Roland Barthes

Roland Barthes (1915 – 1980)

Philosophe, critique littéraire, sémiologue

 

Retranscription d’une émission de Robert Valette et Georges Gravier. Diffusée pour la première fois sur la Radiodiffusion Télévision Française (RTF) le 9 décembre 1963 – INA 1963

Robert Valette – Le lecteur de Proust a le sentiment d’entrer de plain-pied dans le royaume de l’esprit. Dès les premières pages du temps perdu, une sorte d’extase, une angoisse extasiée lui est à la fois donnée et promise. C’est avec confiance qu’on se laisse conduire à cette longue recherche dans laquelle se déploie continument l’ample douceur de la patience et de l’attention. L’œuvre de Proust, l’accomplissement de son acte d’écrivain, en fait un acte peut-être parfait. Pour son acte même, pour son besoin d’agir à sa propre manière, quelle leçon l’écrivain éprouve-t-il ?

Pour l’écrivain en somme, quelle est la leçon de Proust ?

 

Roland Barthes

Pour l’écrivain, la leçon de Proust c’est de pouvoir lui enseigner comment décider d’écrire. La très grande aventure qu’il y a dans l’œuvre de Proust, c’est cette mise en théâtre, cette mise en œuvre de la décision d’écrire, et moi alors je la vois sous forme de trois actes successifs, trois grands moments.

Si vous voulez, le premier acte, on pourrait appeler ça la velléité, la velléité aveugle. Dans ce premier moment ou ce premier acte, le narrateur n’est-de-pas je, ne parle pas de Proust lui-même, mais le narrateur veut décrire mais il n’y arrive pas. Il est fasciné par la littérature mais cette fascination ne s’accomplit jamais et, en même temps qu’il n’arrive pas à écrire, le narrateur est distrait, profondément distrait au sens profond du terme, par la mondanité, par ce que Proust appelle d’ailleurs lui-même la frivolité et alors, dans cet état il s’épuise dans une sorte de poursuite, une série de poursuites, des poursuites amoureuses, bien sûr n’est-ce pas, avec Gilberte Swann, avec la duchesse de Guermantes, avec Albertine et au fond, même poursuite symboliquement transférée si vous voulez, vers l’écriture, cette écriture qu’il n’arrive jamais à posséder, à accomplir de même qu’il n’arrive pas accomplir ses amours et qui se réduit finalement, pitoyablement et ironiquement pendant toute cette partie à un simple article qu’il arrive à passer dans Le Figaro. Et alors tout ce premier acte de la velléité sans lucidité, de la velléité aveugle, c’est précisément tout le temps perdu.

Et puis, survient le second acte de cette sorte de grande aventure de l’écriture, qu’on pourrait appeler le découragement lucide si vous voulez, le narrateur a, concernant la littérature, une première révélation. Cette première révélation est d’ailleurs triste, tragique car elle consiste en une sorte de démystification des dons littéraires qu’il se croyait. Un soir, au moment de se coucher, par hasard, il ouvre un volume du journal des Goncourt, volume qui est postiche, « pastiché » si j’ose dire puisque c’est Proust lui-même qui a écrit ce passage et ce pseudo passage du journal des Goncourt relate et décrit des événements auxquels le narrateur a participé. Et cela donne une sorte de révélation au narrateur, il constate, devant le caractère en quelque sorte prestigieux de cette littérature qu’il lit, il constate que lui au fond ne sait pas observer. Il constate qu’il ne sait observer que par intermittence et seulement quand il peut comparer des choses entre elles, ou des êtres, ou des événements et il décide de renoncer, avec beaucoup de tristesse mais avec lucidité, à toute littérature. Il n’essaiera plus d’écrire, il ne poursuivra plus cette écriture et par la-même il pourra s’adonner sans remord à la mondanité et à la frivolité. Par conséquent, c’est dans ce second acte, il y a une sorte d’acceptation totale du temps perdu, du fait que le temps est perdu, qu’il est consumé et qu’il est irrécupérable.

Et puis alors il y a le troisième acte qu’on pourrait appeler l’acte de la félicité ou de la résurrection. Ayant donc décidé de s’adonner sans remord à la frivolité, le narrateur décide d’accepter une invitation qu’il a reçue pour une soirée chez les Guermantes, et au moment où il arrive à l’hôtel Guermantes, il reçoit trois chocs ou trois signes célèbres. D’une part, en marchant sur des pavés mal équarris de la cour des Guermantes, il a une sorte d’éblouissement, une sensation de félicité extraordinaire le pénètre parce que il retrouve exactement la sensation qu’il avait eue en marchant sur dalles inégales du baptistère de Saint-Marc à Venise, deuxième choc, à un moment un valet de chambre heurte une petite cuillère contre un verre et ce bruit ressuscite en lui la sensation auditive d’un ouvrier des chemins de fer qui tapait avec son marteau sur les roues du train à un arrêt dans la campagne, et troisièmement, alors qu’on lui sert un verre d’orangeade, il s’essuie la bouche avec une serviette dont le degré de raideur fait surgir aussi en lui le souvenir d’une serviette de bain dont il s’était servi à son premier séjour à Balbec. Et alors ces trois chocs, ces trois chocs souvenirs lui font comprendre qu’il y a un bonheur total dans cette sorte de collusion du passé et du présent. Et c’est là qu’on atteint cette notion essentiellement proustienne d’extra temporalité en conjoignant brusquement un fragment du passé et une sensation du présent, on sort en quelque sorte du temps, le temps est vaincu, le temps est retrouvé et cela produit dans le narrateur une félicité tellement forte et tellement importante qu’il n’hésite pas à la considérer au fond comme une sorte de victoire sur la mort.  Et c’est véritablement un sens profond, un sens fort de la vie qui fait que la mort devient acceptable. Et cette félicité est telle qu’elle rend bien entendu la décision que va prendre le narrateur absolument évidente, il n’hésite pas un instant, il va renoncer à la frivolité, se confier à une vie ascétique totale, s’enfermer et il va écrire. Il va écrire parce que précisément l’écriture est le seul moyen, il le comprend tout de suite, d’entretenir en lui cette félicité qu’il vient de découvrir par hasard et félicité qui réside, au fonds, dans la collusion du souvenir et du présent et par conséquent, il va se donner maintenant à l’acte d’écrire, naturellement l’écriture qu’il va choisir sera une écriture qui visera à retrouver ses propres profondeurs, d’où une charge assez amère et assez ironique de Proust contre l’école réaliste en littérature et, à partir de ce moment-là, le temps est retrouvé, la soirée Guermantes au début de laquelle se placent ces épisodes de métamorphose en quelque sorte, la soirée Guermantes, et bien, il sait que ce sera sa dernière soirée mondaine, exactement si vous voulez comme quelqu’un qui a reçu l’illumination de la foi saurait que c’est sa dernière sortie dans le monde avant d’entrer dans les ordres, ce qui donne d’ailleurs à la description de cette soirée une sorte de profondeur extraordinaire et d’extrême beauté et donc le narrateur va s’enfermer maintenant, il sait qu’il va écrire, il a dépassé précisément le temps perdu et il a retrouvé le temps, c’est-à-dire ce qui est hors du temps.

Ces trois épisodes autour de l’acte d’écrire me paraissent moi extrêmement importants, j’y vois des leçons capitales pour l’écrivain moderne, enfin pour la modernité et je pense en disant cela précisément, peut-être d’une façon un peu étroite mais aussi d’une façon passionnée, violente en quelque sorte, radicale en tout cas, je pense aux êtres, aux jeunes gens par exemple qui veulent écrire, qui tournent autour de l’idée d’écrire, qui pressentent que écrire est un acte décisif pour eux mais qui au fond rencontrent cette espèce de, disons de petite névrose de la velléité devant l’acte d’écrire et alors même en se plaçant à ce point de vu là, et bien Proust donne une leçon extraordinaire, il apprend d’abord que l’on ne peut pas écrire sans accepter une ascèse totale de la vie, même de la vie quotidienne, il faut renoncer à la frivolité, ce que Proust appelle la frivolité c’est –à-dire la mondanité, il faut s’enfermer, c’est un acte total, et la frivolité ne deviendra plus qu’une sorte de réalité rêvée qui sera le sujet du livre mais l’auteur lui-même ne vivra plus dans la frivolité, autrement dit, la première leçon de Proust c’est, pour les écrivains, de poser une sorte d’alternative radicale et je dirai presque chirurgicale entre écrire d’une part et tout le reste d’autre part.

La seconde leçon si vous voulez, à mon sens c’est que pour Proust, la seule raison d’écrire, c’est le bonheur. La décision d’écrire de Proust, c’est une décision qui correspond exactement avec la métamorphose d’une vie somme toute malheureuse et inutile dans une vie heureuse. Ecrire, c’est être heureux pour Proust, et ça, je crois que c’est très important et je dirai presque que c’est extrêmement moderne, c’est peut-être même d’avant-garde dans un sens parce que depuis vingt ans nous avons été habitués à une sorte de sentiment un peu dolosif, un peu malheureux, un peu tourmenté par un excès de responsabilité de l’écriture, alors que pour Proust, écrire c’est essentiellement être heureux et c’est vouloir être heureux.

Et alors, la troisième leçon, c’est que cette écriture, toute écriture est une sorte de retour aux profondeurs de l’être, c’est véritablement une anamnèse comme l’on dit, et cette anamnèse se fait, au fond, par comparaison, c’est -à-dire par comparaison d’évènements, de caractères, de notations, c’est-à-dire qu’au fond, pour Proust, écrire c’est essentiellement dégager des essences et se convertir à un essentiel qui ne surgit que par comparaison.

 

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