quelques semaines et sûr qu’il me donnerait toute son affection. Il traversa rapidement l’hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu’à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent, sans tricher en rien sur l’observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d’un paysage. (JF 729/296)
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Fernand Léger – Une figure dans un paysage – 1949 – Collection particulière
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Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de grandes dames (la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu’il avait prise), on pouvait s’étonner que la personne qui donnait le lendemain la fête la plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veille adresser un suprême appel à ses troupes. Mais c’est que la prééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinées et soirées, dans Le Gaulois ou Le Figaro, sans être jamais allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le monde que par le journal, l’énumération des ambassadrices d’Angleterre, d’Autriche, etc., des duchesses d’Uzès, de La Trémoïlle, etc., etc., suffisait pour qu’ils s’imaginassent volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était un des derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers. La plupart des personnes citées avaient bien été présentes. Mais chacune était venue à la suite d’implorations, de politesses, de services, et en ayant le sentiment d’honorer infiniment Mme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchés que fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne font illusion qu’aux lectrices de « Mondanités ». Elles glissent sur une fête, vraiment élégante celle-là, où la maîtresse de la maison pouvant avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent d’être « parmi les élus », ne demande qu’à deux ou trois, et ne fait pas mettre le nom de ses invités dans le journal. Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoir qu’a pris aujourd’hui la publicité, sont-elles élégantes pour la reine d’Espagne, mais méconnues de la foule, parce que la première sait et que la seconde ignore qui elles sont. (SG 670/70)
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Nicolas Staël – Jour de fête – 1949
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À cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ce que l’on nomme généralement ainsi). Maintenant c’était sans s’en rendre compte à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que les autres. Les maximes les plus simples que, adroitement provoqué par l’universitaire ou le sculpteur, M. de Charlus énonçait sur l’amour, la jalousie, la beauté, à cause de l’expérience singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il les avait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme du dépaysement qu’une psychologie, analogue à celle que nous a offerte de tout temps notre littérature dramatique, revêt dans une pièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de là-bas. On risquait encore, quand il n’entendait pas, une mauvaise plaisanterie : « Oh ! chuchotait le sculpteur en voyant un jeune employé aux longs cils de bayadère et que M. de Charlus n’avait pu s’empêcher de dévisager, si le baron se met à faire de l’oeil au contrôleur, nous ne sommes pas près d’arriver, le train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il le regarde, ce n’est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c’est un funiculeur. » Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas, on était presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout le monde et de n’avoir pas auprès de soi ce personnage peinturluré, pansu et clos, semblable à quelque boîte de provenance exotique et suspecte qui laisse échapper la curieuse odeur de fruits auxquels l’idée de goûter seulement vous soulèverait le coeur. À ce point de vue, les fidèles de sexe masculin avaient des satisfactions plus vives, dans la courte partie du trajet qu’on faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où montait M. de Charlus, et Doncières, station où on était rejoint par Morel. Car tant que le violoniste n’était pas là (et si les dames et Albertine, faisant bande à part pour ne pas gêner la conversation, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises mœurs ». (SG 1041/428)
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Gino Severini – Train de banlieue arrivant à Paris – 1915
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D’ailleurs (au contraire de ce qu’on dit d’habitude des relations de voyage) comme être vu avec certaines personnes peut vous ajouter, sur une plage où l’on retourne quelquefois, un coefficient sans équivalent dans la vraie vie mondaine, il n’y a rien, non pas qu’on tienne aussi à distance, mais qu’on cultive si soigneusement dans la vie de Paris, que les amitiés de bains de mer. Je me souciais de l’opinion que pouvaient avoir de moi toutes ces notabilités momentanées ou locales que ma disposition à me mettre à la place des gens et à recréer leur état d’esprit me faisait situer non à leur rang réel, à celui qu’ils auraient occupé à Paris par exemple et qui eût été fort bas, mais à celui qu’ils devaient croire le leur, et qui l’était à vrai dire à Balbec où l’absence de commune mesure leur donnait une sorte de supériorité relative et d’intérêt singulier. Hélas, d’aucune de ces personnes le mépris ne m’était aussi pénible que celui de M. de Stermaria.
Car j’avais remarqué sa fille dès son entrée, son joli visage pâle et presque bleuté, ce qu’il y avait de particulier dans le port de sa haute taille, dans sa démarche, et qui m’évoquait avec raison son hérédité, son éducation aristocratique et d’autant plus clairement que je savais son nom, – comme ces thèmes expressifs inventés par des musiciens de génie et qui peignent splendidement le scintillement de la flamme, le bruissement du fleuve et la paix de la campagne, pour les auditeurs qui en parcourant préalablement le livret, ont aiguillé leur imagination dans la bonne voie. La « race » en ajoutant aux charmes de Mlle de Stermaria l’idée de leur cause les rendait plus intelligibles, plus complets. Elle les faisait aussi plus désirables, annonçant qu’ils étaient peu accessibles, comme un prix élevé ajoute à la valeur d’un objet qui nous a plu. Et la tige héréditaire donnait à ce teint composé de sucs choisis la saveur d’un fruit exotique ou d’un cru célèbre.
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Wilfredo Lam – Papaye and cane – 1941 – Collection privée
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Françoise qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel n’en concluait pas que c’était un trait qui reparaissait à certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt – comme Legrandin aidait beaucoup Théodore – elle avait fini, elle personne si morale et si pleine de préjugés, par croire que c’était une coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait toujours d’un jeune homme, que ce fût Morel ou Théodore : « Il a trouvé un monsieur qui s’est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé. » Et comme en pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu’ils détournaient, n’hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver « bien du coeur ». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu’il fallait y mettre un peu du sien et y a dit : “Prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien”, et ma foi ce monsieur a tant de coeur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu’il ne mérite, car c’est une tête brûlée, mais ce monsieur est si bon que j’ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : “Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit (Théodore) pour le mettre dehors. Bien sûr qu’il ne l’abandonnera jamais.” »
Par politesse je demandai à sa soeur le nom de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi. « Mais c’était lui qui m’avait écrit pour mon article du Figaro ! » m’écriai-je en apprenant qu’il s’appelait Sautton. (TR 700/6)
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Cézanne – Garçon au gilet rouge – 1889
Collection Barnes – Philadelphie
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Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis de l’enfant de choeur, ce pêcheur est la seule personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs pieds ; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. (Swann 156/252)
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Jean-Michel Basquiat – Le Pêcheur – 1981 – Collection privée
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À Doncières, Saint-Loup était venu m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, me dit-il, car habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui était parvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu arranger son temps d’avance, me consacrer qu’une heure. Cette heure me parut, hélas ! bien trop longue car à peine descendus du wagon, Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup. Elle ne causait pas avec moi, me répondait à peine si je lui adressais la parole, me repoussa quand je m’approchai d’elle. En revanche, avec Robert, elle riait de son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité, jouait avec le chien qu’il avait, et tout en agaçant la bête, frôlait exprès son maître. Je me rappelai que le jour où Albertine s’était laissé embrasser par moi pour la première fois, j’avais eu un sourire de gratitude pour le séducteur inconnu qui avait amené en elle une modification si profonde et m’avait tellement simplifié la tâche. Je pensais à lui maintenant avec horreur. Robert avait dû se rendre compte qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car il ne répondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur contre moi ; puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui, quand elle l’eut remarqué, me fit remonter dans son estime. Robert me demanda si je ne voulais pas essayer de trouver parmi les amis avec lesquels il me faisait dîner chaque soir à Doncières quand j’y avais séjourné, ceux qui y étaient encore. Et comme il donnait lui-même dans le genre de prétention agaçante qu’il réprouvait : « À quoi ça te sert-il d’avoir fait du charme pour eux avec tant de persévérance si tu ne veux pas les revoir ? » (SG 858/252)
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Picasso – Femme jouant avec un chien -1953
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Ma mère m’avait emmené passer quelques semaines à Venise et – comme il peut y avoir de la beauté, aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses – j’y goûtais des impressions analogues à celles que j’avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche. Quand à 10 heures du matin on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l’Ange d’or du campanile de Saint-Marc. Rutilant d’un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais une demi-heure plus tard sur la Piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu’il put être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j’étais couché, mais comme le monde n’est qu’un vaste cadran solaire où un seul segment ensoleillé nous permet de voir l’heure qu’il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray, sur la place de l’Église, qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand j’arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis en m’éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s’était substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à Venise, à Venise où la vie quotidienne n’était pas moins réelle qu’à Combray, où, comme à Combray le dimanche matin on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards. Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l’Oiseau, dans cette nouvelle ville aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l’une à côté de l’autre dans la grand-rue ; mais ce rôle de maisons projetant un peu d’ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d’un dieu barbu (en dépassant l’alignement, comme le marteau d’une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l’eau. (Fug 623/203)
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Yves Klein – Monogold – 1960 – Succession Yves Klein
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La résignation à la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir qu’avec une femme que je n’aimais pas, la résignation à rester dans ma chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l’ancien monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l’hiver, mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m’étais éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le problème de l’existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas l’accumulation des solutions négatives antérieures. La présence d’Albertine me pesait, je la regardais, douce et maussade, et je sentais que c’était un malheur que nous n’eussions pas rompu. Je voulais aller à Venise, je voulais, en attendant, aller au Louvre voir des tableaux vénitiens, et au Luxembourg les deux Elstir qu’à ce qu’on venait de m’apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée, ceux que j’avais tant admirés chez la duchesse de Guermantes, les Plaisirs de la danse et Portrait de la famille X. Mais j’avais peur que, dans le premier, certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que peut-être une certaine vie qu’elle n’avait pas menée, une vie de feux d’artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d’avance, je craignais que le 14 juillet elle me demandât d’aller à un bal populaire et je rêvais d’un événement impossible qui eût supprimé cette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire penser Albertine à certains plaisirs, bien qu’Elstir, lui – mais ne rabaisserait-elle pas l’oeuvre ? –, n’y eût vu que la beauté sculpturale, pour mieux dire, la beauté de blancs monuments que prennent des corps de femmes assis dans la verdure. Pris 4054/389
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Gino Severini – Hiéroglyphie dynamique du Bal Tabarin- 1912 – MoMA
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Non, par intelligence, j’entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d’une fraîcheur sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens où je prenais le mot « intelligent » quand il s’agissait d’un philosophe ou d’un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore mon attente d’une faculté si particulière, que si, dans une conversation insignifiante, elle s’était contentée de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à elle, qui m’eussent évoqué sa vie.
« Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de Guermantes à sa tante.
— Je ne l’ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d’un ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis. Je ne l’ai pas vu, ou enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se faire annoncer comme la reine de Suède. »
Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle avait mordu sa voilette.
« Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu’elle est malade.
— Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l’air d’une grenouille. »
Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait qu’elle ricanait par acquit de conscience.
« Je ne savais pas que j’avais fait cette jolie comparaison, mais, dans ce cas, maintenant c’est la grenouille qui a réussi à devenir aussi grosse que le boeuf. Ou plutôt ce n’est pas tout à fait cela, parce que toute sa grosseur s’est amoncelée sur le ventre, c’est plutôt une grenouille dans une position intéressante.
— Ah ! je trouve ton image drôle », dit Mme de Villeparisis qui était au fond assez fière pour ses visiteurs de l’esprit de sa nièce.
« Elle est surtout arbitraire », répondit Mme de Guermantes en détachant ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, « car j’avoue n’avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette grenouille, qui d’ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l’ai jamais vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la maison un jour de la semaine prochaine. J’ai dit que je vous préviendrais à tout hasard. »
Mme de Villeparisis fit entendre un sorte de grommellement indistinct.
« Je sais qu’elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg, ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le raconter, assez drôlement je dois dire. (Guer 210/201)
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Pollock – Mouvement coassant – 1946
Musée Pegguy Guggenheim Venise
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C’était encore l’occasion pour nous d’écouter Mme de Villeparisis.
« Nous abusons de vous, disait ma grand-mère.
— Mais comment, je suis ravie, cela m’enchante », répondait son amie avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux qui contrastait avec sa simplicité coutumière.
C’est qu’en effet dans ces moments-là elle n’était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu’elle est heureuse de se trouver avec eux, qu’elle est sans morgue. Et le seul manque de véritable politesse qu’il y eût en elle était dans l’excès de ses politesses ; car on y reconnaissait ce pli professionnel d’une dame du faubourg Saint-Germain, laquelle, voyant toujours dans certains bourgeois les mécontents qu’elle est destinée à faire certains jours, profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans le livre de comptes de son amabilité avec eux, de prendre l’avance d’un solde créditeur, qui lui permettra prochainement d’inscrire à son débit le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant les circonstances étaient autres, les personnes différentes, et qu’à Paris elle souhaiterait de nous voir chez elle souvent, le génie de sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis et comme si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et les effusions verbales. Et par là – tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons d’équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés comme Alexandre de Macédoine – les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis, et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand-mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer. (JF 723/291)
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Bonnard – Nature morte au melon – 1941 – Collection particulière.
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Comme l’éloignement rend pour nous les choses plus petites, plus incertaines, moins périlleuses, Gilberte trouvait inutile que la découverte qu’elle était née Swann eût lieu en sa présence. Gilberte appartenait, ou du moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans l’espoir, non de ne pas être vues, ce qu’elles croient peu vraisemblable, mais de ne pas voir qu’on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leur permet de s’en remettre à la chance pour le reste. Gilberte préférait ne pas être près des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu’elle était née Swann. Et comme on est près des personnes qu’on se représente, comme on peut se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que les journaux l’appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle ménagea quelque temps la transition en signant G. S Forcheville. La véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles du nom de Gilberte. En effet en réduisant le prénom innocent à un simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même amputation appliquée au nom de Swann n’était due aussi qu’à des motifs d’abréviation. Même elle donnait une importance particulière à l’S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G, mais qu’on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle qui, encore longue chez le singe, n’existe plus chez l’homme. (Fug 586/167)
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Franz Marc – Le singe – 1912
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Et je me lassai d’attendre bien que quelques habituées fort humbles, soi-disant ouvrières, mais toujours sans travail, fussent venues me faire de la tisane et tenir avec moi une longue conversation à laquelle – malgré le sérieux des sujets traités – la nudité partielle ou complète de mes interlocutrices donnait une savoureuse simplicité. Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns – notamment un grand canapé – que j’avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m’apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrées sans défense ! J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage. Je ne retournai plus chez l’entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D’ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que, bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m’avait donné le conseil assez dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée. (JF 577/147)
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Joan Mitchell Tilleul- 1978 – Fondation Joan Mitchell NY
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Nous redescendions la côte, alors nous croisions, la montant à pied, à bicyclette, en carriole ou en voiture , quelqu’une de ces créatures – fleurs de la belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des champs, car chacune recèle quelque chose qui n’est pas dans une autre et qui empêchera que nous puissions contenter avec ses pareilles le désir qu’elle a fait naître en nous –, quelque fille de ferme poussant sa vache ou à demi couchée sur une charrette, quelque fille de boutiquier en promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le strapontin d’un landau, en face de ses parents. Certes Bloch m’avait ouvert une ère nouvelle et avait changé pour moi la valeur de la vie, le jour où il m’avait appris que les rêves que j’avais promenés solitairement du côté de Méséglise quand je souhaitais que passât une paysanne que je prendrais dans mes bras, n’étaient pas une chimère qui ne correspondait à rien d’extérieur à moi, mais que toutes les filles qu’on rencontrait, villageoises ou demoiselles, étaient toutes prêtes à en exaucer de pareils. Et dussé-je, maintenant que j’étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir faire l’amour avec elles, j’étais tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou dans un hôpital et qui ayant cru longtemps que l’organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des médicaments, a appris tout d’un coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la campagne, mais des aliments délicieux et assimilables. Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur et l’existence plus clémente. Car un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu’en dehors de nous la réalité s’y conforme, même si pour nous il n’est pas réalisable. (JF 711/278)
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Emil Nolde – Coquelicots – 1942
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…il arrivait souvent qu’au moment du passage tel dîner en marche abandonnait l’un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop fortement l’attraction du dîner rival se détachaient un instant du leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant : « Il faut que je me sauve retrouver M. X dont je suis ce soir l’invité. » Et pendant un instant, on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se vidait. Souvent, comme il faisait, même après dîner, encore un peu jour, on n’allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se penchaient au-dehors de l’autre côté du vitrage, il avait l’air d’une allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois, dans l’ombre, une dîneuse s’y attardait. En le traversant pour sortir, j’y distinguai un soir, assise au milieu d’un groupe inconnu, la belle princesse de Luxembourg. Je me découvris sans m’arrêter. Elle me reconnut, inclina la tête en souriant ; très au-dessus de ce salut, émanant de ce mouvement même, s’élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je m’arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un salut parlé. Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que seul je perçus se prolongea si doucement et me sembla si musical, que ce fut comme si, dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol se fût mis à chanter. (JF 813/379)
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Asger Jorn Green – Ballet 1960 – Musée Solomon Guggeheim NY
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Certes comme en présence d’une personne étrangère, on n’ose pas toujours prendre connaissance du présent qu’elle vous remet et dont on ne défera l’enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant qu’Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la douleur qu’elle m’apportait et que je sentais bien causer déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le coeur, de grands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pas m’apercevoir, causant au contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j’avais pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrement pénible d’entendre Andrée me dire en parlant d’Albertine : « Ah ! oui, elle aimait bien qu’on aille se promener dans la vallée de Chevreuse. » À l’univers vague et inexistant où se passaient les promenades d’Albertine et d’Andrée, il me semblait que celle-ci venait par une création postérieure et diabolique, d’ajouter à l’oeuvre de Dieu une vallée maudite. Je sentais qu’Andrée allait me dire tout ce qu’elle faisait avec Albertine, et tout en essayant par politesse, par habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandis que l’espace que j’avais pu concéder encore à l’innocence d’Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblait m’apercevoir que malgré mes efforts, je gardais l’aspect figé d’un animal autour duquel un cercle progressivement resserré est lentement décrit par l’oiseau fascinateur, qui ne se presse pas parce qu’il est sûr d’atteindre quand il le voudra la victime qui ne lui échappera plus. (Fug/547/128)
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Jean-Paul Riopelle – Chevreuse II – 1953
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Alors, presque au commencement du dîner, apparaissait chaque soir, à l’entrée de la salle à manger, cet homme petit, à cheveux blancs, à nez rouge, d’une impassibilité et d’une correction extraordinaires, et qui était connu, paraît-il, à Londres aussi bien qu’à Monte-Carlo, pour un des premiers hôteliers de l’Europe. Une fois que j’étais sorti un instant au commencement du dîner, comme en rentrant je passai devant lui, il me salua, sans doute pour montrer que j’étais chez lui, mais avec une froideur dont je ne pus démêler si la cause était la réserve de quelqu’un qui n’oublie pas ce qu’il est, ou le dédain pour un client sans importance. Devant ceux qui en avaient au contraire une très grande, le Directeur général s’inclinait avec autant de froideur mais plus profondément, les paupières abaissées par une sorte de respect pudique, comme s’il eût eu devant lui, à un enterrement, le père de la défunte ou le Saint Sacrement. Sauf pour ces saluts glacés et rares, il ne faisait pas un mouvement, comme pour montrer que ses yeux étincelants qui semblaient lui sortir de la figure, voyaient tout, réglaient tout, assuraient dans « le Dîner au Grand-Hôtel » aussi bien le fini des détails que l’harmonie de l’ensemble. Il se sentait évidemment plus que metteur en scène, que chef d’orchestre, véritable généralissime. Jugeant qu’une contemplation portée à son maximum d’intensité lui suffisait pour s’assurer que tout était prêt, qu’aucune faute commise ne pouvait entraîner la déroute et pour prendre enfin ses responsabilités, il s’abstenait non seulement de tout geste, même de bouger ses yeux pétrifiés par l’attention qui embrassaient et dirigeaient la totalité des opérations. Je sentais que les mouvements de ma cuiller eux-mêmes ne lui échappaient pas, et s’éclipsât-il dès après le potage, pour tout le dîner la revue qu’il venait de passer m’avait coupé l’appétit. (JF 691/259)
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Maria Helena Vieira da Silva
La machine optique – 1937 – Musée Pompidou.
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Sa calèche s’était arrêtée devant l’hôtel, un valet de pied était venu parler au directeur, était retourné à la voiture et avait rapporté des fruits merveilleux (qui unissaient dans une seule corbeille, comme la baie elle-même, diverses saisons), avec une carte : « La princesse de Luxembourg », où étaient écrits quelques mots au crayon. À quel voyageur princier demeurant ici incognito, pouvaient être destinés ces prunes glauques, lumineuses et sphériques comme était à ce moment-là la rotondité de la mer, des raisins transparents suspendus au bois desséché comme une claire journée d’automne, des poires d’un outremer céleste ? Car ce ne pouvait être à l’amie de ma grand-mère que la princesse avait voulu faire visite. (JF 698/266)
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Bonnard – Panier de fruits – 1946
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Sur la carte qu’on me remit, Mme de Cambremer avait griffonné qu’elle donnait une matinée le surlendemain. Et certes il y a seulement deux jours, si fatigué de vie mondaine que je fusse, c’eût été un vrai plaisir pour moi que de la goûter transplantée dans ces jardins où poussaient en pleine terre, grâce à l’exposition de Féterne, les figuiers, les palmiers, les plants de rosiers, jusque dans la mer souvent d’un calme et d’un bleu méditerranéens et sur laquelle le petit yacht des propriétaires allait, avant le commencement de la fête, chercher dans les plages de l’autre côté de la baie, les invités les plus importants, servait, avec ses vélums tendus contre le soleil, quand tout le monde était arrivé, de salle à manger pour goûter, et repartait le soir reconduire ceux qu’il avait amenés. Luxe charmant, mais si coûteux que c’était en partie afin de parer aux dépenses qu’il entraînait que Mme de Cambremer avait cherché à augmenter ses revenus de différentes façons, et notamment en louant, pour la première fois, une de ses propriétés, fort différente de Féterne : La Raspelière. Oui, il y a deux jours, combien une telle matinée, peuplée de petits nobles inconnus, dans un cadre nouveau, m’eût changé de la « haute vie » parisienne ! Mais maintenant les plaisirs n’avaient plus aucun sens pour moi. (SG 767/164)
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Nicolas de Staël – Bateaux Rouges- 1954- Musée d’art de Milwaukee
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A deux pas les réverbères s’éteignaient, et alors c’était la nuit, aussi profonde qu’en pleins champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers laquelle j’eusse voulu aller ; je me sentis perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d’arriver à l’auberge solitaire ; cessant d’être un mirage qu’on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à bon port, les difficultés, l’inquiétude et enfin la joie que donne la sécurité – si insensible à celui qui n’est pas menacé de la perdre – au voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l’étonnement irrité où elle me jeta un instant. « Tu sais, j’ai raconté à Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l’aimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j’aime les situations tranchées », conclut-il d’un air satisfait et sur un ton qui n’admettait pas de réplique. J’étais stupéfait. Non seulement j’avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit à Bloch, mais il me semblait que, de plus, il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d’éducation qui pouvait pousser la politesse jusqu’à un certain manque de franchise. Son air triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n’aurions pas dû faire ? Traduisait-il de l’inconscience ? De la bêtise érigeant en vertu un défaut que je ne lui connaissais pas ? Un accès de mauvaise humeur passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l’enregistrement d’un accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant ? Du reste sa figure était stigmatisée, pendant qu’il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu’une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d’abord à peu près le milieu de la figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et sans doute ancestrale. (Guer 398/386)
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Alexej Jawlensky – Paysage à Carantec – 1905 1906
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Mon père avait pour mon genre d’intelligence un mépris suffisamment corrigé par la tendresse pour qu’au total, son sentiment sur tout ce que je faisais fût une indulgence aveugle. Aussi n’hésita-t-il pas à m’envoyer chercher un petit poème en prose que j’avais fait autrefois à Combray en revenant d’une promenade. Je l’avais écrit avec une exaltation qu’il me semblait devoir communiquer à ceux qui le liraient. Mais elle ne dut pas gagner M. de Norpois, car ce fut sans me dire une parole qu’il me le rendit.
Ma mère, pleine de respect pour les occupations de mon père, vint demander, timidement, si elle pouvait faire servir. Elle avait peur d’interrompre une conversation où elle n’aurait pas eu à être mêlée. Et, en effet, à tout moment mon père rappelait au marquis quelque mesure utile qu’ils avaient décidé de soutenir à la prochaine séance de la Commission, et il le faisait sur le ton particulier qu’ont ensemble dans un milieu différent – pareils en cela à deux collégiens – deux collègues à qui leurs habitudes professionnelles créent des souvenirs communs où n’ont pas accès les autres et auxquels ils s’excusent de se reporter devant eux.
Mais la parfaite indépendance des muscles du visage à laquelle M. de Norpois était arrivé lui permettait d’écouter sans avoir l’air d’entendre. Mon père finissait par se troubler : « J’avais pensé à demander l’avis de la Commission… », disait-il à M. de Norpois après de longs préambules. Alors du visage de l’aristocratique virtuose qui avait gardé l’inertie d’un instrumentiste dont le moment n’est pas venu d’exécuter sa partie, sortait avec un débit égal, sur un ton aigu et comme ne faisant que finir, mais confiée cette fois à un autre timbre, la phrase commencée : « Que bien entendu vous n’hésiterez pas à réunir, d’autant plus que les membres vous sont individuellement connus et peuvent facilement se déplacer. » Ce n’était pas évidemment en elle-même une terminaison bien extraordinaire. Mais l’immobilité qui l’avait précédée la faisait se détacher avec la netteté cristalline, l’imprévu quasi malicieux de ces phrases par lesquelles le piano, silencieux jusque-là, réplique, au moment voulu, au violoncelle qu’on vient d’entendre, dans un concerto de Mozart. (JF 455/27)
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Louis Marcoussis – Le Violoncelle – 1930
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Et M. de Charlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogie païenne. En échange d’un peu de beauté plastique, que de supériorité morale ! Le berger de Théocrite qui soupire pour un jeune garçon, plus tard n’aura aucune raison d’être moins dur de coeur et d’esprit plus fin que l’autre berger dont la flûte résonne pour Amaryllis. Car le premier n’est pas atteint d’un mal, il obéit aux modes du temps. C’est l’homosexualité survivante malgré les obstacles, honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. On tremble au rapport que le physique peut avoir avec celles-ci quand on songe au petit déplacement de goût purement physique, à la tare légère d’un sens, qui expliquent que l’univers des poètes et des musiciens, si fermé au duc de Guermantes, s’entrouvre pour M. de Charlus. Que ce dernier ait du goût dans son intérieur, qui est d’une ménagère bibeloteuse, cela ne surprend pas ; mais l’étroite brèche qui donne jour sur Beethoven et sur Véronèse ! Mais cela ne dispense pas les gens sains d’avoir peur quand un fou qui a composé un sublime poème, leur ayant expliqué par les raisons les plus justes qu’il est enfermé par erreur, par la méchanceté de sa femme, les suppliant d’intervenir auprès du directeur de l’asile, gémissant sur les promiscuités qu’on lui impose, conclut ainsi : « Tenez, celui qui va venir me parler dans le préau, dont je suis obligé de subir le contact, croit qu’il est Jésus-Christ. Or cela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on m’enferme, il ne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ c’est moi ! » Un instant auparavant on était prêt à aller dénoncer l’erreur au médecin aliéniste. (Pris 205/194)
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Basquiat -sans titre -1981
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Dans un bois l’amateur d’oiseaux distingue aussitôt ces gazouillis particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire confond. L’amateur de jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus variées. Chacune possède plus de notes que le plus riche instrument. Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi inépuisables que l’infinie variété des personnalités. Quand je causais avec une de mes amies, je m’apercevais que le tableau original, unique de son individualité, m’était ingénieusement dessiné, tyranniquement imposé aussi bien par les inflexions de sa voix que par celles de son visage et que c’était deux spectacles qui traduisaient, chacun dans son plan, la même réalité singulière. Sans doute les lignes de la voix, comme celles du visage, n’étaient pas encore définitivement fixées ; la première muerait encore, comme le second changerait. Comme les enfants possèdent une glande dont la liqueur les aide à digérer le lait et qui n’existe plus chez les grandes personnes, il y avait dans le gazouillis de ces jeunes filles des notes que les femmes n’ont plus. Et de cet instrument plus varié, elles jouaient avec leurs lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient cet accent de conviction enthousiaste qui donnait du charme aux choses les plus simples, soit qu’Albertine sur un ton d’autorité débitât des calembours que les plus jeunes écoutaient avec admiration jusqu’à ce que le fou rire se saisît d’elles avec la violence irrésistible d’un éternuement, soit qu’Andrée mît à parler de leurs travaux scolaires, plus enfantins encore que leurs jeux, une gravité essentiellement puérile ; et leurs paroles détonnaient, pareilles à ces strophes des temps antiques où la poésie encore peu différenciée de la musique se déclamait sur des notes différentes. (JF 903/469)
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Rauschenberg Bellini 1986
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On ne l’appelait chez nous que monsieur Tiche ; demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs, au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet. Il n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : ‘Non, ne peignez pas cela, cela n’en vaut pas la peine, peignez ceci. ‘ Ah ! s’il nous avait écoutés aussi pour l’arrangement de sa vie comme pour l’arrangement de ses fleurs, et s’il n’avait pas fait ce sale mariage !” Et brusquement, les yeux enfiévrés par l’absorption d’une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l’allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c’est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n’a je crois jamais été peint, et où se liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d’une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l’admirable portrait qu’Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c’est elle qui a donné au peintre l’idée d’avoir fait l’homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge, et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l’idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l’artiste, idée qui consistait en somme à peindre la femme non pas en représentation mais surprise dans l’intime de sa vie de tous les jours. “Je lui disais : ‘Mais dans la femme qui se coiffe, qui s’essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d’une grâce tout à fait léonardesque. (TR 714/20)
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Kasimir Malevitch – Composition avec la Joconde – 1914
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Pour revenir au son, qu’on épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ; qu’on enduise une de ces boules d’une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la maison, ses lois mêmes s’étendent au-dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tête cesse d’un seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un chef d’État. Et cette atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d’une façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourd’hui, à la surface de silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystérieux ; et la demande d’explication qu’il exhale suffit à nous éveiller. Qu’on retire, au contraire, pour un instant au malade les cotons superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l’univers ; à toute vitesse rentre le peuple des bruits exilés ; on assiste, comme si elles étaient psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu. Et en augmentant, en relâchant les tampons d’ouate, c’est comme si on faisait jouer alternativement l’une et l’autre des deux pédales qu’on a ajoutées à la sonorité du monde extérieur. (Guer 76/69)
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Jacob Cornelisz Van Oostsanen – 1470-1533 – Anges musiciens
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Mais il y a quelqu’un de très bien que je pourrai vous faire connaître. — Qui ? demanda le baron. — Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’un ton sec et, ne se laissant pas décourager par les prétentions mondaines du larbin, recommença à lui expliquer ce qu’il voudrait, le genre, le type, soit un jockey, etc… Craignant que le notaire, qui passait à ce moment-là, ne l’eût entendu, il crut fin de montrer qu’il parlait de tout autre chose que de ce qu’on aurait pu croire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s’il ne faisait que continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J’adore le Beau. »
Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement de sujet qu’il avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesait tellement sur chaque mot, et de plus, pour être entendu du notaire, il les criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût suffi à déceler ce qu’il cachait pour des oreilles plus averties que celles de l’officier ministériel. Celui-ci ne se douta de rien, non plus qu’aucun autre client de l’hôtel, qui virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis. En revanche, si les hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le sommelier, haussant les épaules, dit derrière sa main, parce qu’il crut cela de la politesse, une phrase désobligeante que tout le monde entendit. (SG 987/377)
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Magritte – Jockey perdu – 1947/1948
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Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l’aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C’était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J’allai m’asseoir à côté d’elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux, leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s’il n’y avait pas moyen que j’eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu’elle la lui avait proposée, mais qu’il la jugeait inutile. « Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu’ils ne m’ont pas trouvée. »
Si Swann était arrivé alors avant même que je l’eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu’il avait été si insensé de ne pas s’être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que c’était lui qui avait raison. Car m’approchant de Gilberte qui, renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis :
« Voyons, empêchez-moi de l’attraper, nous allons voir qui sera le plus fort. »
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de cheveux qu’elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même ; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l’attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par l’effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle riait comme si je l’eusse chatouillée ; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j’aurais voulu grimper ; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu’en fût à peine augmenté l’essoufflement que me donnaient l’exercice musculaire et l’ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté :
« Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu. »
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j’avais avoué, mais n’avait-elle pas su remarquer que je l’avais atteint. Et moi qui craignais qu’elle s’en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu’elle eut un instant après, me donna à penser que je n’avais pas eu tort de le craindre), j’acceptai de lutter encore, de peur qu’elle pût croire que je ne m’étais pas proposé d’autre but que celui après quoi je n’avais plus envie que de rester tranquille auprès d’elle. (JF 493/64)
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Juan Gris – Les Cerises -Guggenheim – NY
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Une dame sortit, car elle avait d’autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C’était cette grande cocotte du monde que j’avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Si sa taille n’avait pas diminué, ce qui lui donnait l’air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu’elle n’était autrefois, d’avoir ce qu’on appelle un pied dans la tombe, on aurait à peine pu dire qu’elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d’être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s’esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d’élite où on l’attendait. Née presque sur les marches d’un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement, par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu’elle s’était offertes, elle portait légèrement sous sa robe, mauve comme ses yeux admirables et ronds et comme sa figure fardée, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant à l’anglaise, je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi les rondes prunelles mauves de l’air qui voulait dire : « Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Nous parlerons de cela une autre fois. » Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu’elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. À tout hasard elle sembla faire allusion à ce qui n’avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu’elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises, et mettait si elle était obligée de partir avant la fin de la musique l’air désespéré d’un abandon qui ne serait pas définitif. Incertaine d’ailleurs sur la passade avec moi, son serrement de main furtif ne s’attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j’ai dit, d’une façon qui signifiait « Qu’il y a longtemps ! » et où repassaient ses maris, les hommes qui l’avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles du passé si lointain qu’elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis, m’ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte, pour qu’on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que si elle n’avait pas causé avec moi c’est qu’elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d’être exacte chez la reine d’Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près de la porte, je crus qu’elle allait prendre le pas de course. Et elle courait en effet à son tombeau. (TR 979/285)
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Natalia Goncharova – Nature morte Lilas – 1911
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En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. On entendait, dominant toutes les conversations, l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde, d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler chacun sans s’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain d’avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia ; sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant haleine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grand d’Espagne qui avait continué imperturbablement son discours. J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et de n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine. (SG 638/39)
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Picasso – Portrait de Jaime Sabartes en Grand d’Espagne – 1939
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Pour les femmes que j’avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s’élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d’abord au milieu d’un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m’étais attaché à l’imaginer, ensuite vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y combiner leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s’était faits dans une ville et qu’il est obligé d’abandonner quand il la quitte, parce que c’est là qu’eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s’il était là encore, au pied de l’église, devant le port et sous les arbres du cours. Si bien que l’ombre de Gilberte s’allongeait non seulement devant une église de l’Île-de-France où je l’avais imaginée, mais aussi sur l’allée d’un parc du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n’était pas pour chacune de ces femmes, unique. Car chacune, je l’avais connue à diverses reprises, en des temps différents, où elle était une autre pour moi, où moi-même j’étais autre, baignant dans des rêves d’une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenait assemblés autour d’eux les souvenirs d’une femme que j’y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l’heure m’inviter à déjeuner, autour d’un être sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu depuis la dame en rose, plusieurs madame Swann, séparées par l’éther incolore des années, et de l’une à l’autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j’avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l’éther en sépare. (TR 989/296)
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Yves Klein – Monochrome M 36 – 1955
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Je n’y manquai jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez des amies. J’arrivais à l’Arc de Triomphe vers midi. Je faisais le guet à l’entrée de l’avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann, qui n’avait que quelques mètres à franchir, venait de chez elle. Comme c’était déjà l’heure où beaucoup de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite l’environnait ; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou qu’elle avait rencontrés : et leur noire ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque mécaniques d’un cadre inerte autour d’Odette, donnait l’air à cette femme qui seule avait de l’intensité dans les yeux, de regarder devant elle, d’entre tous ces hommes, comme d’une fenêtre dont elle se fût approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs, comme l’apparition d’un être d’une espèce différente, d’une race inconnue, et d’une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte. (JF 635/204)
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Emil Nolde – Jacinthes des bois – 1930-1935
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« C’est la crème des braves gens », disait de ce vieux serviteur M. de Charlus, car on n’apprécie jamais personne autant que ceux qui joignent à de grandes vertus, celle de les mettre sans compter à la disposition de nos vices. C’était, d’ailleurs, des hommes seulement que M. de Charlus était capable d’éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C’est d’ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L’amour de l’homme qu’ils aiment pour une femme est quelque chose d’autre, qui se passe dans une autre espèce animale (le lion laisse les tigres tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois il est vrai, chez ceux qui font de l’inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s’y être livré non comme d’une trahison, mais comme d’une déchéance. Un Charlus, autre que n’était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des relations avec une femme, comme il l’eût été de lire sur une affiche que lui, l’interprète de Bach et de Haendel, allait jouer du Puccini. C’est d’ailleurs pour cela que les jeunes gens qui par intérêt condescendent à l’amour des Charlus, leur affirment que les « cartons » ne leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu’ils ne prennent jamais d’alcool et n’aiment que l’eau de source. Mais M. de Charlus sur ce point s’écartait un peu de la règle habituelle. Admirant tout chez Morel, ses succès féminins, ne lui portant pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à l’écarté. « Mais mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d’un air de révélation, de scandale, peut-être d’envie, surtout d’admiration. « Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vue n’ont d’yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dans le métro qu’au théâtre. C’en est embêtant ! Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte les billets doux d’au moins trois femmes. Et toujours des jolies encore. Du reste, ça n’est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je les comprends, il est devenu d’une beauté, il a l’air d’une espèce de Bronzino, il est vraiment admirable. » (Pris 217/206)
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Giorgio de Chirico – Salle d’Apollon (Violon) – 1920
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L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si c’eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue – ou qui peut-être n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore – issue de la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque Saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une torsade de serpents. (Swann 323/446)
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Albrecht Dürer – Autoportrait aux gants – 1498
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C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous auriez tort d’appliquer ici le “qui aime bien châtie bien” du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien et j’entends châtier même après notre brouille ceux qui ont lâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici à leurs insinuations questionneuses, osant me demander comment un homme comme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti de rien, je n’ai répondu que par la devise de mes cousins La Rochefoucauld : “C’est mon plaisir.” Je vous ai même marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible de devenir mon plus grand plaisir, sans qu’il résultât de votre arbitraire élévation un abaissement pour moi. » Et dans un mouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant les bras : « Tantus ab uno splendor ! Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de fierté et de joie. J’espère au moins que mes deux adversaires, malgré leur rang inégal, sont d’un sang que je peux faire couler sans honte. J’ai pris à cet égard quelques renseignements discrets qui m’ont rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude, vous devriez être fier au contraire de voir qu’à cause de vous je reprends l’humeur belliqueuse de mes ancêtres, disant comme eux, au cas d’une issue fatale, maintenant que j’ai compris le petit drôle que vous êtes : “Mort m’est vie.” » Et M. de Charlus le disait sincèrement, non seulement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant d’allégresse à la pensée de se battre que ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à l’illustre connétable de Guermantes, alors que pour tout autre ce même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la dernière insignifiance. (SG 1069/456)
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Gerhard Richter – Peinture abstraite – 1992
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Et, une fois dehors, je m’aperçus que – tant les jours étaient longs dans cette saison-là – il était moins tard que je ne croyais ; nous allâmes sur la digue. Que de ruses j’employai pour faire demeurer Elstir à l’endroit où je croyais que ces jeunes filles pouvaient encore passer ! Lui montrant les falaises qui s’élevaient à côté de nous, je ne cessais de lui demander de me parler d’elles, afin de lui faire oublier l’heure et de le faire rester. Il me semblait que nous avions plus de chance de cerner la petite bande en allant vers l’extrémité de la plage. « J’aurais voulu voir d’un tout petit peu près avec vous ces falaises, », dis-je à Elstir, ayant remarqué qu’une de ces jeunes filles s’en allait souvent de ce côté. « Et pendant ce temps-là, parlez-moi de Carquethuit. Ah ! que j’aimerais aller à Carquethuit ! » ajoutai-je sans penser que le caractère si nouveau qui se manifestait avec tant de puissance dans le « Port de Carquethuit » d’Elstir tenait peut-être plus à la vision du peintre qu’à un mérite spécial de cette plage. « Depuis que j’ai vu ce tableau, c’est peut-être ce que je désire le plus connaître avec la Pointe du Raz, qui serait, d’ailleurs, d’ici, tout un voyage. – Et puis même si ce n’était pas plus près je vous conseillerais peut-être tout de même davantage Carquethuit, me répondit Elstir. La Pointe du Raz est admirable, mais enfin c’est toujours la grande falaise normande ou bretonne que vous connaissez. Carquethuit, c’est tout autre chose avec ses roches sur une plage basse. Je ne connais rien en France d’analogue, cela me rappelle plutôt certains aspects de la Floride. C’est très curieux, et du reste extrêmement sauvage aussi. C’est entre Clitourps et Nehomme, et vous savez combien ces parages sont désolés ; la ligne des plages est ravissante. Ici, la ligne de la plage est quelconque ; mais là-bas, je ne peux vous dire quelle grâce elle a, quelle douceur. » (JF 854/417)
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Edward Hopper – Falaises et rochers Monhegan – 1916-1919
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Certaines existences sont si anormales qu’elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait à Versailles entre ses courtisans, aussi étrange que celle d’un pharaon ou d’un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d’une étrangeté plus monstrueuse encore et que seule l’habitude nous voile. Mais c’est jusque dans des détails encore plus particuliers que j’aurais été condamné, même si j’avais renvoyé Françoise, à garder le même domestique. Car divers autres purent entrer plus tard à mon service ; déjà pourvus des défauts généraux des domestiques, ils n’en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l’attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas être entamés par les aspérités de mon caractère, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au même endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancées. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, précisément parce qu’elles étaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gâtant peu à peu, me les apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis que j’appris mes défauts naturels et invariables, leur caractère me présenta une sorte d’épreuve négative du mien. Nous nous étions beaucoup moqués autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques : « Cette race, cette espèce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je n’avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inévitablement à la race générale des domestiques et à l’espèce particulière des miens.
Pour en revenir à Françoise, je n’ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d’avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes ; et lorsque dans ma colère d’être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse mais visible et à la conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. (Guer 64/58)
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Raphaël – Portrait de Balthazar Castiglione -1514 -l515
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De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’y ajoutait et quand nous arrivâmes à l’octroi de Douville, l’éperon de falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie, rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. J’aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Elle fit profession d’aimer aussi ce pays plus que tout autre. Mais je sentais bien que pour elle comme pour les Verdurin la grande affaire était non de le contempler en touristes, mais d’y faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leur préoccupation. (SG 999/289)
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Maria Helena Vieira da Silva – Estuaire bleu – 1974
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Malgré toute la tendre vénération que le poète de génie qu’est la comtesse de Noailles portait à sa belle-mère, la duchesse de Noailles née Champlâtreux, il est possible, si elle avait eu à en faire le portrait, que celui-ci eût contrasté assez vivement avec celui que Sainte-Beuve en traçait cinquante ans plus tôt.
Ce qui eût peut-être été plus troublant, c’était l’entre-deux, c’était ces gens desquels ce qu’on dit implique, chez eux, plus que la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que pourtant on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours de les juger sur leur oeuvre, car ils n’en ont pas créé : ils en ont seulement – à notre grand étonnement à nous qui les trouvions si médiocres – inspiré. Passe encore que le salon qui, dans les musées, donnera la plus grande impression d’élégance depuis les grandes peintures de la Renaissance, soit celui de la petite bourgeoise ridicule que j’eusse, si je ne l’avais pas connue, rêvé devant le tableau de pouvoir approcher dans la réalité, espérant apprendre d’elle les secrets les plus précieux de l’art du peintre, que sa toile ne me donnait pas, et de qui la pompeuse traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture comparable aux plus beaux de Titien. Si j’avais compris jadis que ce n’est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais cel