Philippe Sollers

Philippe Sollers (1936 …)

Ecrivain

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Retranscription d’une émission de Robert Valette et Georges Gravier. Diffusée pour la première fois sur la Radiodiffusion Télévision Française (RTF) le 18.12.1963  INA 1963

Robert Valette – Le lecteur de Proust a le sentiment d’entrer de plain-pied dans le royaume de l’esprit. Dès les premières pages du temps perdu, une sorte d’extase, une angoisse extasiée lui est à la fois donnée et promise. C’est avec confiance qu’on se laisse conduire à cette longue recherche dans laquelle se déploie continument l’ample douceur de la patience et de l’attention. L’œuvre de Proust, l’accomplissement de son acte d’écrivain en fait un acte peut-être parfait. Pour son acte même, pour son besoin d’agir à sa propre manière, quelle leçon l’écrivain éprouve-t-il ?

Pour l’écrivain en somme, quelle est la leçon de Proust ?

 

Philippe Sollers

La leçon de Proust, çà évidemment c’est un domaine extrêmement vaste et elle peut se comprendre à beaucoup de niveaux différents. Je crois donc qu’il faut forcément, étant donné qu’on est en présence d’une œuvre aussi grandiose, construite, variée, indéfinie presque, il faut donc se limiter à deux ou trois choses précises et personnellement j’aimerais me limiter, au point fort si vous voulez pour moi de l’œuvre de Proust c’est-à-dire à ce qui demeure pour moi le plus mystérieux ou le plus ouvert vers l’avenir, ou bien à ce qui n’est pas complètement explicable pour moi dans l’œuvre de Proust. Et je vois d’abord dans la recherche du temps perdu que j’ai lue, comme vous dites , avec cette espèce d’extase qui doit presque être, comme vous dites, un euphorisant absolument extraordinaire, bien sûr, et je crois être un de ces nombreux lecteurs qui avait peur de terminer le livre parce qu’il n’avait pas envie, au fond, de lire autre chose, et bien, je crois que ce qui reste le plus inquiétant, le plus vivant pour moi dans l’œuvre de Proust maintenant que je connais à peu près bien, c’est tout de même ce que Georges Bataille dans un texte que je considère comme le texte le plus important qu’on ait écrit sur Proust et qui s’appelle disgressions sur la poésie de Marcel Proust dans l’expérience intérieure ce que Georges Bataille appelle justement l’expérience intérieure de Proust, c’est à dire que si vous voulez, pour dégager la leçon de Proust, j’aurais volontiers tendance à laisser de côté tout l’aspect romanesque, pourtant extrêmement important de son œuvre, j’aurais tendance à m’en tenir à une sorte de trame beaucoup plus secrète, à une sorte de ligne qui se dégage en définitive le plus au fond de cette œuvre et qui consiste dans ce que Bataille appelle l’expérience intérieure et qui je crois est une excellente formule. Qu’est-ce que c’est que cette expérience intérieure de Proust ? Eh bien, ce sont justement à intervalle régulier, non pas les morceaux même très connus sur la résurrection du passé et ce qui entraîne ces longues disgressions sur la mémoire affective que tout le monde connaît très bien, mais c’est au contraire, comme dans le passage des trois arbres n’est-ce-pas qui est bien connu, c’est au contraire une espèce de milieu atteint par Proust qui est bien au-delà de ces questions extrêmement débattues de l’espace et du temps proustien. C’est un milieu où au contraire ou il semble que le temps et l’espace soient tout à fait résorbés ou dépassés et où l’on entre dans une dimension qui est pour moi celui de l’expérience intérieure, de l’intériorité elle-même et, c’est par là, me semble-t ‘il, que l’œuvre de Proust regarde vers l’avenir, c’est-à-dire qu’il me semble que par tout son côté romanesque, par tout son côté comédie spirituelle, si vous voulez, elle est évidemment extrêmement importante mais à l’intérieur même de cette pulpe extrêmement savoureuse, épaisse, etc., il y a cette sorte d’amande qui me paraît être une ouverture sur tout un futur de la littérature.

D’autre part, et justement peut-être parallèlement à ces moments forts, à ces temps forts de l’œuvre de Proust, c’est-à-dire, ces temps forts où il se trouve absolument en présence d’un monde qui n’est pas celui de la mémoire, qui est celui d’une espèce d’angoisse extatique si vous voulez, et, aussi, certains états qui sont des états d’insatisfaction à vrai dire, et où il arrive à une sorte de mystère, parfois beaucoup plus convainquant que les moments qui sont directement reliés à la résurrection du passé par exemple. Je fais toujours allusion à cet épisode des trois arbres qui est pour moi capital, comme il était capital pour Bataille, je m’appuie si vous voulez sur Bataille parce qu’il me semble que c’est le point peut-être le plus au fond lorsqu’il s’agit de Proust, mais enfin tout de même, par rapport à cette expérience intérieure et sans négliger l’ampleur de l’œuvre de Proust qui se développe avec  beaucoup de niveaux différents, il me semble alors que là, il y a quelque chose de très important aujourd’hui comme leçon à tirer de cet engagement littéraire de Proust, complet et absolu comme vous savez, et qui même rend quelque chose d’héroïque lorsque on lit avec l’émotion évidemment qu’on ne peut pas ne pas ressentir devant ce combat qui s’achève dans la mort. Eh bien, il y a alors une théorie du livre, une espèce de posture par rapport au langage et au monde qui me semble alors absolument moderne et intéressante.

Qu’est-ce que dit Proust ? Proust dit, et c’est en particulier dans le temps retrouvé où nous arrivons si vous voulez à cet espèce de renvoi à l’œuvre toute entière qui se produit à la fin n’est-ce-pas, c’est au moment donc ou Proust commence à écrire qu’il a déjà fini d’écrire son livre donc ça produit une espèce de recommencement perpétuel de l’œuvre, c’est l’une de ses grandes fascinations, et c’est peut-être le moment aussi où il dévoile, peut-être de manière plus synthétique, certaines de ses grandes idées sur l’art, sur la littérature, sur le langage, sur le monde, qui sont d’ailleurs éparses dans toute l’œuvre elle-même. Alors, que dit-il ? Eh bien, il dit que l’écrivain doit se placer dans un état de lecture par rapport au monde, qu’il est le seul à pouvoir faire et que, la phrase très exacte est la suivante : le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur c’est à dire que non seulement, la réalité est la réalité la plus profonde qui est celle justement de cette expérience intérieure dont je parlais puisque il revient à plusieurs reprises là-dessus avec des termes comme ceux de : mon cerveaux était un riche bassin minier que j’étais le seul à pouvoir exploiter, ou bien encore il parle des paysages de l’esprit, l’esprit a ses paysages, etc., bien. C’est donc à l’intérieur de cette expérience où le monde se trouve dans sa véritable réalité, donc dans l’intériorité, c’est donc une position d’écrivain, donc une position de lecture. Ce sont des signes qu’il s’agit de lire, c’est une attitude de déchiffrement, de décryptement. En cela il est peut être l’un des premiers écrivains, moderne en tout cas, à dire cela et à le dire aussi fortement. Il dit donc que, l ‘écrivain doit être non seulement un lecteur et peut-être le seul lecteur véritable qui existe, n’est-ce-pas, et que par conséquent, lisant le monde, il le traduit. Il s’agit donc d’une traduction. Ecrire, écrire la recherche du temps perdu c’est traduire un livre, n’est-ce-pas, qui est le vrai livre, enfin qui est le vrai vie de même comme la vie de l’écrivain est la vraie vie, la seule vie réellement vécue.

 

Robert Valette – Mais partir à la recherche du temps perdu, est-ce qu’il ne vous semble pas que ce soit aussi partir à la recherche de l’esprit lui-même ?

Philippe Sollers

Bien entendu, la recherche de l’esprit humain se dévoile constamment dans l’œuvre de Proust mais je dirai que même la leçon pour nous, pour des écrivains modernes, c’est que justement, on ne peut pas faire comme si le temps n’était pas retrouvé, et retrouvé par exemple par Proust ; ça introduira, si vous voulez, une leçon, presque grammaticale, mais pour en finir avec ces questions de lecture et de traduction, il y a encore un postulat, le troisième terme du syllogisme si vous voulez, d’abord le livre de la réalité est à lire, l’écrivain est le seul à pouvoir le faire, secondement il écrit donc il traduit, et bien le troisième terme est aussi intéressant parce qu’il dit, le lecteur, le lecteur de mon livre, le lecteur de ma traduction donc sera un lecteur de soi-même, n’est-ce-pas ? Or là je crois qu’il y a là, dans cette grande mythologie de la littérature moderne qui est celle justement de la création d’un livre qui passe par Mallarmé, par exemple, il y a une formulation extrêmement passionnante et ouverte justement sur une espèce de posture de l’écrivain par rapport au langage et au monde, et au lecteur, sans oublier le lecteur, bien sûr.

Or, à propos justement de cette recherche de l’esprit dont vous parlez par rapport au temps, je suis toujours passionné par les livres qui paraissent sur Proust, sur le temps proustien, sur l’espace proustien etc.,  mais, en effet, vous avez raison de le dire, il s’agit d’une comédie spirituelle, d’une recherche de l’esprit, or, ce qui me frappe également, c’est que, pour un écrivain moderne, enfin je crois, pour un écrivain contemporain qui a lu Proust, qui a lu aussi d’autres auteurs, et parfois peut-être plus essentiels à sa vie mentale ou intellectuelle, et bien, on ne peut pas faire justement comme si le temps n’était pas retrouvé. C’est-à-dire que le livre de Proust donc commence au moment où il finit, c’est le paradoxe bien connu de son œuvre, mais il renvoie fatalement, de toute façon, à un passé, et toute l’œuvre se déroule sur cette espèce d’un parfait continu et admirable qui couvre la totalité du temps, n’est-ce-pas, qui fait du temps cet imparfait indéfini. Et bien je crois qu’une des explications pour laquelle certains romans, beaucoup en tout cas de romans contemporains, sont écrits au présent, c’est peut-être, parce qu’on tire cette leçon de Proust. Et en tout cas, en ce qui me concerne, admettant si vous voulez le syllogisme proustien de la lecture, de la traduction et du lecteur se lisant soi-même, à la recherche de ce temps perdu qui en réalité une recherche de l’esprit, et bien je placerai délibérément cette tentative au présent, dans un temps qui serait justement le temps retrouvé.

 

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