Genèse de l’écriture de « La Recherche »

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Aquarelle de Van Dongen illustrant l’édition NRF

d' »A la recherche du temps perdu »

 

Proust approche de la quarantaine c’est dire que sa vie est bien avancée puisqu’il mourra à l’âge de 51 ans. Il continue à avoir des doutes sur ses réelles capacités à écrire une œuvre majeure. Il est conscient qu’il mène une vie désœuvrée et il a d’ailleurs une réputation de dilettantisme et de mondain, son asthme qui le fait souffrir depuis l’enfance déclenche en lui des crises qui le laissent épuisé, les pertes rapprochées de son père en 1903 puis de sa mère en 1905 l’affectent profondément. C’est la période la plus sombre de sa vie.

Peut-être conscient de l’inanité de cette vie de loisirs et du gâchis qui en découle, brusquement, à partir du début de l’année 1908, il se remet au travail avec fièvre et ne s’interrompra plus jusqu’à sa mort. Son travail le pousse dans des directions multiples, inspiré par des faits divers, il rédige des articles, des rubriques, des pastiches et prend des notes. Le fruit de ce travail intense et désordonné va constituer le matériau qui alimentera l’écriture de « La Recherche ». Dans l’enthousiasme de son courage revenu, il écrit à un ami : « vous ai-je parlé d’une pensée de saint Jean : Travaillez pendant que vous avez encore la lumière. Comme je ne l’ai plus, je me mets au travail ».

Dans l’immédiat, ces écrits disparates préparent le « Contre Sainte-Beuve » qui connaîtra trois formes successives en 1908 et 1909 mais aucune d’entre elles ne satisfera l’auteur pas plus d’ailleurs que l’éditeur Vallette qui refuse le manuscrit (le livre ne sera publié qu’en 1954). Malgré cet échec, Proust ne se décourage pas et entreprend des modifications rédactionnelles importantes ainsi que le réaménagement du plan de l’ouvrage qui peu à peu prend les proportions d’un véritable roman.

A la fin de 1911 Proust fait dactylographier un roman de plus de sept cents pages qu’il propose à l’éditeur Fasquelle. Le titre de cet ouvrage : « Les intermittences du cœur, le temps perdu, 1ère partie ». Y figure l’actuelle première phrase d' »A la recherche du temps perdu » : « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Ce roman reprend de nombreux passages que l’on retrouvera dans les sept parties qui constitueront « la Recherche ».

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« Proust en écriture » d’après Bruno Sari

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Au début de 1912, plusieurs sujets préoccupent Proust : comment éditer le nouveau livre ? en combien de volumes ? en combien de parties ? faut-il découper l’ouvrage ? quel titre lui donner ? Les stalactites du passé, les reflets du passé, le visiteur du passé, le temps perdu et bien d’autres titres sont cités. Des éditeurs sont approchés mais l’œuvre ne déclenche pas l’enthousiasme. Fin 1912 Fasquelle refuse le manuscrit puis ce sont les éditions Gallimard qui refusent à leur tour sur la recommandation de Gide qui regrettera amèrement son attitude et enfin les éditions Ollendorff. Le directeur de cette maison d’édition, M Humblot, fait part de son sentiment à un de ses amis : « Je suis peut-être bouché à l’émeri, mais je ne puis comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil ».

Proust est désespéré. Dans plusieurs lettres, il n’hésite pas à solliciter des amis proches des cercles littéraires (Jean Cocteau, Lucien Daudet, Louis de Robert) pour lui assurer la publicité de son livre. Dans une lettre de février 1913, il demande à son ami d’enfance, René Blum, frère de Léon, très bien introduit dans le monde de l’édition de soumettre Du côté de chez Swann, à l’éditeur Bernard Grasset. Pour augmenter ses chances d’être publié, il propose de payer lui-même l’édition.

René Blum parvient à convaincre Bernard Grasset. Marcel Proust est fou de reconnaissance. Cher René Blum il faut absolument que vous me demandiez un service quelconque car vous me ferez bien plaisir, s’exclame-t-il


Bernard Grasset

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Bernard Grasset est un nouvel éditeur sur la place de Paris qui se distingue de ses concurrents par ses méthodes modernes. Proust lui propose un contrat particulier qui, s’il est peu rémunérateur lui permet de conserver la propriété de l’ouvrage. Il propose l’envoi du manuscrit du premier volume « Le temps perdu, première partie » la seconde partie non encore terminée sera livrable quelques mois plus tard et prendra le titre de « Le temps perdu, deuxième partie ». Le contrat avec Grasset est signé en mai 1913 mais de nouveaux aménagements, compléments et corrections interviennent et il est prévu d’éditer l’ouvrage en deux tomes, le premier sous le nom de « Du côté de chez Swann » le deuxième à paraître plus tard devant s’appeler « Le côté de Guermantes » le titre général des deux volumes sera « A la recherche du temps perdu ».

Proust continue de corriger les épreuves avec vigueur au point qu’il ne reste pas une ligne sur vingt du texte primitif. Enfin « Du côté de chez Swann » est publié et connaît un succès d’estime. Un premier tirage de 2600 exemplaires en 1913 est suivi bientôt de deux autres tirages de 500 exemplaires chacun. Les critiques sont mitigées mais sont conscients cependant qu’on a là une œuvre qui sort de l’ordinaire. Le livre se vend et sans être un triomphe cette opération n’est pas un échec pour Grasset. Marcel Proust et l’éditeur présentent le livre au prix Goncourt mais il n’obtiendra pas une seule voix.

Proust 1

1ère édition chez Bernard Grasset de « Du côté de chez Swann »

Marcel continue à travailler activement sur le deuxième volume qui doit s’appeler « Le côté de Guermantes ». De nouveaux personnages apparaissent et Proust modifie profondément la structure du livre. A son habitude il procède à de nombreux ajouts et obtient à force de travail  un ensemble cohérent qui a tellement grossi qu’il n’est plus envisageable de le publier dans un volume unique.

Gallimard prend conscience de l’erreur commise en refusant l’édition de « Du côté de chez Swann ». Gide qui est à l’origine de ce refus écrit alors à Proust une lettre restée célèbre : « Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre. Hélas ! pourquoi faut-il qu’il me soit si douloureux de tant l’aimer ?…

Brouillon de la lettre d’André Gide

Janvier 1914,

Mon cher Proust,

Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre ; je m’en sursature, avec délices ; je m’y vautre. Hélas, pourquoi faut-il qu’il me soit si douloureux de tant l’aimer ?… Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N. R. F. — et (car j’ai cette honte d’en être beaucoup responsable) l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. Sans doute je crois qu’il faut voir là un fatum implacable, car c’est bien insuffisamment expliquer mon erreur que de dire que je m’étais fait de vous une image d’après quelques rencontres dans « le monde » qui remontent à près de vingt ans. Pour moi vous étiez resté celui qui fréquente chez Mme X et Z — celui qui écrit dans le Figaro. Je vous croyais, vous l’avouerai-je ? « du côté de chez Verdurin » ; un snob, un mondain amateur — quelque chose d’on ne peut plus fâcheux pour notre revue. Et le geste que je m’explique si bien aujourd’hui, de nous aider pour la publication de ce livre, et que j’aurais trouvé charmant si je me l’étais bien expliqué, n’a fait hélas, que m’enfoncer dans cette erreur. Je n’avais pour m’en tirer qu’un seul des cahiers de votre livre ; que j’ouvris d’une main distraite et la malchance voulut que mon attention plongeât aussitôt dans la tasse de camomille de la p. 62 — puis trébuchât p. 64 sur la phrase (la seule du livre que je ne m’explique pas bien — jusqu’à présent, car je n’attends pas pour vous écrire d’en avoir achevé la lecture) — où il est parlé d’un fronton où des vertèbres transparaissent. Et maintenant, il ne me suffit pas d’aimer ce livre, je sens que je m’éprends pour lui et pour vous d’une sorte d’affection, d’admiration, de prédilection singulières. Je ne puis continuer… J’ai trop de regret, trop de peine — et surtout à penser que peut-être il vous est revenu quelque chose de mon absurde déni — qu’il vous aura peiné — et que je mérite à présent d’être jugé par vous, injustement, comme je vous avais jugé. Je ne me le pardonnerai pas — et c’est seulement pour alléger un peu ma peine que je me confesse à vous ce matin — vous suppliant d’être plus indulgent pour moi que je ne suis moi-même.

ANDRÉ GIDE

 

Gallimard propose alors à Proust d’en publier une prochaine édition remaniée. La chose est facilitée en raison de l’arrêt des activités de Grasset à cause de la guerre de 1914. Proust accepte l’offre mais préfère attendre la fin de la guerre pour les nouvelles publications. Grasset accepte finalement la rupture du contrat en août 1916 et Proust envoie à Gallimard la première partie d' »A l’ombre des jeunes filles en fleurs » et annonce la seconde partie  qui sera effectivement remise en mars 1917 avec  les premières pages du « Côté de Guermantes ». L’ouvrage des ‘jeunes filles » ne sera publié qu’en 1919.

contrat Proust-Gallimard

Contrat signé entre Proust et Gallimard (Galerie Gallimard)

 

Proust décide de composer un volume qu’il appelle « Sodome et Gomorrhe » suivi de deux autres, « La Prisonnière » puis « la Fugitive ». Comme pour les autres volumes précédents, il rassemble des cahiers déjà écrits dans le passé, les défait, les complète, les désunie à nouveau, ajoute de nouveaux personnages, développe de nouveaux thèmes. 

En 1918, l’œuvre est presque achevée. « La Recherche » comprend désormais cinq volumes dont deux sont déjà parus, « Du côté de chez Swann » en 1913 et « A l’ombre des Jeunes filles en fleurs ». Le tome III, « Le côté de Guermantes ainsi que les suivants sont prêts à sortir. Le tome IV est intitulé « Sodome et Gomorrhe I » et sera suivi d’un « Sodome et Gomorrhe II – Le temps retrouvé ». Mais ce plan n’est pas définitif et de nouveaux découpages interviennent à nouveau, toutefois sans remise en cause de la structure générale. Les titres de « la Prisonnière et de « la Fugitive » n’existent pas encore mais le contenu de ces futurs volumes est inclus sous forme de chapitres dans « Sodome et Gomorrhe II ».

En décembre 1919 Proust se voit décerner le prix Goncourt pour « A l’ombre des jeunes filles en fleurs« . Il obtient le prix par six voix contre quatre pour « Les croix de bois » de Roland Dorgelès ». Proust est particulièrement heureux de cette distinction. Le livre sera particulièrement apprécié par l’élite mais ce ne sera pas un succès de masse.

Le côté de Guermantes paraîtra en deux parties. La première, « le côté de Guermantes I » est édité en 1920. Cette parution cause le mécontentement de certains de ses amis qui se reconnaissent dans l’ouvrage sous une description qu’ils jugent peu avantageuse. Quelque uns iront jusqu’à se brouiller avec l’auteur. « Le côté de Guermantes II » paraît le 2 mai 1921, une fois de plus l’accueil est mitigé.

Conscient de la grandeur de son œuvre Marcel pense désormais à se présenter à l’Académie Française mais il mène une campagne très maladroite et son projet va échouer. Sa santé se détériore mais il continue à travailler avec acharnement sur la première partie de « Sodome et Gomorrhe » dont il fait paraître quelques extraits dans la presse. Le volume est mis en vente le 29 avril 1921. A nouveau certains de ses amis pensent se reconnaître et sont furieux. La deuxième partie paraît au mois d’avril de l’année suivante. Ce sera le dernier ouvrage à être publié du vivant de Marcel Proust.

d’après Bruno Sari

Les dernières semaines de la vie de Proust seront très actives. L’auteur rassemble les cahiers dont certains ont été écrits dès 1915 il les travaille à nouveau, les complète et parvient à bâtir une composition romanesque complète et cohérente qui deviendra bientôt le cinquième volet de « la recherche », « La prisonnière » qui se substituera au « Sodome et Gomorrhe III initialement prévu par l’auteur. De même Sodome IV deviendra « La Fugitive » mais devra changer de nom pour devenir « Albertine disparue » en raison de la production d’un ouvrage par un autre écrivain sous le nom de « la Fugitive« .

La version de « la Prisonnière » remise à Gaston Gallimard après la mort de Proust sera révisée par son frère Robert et par un ami Jacques Rivière, directeur de la NRF et critique talentueux,  et sera publiée le 14 novembre 1923. « Albertine  disparue » paraîtra en 1925 et enfin « le Temps retrouvé » dont l’écriture a débuté très tôt  (Proust ne disait-il pas que « Combray » et « le Temps retrouvé » avaient été écrits ensemble) ne paraîtra qu’en 1927 soit cinq ans après la disparition de Proust. Mais il est évident que les grande lignes de ce dernier volume ont été fortement remaniées durant les dernières années de sa vie qui ont été marquées par la guerre meurtrière de 14/18 et, sur un plan personnel, par sa santé défaillante l’obligeant à des à des retraites répétées. A cela s’ajoute la mort accidentelle d’Agostinelli, son chauffeur secrétaire pour lequel il avait un attachement très fort. Ces évènements auront une incidence décisive sur la teneur de ce dernier volume et l’auteur va métamorphoser ces désastres à partir de deux scènes allégoriques qui occupent une grande place dans le « Temps retrouvé » : la scène du bordel et celle de la matinée chez les Guermantes, point d’orgue de toute « la Recherche ».

 

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Pour la réalisation de cette rubrique nous avons repris de nombreux éléments de la préface du livre « du côté de chez Swann » rédigée par Antoine Compagnon dans la collection Folio (Gallimard 1988) ainsi que des passages de la biographie de Marcel Proust (tome 2) de Jean-Yves Tadié  dans la collection Folio (Gallimard 1996).

 

9 réflexions sur « Genèse de l’écriture de « La Recherche » »

  1. Je lis ‘A la recherche.;; »et je me sers de votre presentation-resumé fort utile,merci,merci

  2. Bonjour,

    Je me suis souvent posé la question  » quel est donc l’âge du narrateur » dans les divers récits. Jeune garçon dans Combray et personne âgée dans le temps retrouvé; mais quel âge dans les autres situations ? Existe t-il une étude publiée à ce propos ?

    En vous remerciant, et avec un grand bravo pour votre travail.
    Dominique.

  3. Le confinement…
    Enfin un point, tout en longueur, positif d’un nouveau temps si particulier : la relecture de Proust à un autre âge de la vie que celui de la première jeunesse.
    Encore plus passionnante. Avec ses exigences propres de recherche où vous aidez beaucoup. Donc Merci beaucoup…
    Laurence Henriot
    14 avril 2020

  4. Proust inoubliable, Proust plus que jamais apprécié, admiré, glorifié (même par ceux ou celles qui ne l’ont pas lu, ou ne connaissent qu’ « Un amour de Swann » parce que prétendument il pourrait se lire comme un roman indépendant ) tandis que Gide, qui fut « pendant près d’un demi-siècle, l’écrivain français le plus célèbre » est quasiment tombé dans l’oubli comme écrivain, et vilipendé comme pédophile avéré, ce qui après tout n’est que justice (même s’il est toujours problématique de juger le passé selon des valeurs morales contemporaines, mais quand même…)
    Quelle revanche!

  5. Merci à vous de cette introduction à Proust.

    Une remarque cependant : l’ami de Proust s’appelait Jacques Rivière (époux d’Isabelle, la sœur d’Alain-Fournier), il était le directeur de la NRF. Critique talentueux, il a consacré l’essentiel de sa courte vie à faire éclore les talents de ses confrères en littérature. Sa correspondance foisonnante en atteste.

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