Le baiser du soir

Baiser du soir 2Le baiser du soir par Bernard Lamotte

Le narrateur est un enfant d’une grande sensibilité. Il attend le soir avec impatience le baiser de sa mère.

Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue.

Mère qui monte les escaliers pour le baiser 2

Bernard Lamotte

De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. (Swann 13/61)

 

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2 réflexions sur « Le baiser du soir »

  1. Bonjour,

    En traduisant ce joli passage en chinois avec les étudiants, j’ai eu quelques questions niveau grammaire. J’aimerais avoir des réponses concernant mes questions si cela est possible:
     » …et elle eût voulu tacher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander… »
    1 Pourquoi  » et elle eût voulu »? Je ne comprends pas pourquoi Proust utilise le subjonctif plus -que- parfait ici alors que ce n’est pas nécessaire car il n’y a pas de construction comme « …qu’elle eût voulu… » . Est-ce qu’on peut utiliser le subjonctif plus-que -parfait de façon isolée qui porte une signification particulière (un regret, ou un effort qui n’a jamais abouti…?)
    2 bien loin de me laisser prendre « celle » de lui demander…ici « celle » remplace quel mot? l’habitude?
    Je vous remercie infiniment de votre réponse.
    Bien cordialement
    Blanche Chiu

    • Bonjour Blanche,

      Voici des réponses à vos deux questions proposées par une professeure agrégée de Français

      Réponse à votre question 1

      Oui, en français on peut utiliser le subjonctif plus-que-parfait à la place du conditionnel passé
      J’aurais aimé te rencontrer plus tôt/ J’eusse aimé te rencontrer plus tôt
      Nous aurions souhaité manger une tarte aux pommes / Nous eussions souhaité manger une tarte aux pommes
      Donc le subjonctif plus-que-parfait (mais c’est surtout dans la langue littéraire du 19e (parfois 20e), (et surtout chez Proust) et cela n’est plus que rarement employé de nos jours dans le français de 2021, tant à l’oral (où cet emploi est fort rare) qu’à l’écrit.
      C’est une forme plus recherchée et rare que le conditionnel passé
      Donc oui, l’on peut employer le subjonctif sans qu’il s’agisse d’une tournure optative ou avec une tournure hypothétique (si…), donc de façon « isolée »
      Ici on pourrait dire
      et elle aurait voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin (conditionnel passé du verbe vouloir) et le sens serait le même
      Mais Proust emploie de préférence le subjonctif plus-que-parfait.
      C’est un héritage du Latin où le subjonctif plus-que-parfait a justement aussi cette valeur d’irréel du passé

      Réponse à votre question 2

      Oui, ici « celle » remplace habitude
      Le pronom démonstratif se réfère au nom le plus proche
      La phrase rebondit et repart sur l’idée d’habitude, qu’il faut perdre et non prendre

      Bonne journée à vous et à vos étudiants

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