Valéry Larbaud

Valéry Larbaud  (1881 – 1957)

Poète, romancier, essayiste, traducteur

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Sources : La Nouvelle Revue Française – N° 112 – Janvier 1923

Entrevision

Il était à une de ses réunions quai Voltaire, chez cette femme qui avait su réveiller le vieil hôtel et lui rendre sa vie brillante, la tiédeur et le moelleux de ses salons, et donner à ses murs une nouvelle splendeur. Des amis qui l’ont rencontré ce soir-là, (un soir de réveillon) m’ont dit qu’il leur apparut un peu comme un revenant : « Tiens, Proust ! » les traits familiers à demi masqués sous une épaisse barbe noire. Pour eux il était l’auteur d’un livre au titre vieillot, facilement oubliable, – surtout si on n’avait pas remarqué que ce titre parodiait, faiblement, celui du poème d’Hésiode, – un livre d’amateur mondain, publié comme en Province, en une autre époque, déjà lointaine, où Paris ressemblait plus à Toulouse et moins à Londres qu’à présent ; un livre dont ils n’avaient rien à dire. Il avait collaboré au Figaro, composé des pastiches, fait de la littérature…

La fortune de Ruskin en France… On aimerait se renseigner là-dessus, si on en avait le temps. Mais rien ne presse, et un de ces jours, la Revue Germanique nous donnera tous les détails. La grande autorité en la matière et Robert de la Sizeranne, et le catalogue du Mercure de France mentionne deux Ruskin traduits par un certain Marcel Proust. Ils sont récents. Quel retard ! Mais c’est presque toujours de cette façon que les choses se passent : nous lisons encore Oscar Wilde et les Anglais découvrent Verlaine et Anatole France. – Vers le moment où Arnold Bennett rencontrait, et où Léon-Paul Fargue retrouvait Marcel Proust à cette table de réveillon, voilà tout ce que la plupart des gens qui avaient alors trente-quatre ans savaient du futur auteur de A la Recherche du Temps perdu : un spécialiste de Ruskin.

C’est dans l’été 1913 que nous commençons à entendre parler de lui. Le temps de son long apprentissage est déjà loin. Le temps de la réflexion et de la féconde paresse est fini aussi. Il a essayé enfin d’écrire pour son propre compte et, prenant un peu de recul, il a dû constater que c’était de l’ouvrage de maître qui l’avait fait. Il ne lui restait donc qu’à exposer cet ouvrage aux yeux d’un public d’élite. Le plus simple, c’était de payer pour le faire imprimer : le temps n’est pas de l’argent, le temps et beaucoup plus précieux que l’argent, et la valeur de l’argent lui vient de ce qu’il est capable d’économiser du temps, d’être une réserve accumulée de temps, une véritable « machine à temps ». C’est parce qu’il savait cela qu’il est parti, lui, à la recherche du temps perdu. Mais Marcel Proust voulait choisir son public, et il fit à cette revue qui refusait son argent et n’ouvrait pas ses lettres de recommandations, l’honneur d’insister pour y être admis.

Hiver 1920. Voici un monceau de coupures de presse sur une table. « Cette fois, l’Académie Goncourt a donné son prix à un auteur vraiment inconnu. Il n’est pas jeune ; mais, inconnu, il est, et il le restera… ». Les quatre ou cinq lignes qui suivent sont ordurières. Comment l’envie peut-elle manquer de pudeur à ce point ! Cette petite note indique une belle vocation de raté. Elle prouve aussi que Marcel Proust est célèbre, et que, par conséquent, le public d’à présent et plus cultivé que celui qui ignora Baudelaire et Rimbaud, Laforgue et Mallarmé.

Cependant, l’autre jour, dans un restaurant, à une table voisine de la nôtre, des gens disaient gravement « que cette époque n’est pas une grande époque littéraire ». Cela se dit beaucoup en ce moment.

Mais Madame de Sévigné aussi le disait à propos de Racine.

 

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