Le bourdon et l’orchidée

Aquarelle de Bernard Soupre

(proustenaquarelles.com)

 

Le baron de Charlus, membre éminent de la famille Guermantes, rencontre par hasard Jupien, giletier qui a son échoppe dans la cour de l’hôtel particulier de la marquise de Villeparisis. C’est aussitôt le coup de foudre entre les deux hommes qui ne s’étaient jamais vus auparavant. Le narrateur assiste de loin à la scène qui lui rappelle le vol d’un bourdon autour d’une orchidée.

Face à face, dans cette cour où ils ne s’étaient certainement jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à l’hôtel Guermantes que dans l’après-midi, aux heures où Jupien était à son bureau), le baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillissant. Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois d’un art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant à dissimuler l’impression qu’il avait ressentie, mais qui, malgré son indifférence affectée, semblait ne s’éloigner qu’à regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles, prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant aussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait—en symétrie parfaite avec le baron—redressé la tête, donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas qu’il pût avoir l’air si antipathique. Mais j’ignorais aussi qu’il fût capable de tenir à l’improviste sa partie dans cette sorte de scène des deux muets, qui (bien qu’il se trouvât pour la première fois en présence de M. de Charlus) semblait avoir été longuement répétée ;-on n’arrive spontanément à cette perfection que quand on rencontre à l’étranger un compatriote, avec lequel alors l’entente se fait d’elle-même, le truchement étant identique, et sans qu’on se soit pourtant jamais vu.

Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beauté allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un air détaché, baisser distraitement les paupières, par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sans doute parce qu’il pensait qu’une pareille scène ne pouvait se prolonger indéfiniment dans cet endroit, soit pour des raisons qu’on comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la brièveté de toutes choses qui fait qu’on veut que chaque coup porte juste, et qui rend si émouvant le spectacle de tout amour), chaque fois que M. de Charlus regardait Jupien, il s’arrangeait pour que son regard fût accompagné d’une parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des regards habituellement dirigés sur une personne qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas ; il regardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vous dire :  » Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos « , ou bien :  » Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand d’antiquités.  » Telle, toutes les deux minutes, la même question semblait intensément posée à Jupien dans l’œillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles égaux, et destinées—avec un luxe exagéré de préparations—à amener un nouveau motif, un changement de ton, une  » rentrée « . Mais justement la beauté des regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de conduire à quelque chose. Cette beauté, c’était la première fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich, mais de quelque cité orientale dont je n’avais pas encore deviné le nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu’on donne avant un mariage décidé. Plus près de la nature encore—et la multiplicité de ces comparaisons est elle-même d’autant plus naturelle qu’un même homme, si on l’examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc.—on eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle—Jupien—ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit par la porte cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoir retourné deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la rue où le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un air fanfaron, non sans crier un  » au revoir  » au concierge qui, à demi saoul et traitant des invités dans son arrière-cuisine, ne l’entendit même pas), s’élança vivement pour le rattraper. Au même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans la cour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si longtemps par l’orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre les ébats de l’insecte, car au bout de quelques minutes, sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-être afin de prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que, dans l’émotion que lui avait causée l’apparition de M. de Charlus, il avait oublié, peut-être tout simplement pour une raison plus naturelle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brusquer les choses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitôt :  » Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai oublié mes cigares.  » Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur les règles de la coquetterie :  » Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez « , dit le giletier, sur la figure de qui le dédain fit place à la joie. La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre. J’avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s’il était l’insecte qu’il fallait à l’orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels hasards, quels qu’ils soient, et sans la moindre prétention scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualité), qui, depuis des années, ne venait dans cette maison qu’aux heures où Jupien n’y était pas, par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aime que les vieux messieurs. (SG 604/6)

 

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