François Mauriac

François Mauriac (1885 – 1970)

Ecrivain

 

François Mauriac sur Marcel Proust

 

Extrait de Portrait-souvenir : Marcel Proust, une émission de Roger Stéphane (1962)

Propos recueillis à partir d’un entretien avec François Mauriac dans cette émission :

 

Originalité littéraire de Proust

« Jusqu’à Proust, on refaisait du Balzac ou du Benjamin Constant. On racontait une histoire à la Balzac ou on étudiait une âme, à la manière de Benjamin Constant. Proust, lui, nous a montré que l’on peut faire autre chose que du Balzac, et autre chose que du roman psychologique traditionnel. Que peut-on faire ? Eh bien, on peut redécouvrir un monde. Je ne dis pas créer un monde – c’était la part de Balzac – mais le redécouvrir, c’est-à-dire : tout ce monde auquel le jeune Proust avait été mêlé, au milieu duquel il avait souffert – car il était un tendre, car il était un snob – il l’a retrouvé au-dedans de lui et cela par des moyens qu’il nous a expliqués – vous vous rappelez les épisodes de la tasse de thé et de la madeleine qui montrent comment il a redécouvert ce monde enseveli au-dedans de lui. Eh bien, c’est ce que les gens qui ne connaissent pas Proust découvriront s’ils se décident à entrer dans cette œuvre, cette œuvre qui pour moi, dans la littérature française, est sans aucun doute aussi importante que celle de Balzac – et personnellement, je dois dire qu’elle me touche beaucoup plus. Mais il y a tout de même entre les deux ce rapport : c’est que Balzac lui aussi est mort de son œuvre. Ils ont été tous les deux tués par ces deux œuvres qui l’une et l’autre, et à des titres différents, ont un caractère monstrueux. Oui, l’œuvre de Proust a quelque chose de monstrueux.

 

Une poésie du roman

Il est bien certain que Du côté de chez Swann apportait la nouvelle formule du roman que, obscurément, j’attendais. J’ai tout trouvé dans Du côté de chez Swann. J’ai trouvé la résurrection d’un monde que j’avais malgré tout connu, qui n’était pas le monde de Balzac, qui était mon monde, et le monde dont j’avais entendu parler. Mais j’ai trouvé en même temps une poésie du roman, car ce qui me frappe dans Proust, c’est qu’il est un extraordinaire poète. Je voyais un homme qui avait inventé son style. Il était seul à pouvoir dire ce qu’il avait à dire, mais pour le dire il avait inventé son instrument, et après il a pu être brisé.

 

Les plaies intérieures de Proust

Il ne faut pas oublier qu’il a étudié sur lui-même les plaies de ses personnages. Une de ses plaies –je n’en parlerai pas, mais vous savez à quoi je fais allusion – on ne peut pas être allé plus loin qu’il ne l’a fait dans cet ordre ; et alors une plaie plus modeste, si j’ose dire, et un peu ridicule et un peu honteuse : le snobisme. La peinture que Proust en a faite, je trouve que dans son livre elle atteint un degré de profondeur qui nous éclaire beaucoup sur l’homme. Et c’est sur lui qu’il l’a étudié.

 

Tourments de l’amour et vanité de l’amitié

Proust est quelqu’un qui devait terriblement avoir souffert, puisque vous savez qu’il en était arrivé à un scepticisme, un nihilisme terribles, aussi bien en ce qui concerne l’amour qu’en ce qui concerne l’amitié. Car cet homme si aimable, si charmant, qui vous entourait de telles protestations d’amitié ne croyait pas à l’amitié, ne croyait pas que l’amitié existe. Quant à ses idées sur l’amour , ce qui fait que j’admire Proust plus que tout, c’est que, étant l’homme qu’il était, il est arrivé à nous donner, avec Un amour de Swann, la peinture de l’amour, à mon avis, la plus exacte, la plus parfaite que nous ayons eue depuis Benjamin Constant.

Une vocation d’écrivain

Mon premier mouvement serait de croire qu’il a donné sa vie à une idole, mais je me tromperais. Parce que, même du point de vue chrétien, je crois qu’une œuvre de l’importance de Proust – et de la signification de l’œuvre de Proust – ne peut pas ne pas être voulue, ne peut pas ne pas être une vocation. Et d’ailleurs, si peu que j’aie rencontré Proust – mais peut-être aussi dans les quelques lettres que j’ai échangées avec lui – j’ai pu me rendre compte à quel point il avait ce sentiment de la vocation. Il savait qu’il donnait sa vie, et il savait qu’il la donnait non pas à une œuvre de vanité mais à quelque chose d’important pour les hommes.

La mort à l’œuvre

Proust écrivit le mot « fin » en bas de son œuvre, et il mourut. Je suis allé voir sur son lit de mort, rue Hamelin, un homme qui donnait vraiment l’impression d’un dépouillement total. On peut dire que c’était ce qu’il restait de quelqu’un qui avait laissé son œuvre le dévorer jour après jour. Son enterrement fut un événement parisien, et ce fut en même temps une découverte pour les maîtres de Proust. Je vois encore Barrès, qui regardait cette foule de jeunes gens qui se pressaient autour de l’église, et il ne me cachait pas son étonnement : ‘Mais Proust, Marcel Proust, mais c’était notre jeune homme !’»