Paul Morand (1888 – 1976)
Ecrivain, diplomate, académicien
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Paul Morand parle de Marcel Proust
Entretien avec Roger Stéphane – ORTF 1962 – INA 1962
RS – Comment avez-vous rencontré Proust ?
Paul Morand – Proust à ce moment-là n’était connu que par les gens du monde, et encore, ils le traitaient de petit Marcel, de gentil Proust mais ce n’était vraiment pas quelqu’un qui comptait pour eux. Même Barrès le considérait comme un aimable… et Proust a gardé cette espèce de simplicité et de modestie incroyable. Je me rappelle qu’à la veille du Goncourt, entre 1921 et 1922, nous parlions de Venise, nous parlions souvent de Venise parce qu’il l’aimait beaucoup, il avait été très frappé par Venise et son rêve était d’y retourner, une fois son œuvre terminée, avoir la force d’y retourner. Proust était d’une modestie incroyable. J’ai retrouvé une lettre de 1921 où il dit : « J’ai fait un article sur Venise, j’espère qu’il va être pris ». Même à la veille du Goncourt l’idée d’avoir accès au Figaro Littéraire était pour lui comme une espèce de grand honneur et une grande faveur, ce qui n’est pas imaginable !
Il n’était pas très apprécié ici de ses camarades de jeunesse et de quelques personnes qu’il voit de très loin, malgré tout, il y en a, mais ce qui l’intéressait évidemment, c’était de savoir si jamais les jeunes, c’est-à-dire le public qui aurait vingt ans ou trente ans après, si il compterait pour eux.
Alors quand des amis lui ont dit que pour moi c’était ce qu’il y avait de plus important dans la littérature française depuis l’Education Sentimentale, eh bien ca lui a fait un bien énorme parce que, son vrai public, c’était nous, c’était pas Barrès ni Mme de Noailles, ni Montesquiou. Les jeux étaient faits depuis longtemps pour ces gens-là, ils n’étaient pas encore faits pour Proust.
RS – Mais je crois que vous avez été surpris dans le premier contact que vous avez eu avec lui
PM – Oh ben, vous savez, tout le monde a été surpris. C’était quand même fantastique de voir arriver quelqu’un au mois d’août en pelisse, n’est-ce pas ? C’était une vieille pelisse, je la vois encore, très miteuse, très râpée, c’était une vieille (?) qui était devenue complètement rouge et qui d’ailleurs a été vendue, dispersée au lendemain de sa mort par un homme qui achète tout ce qu’il trouve de Proust et a fini par trouvé sa pelisse au marché aux puces.
RS – Et quand vous le voyiez à Paris, que faisiez-vous ?
PM – Ou j’allais chez lui, et il m’avait fait préalablement téléphoner dans la journée par Céleste de venir le voir car on allait pas chez lui à l’improviste, il y avait des jours où il ne se réveillait pas, il avait besoin de travailler, et on arrivait vers les 10-11 h du soir au moment où il se réveillait, où il avait pris con café au lait et alors il était généralement très charmant, très détendu, très gai, riant énormément vous offrant une bouteille de champagne ou une bouteille de cidre parce qu’il avait gardé de ses anciens séjours à Balbec, en Normandie, le goût du cidre alors on montait une bouteille de cidre chaud qui était imbuvable mais enfin, pour lui, c’était sa Normandie.
RS – Vous me disiez tout à l’heure qu’il pouvait y avoir une raison précise à l’amitié que pouvait avoir Proust pour vous.
PM – Oui, Proust et Larbeau ont eu une même sorte d’amitié pour moi c’est-à-dire qu’ils étaient tous les deux des gens très malades et alors pour eux je représentais la santé, je représentais ce qu’ils auraient voulu vivre en fait et c’est à cause de leur mauvaise santé, d’ailleurs, qu’ils ont donné leurs œuvres.
RS– C’est-à-dire votre vie de mouvement, de mondanités…
PM – Oui, oui, du monde, la vie physique, le bien-être, la vie d’homme pressé et aspirant tout, par tous les bouts.
RS – Quel genre de jeune homme étiez-vous, justement ? Comment …
PM – J’étais le contraire de reclus vous comprenez, toujours en mouvement, m’intéressant à tout, passionné de tout, remuant beaucoup l’air.
RS – Ce n’est pas Paul Morand qui est allé à la rencontre de Proust, c’est Proust qui, à l’improviste est venu chez lui.
PM – Oui ! A peine avais-je dit à ces amis avec lesquels je dinais que Proust, pour moi, ce serait quelque chose comme Flaubert, que ça a intrigué énormément Proust et que à une de mes permissions à Paris, il est venu sonner, à minuit et j’ai trouvé, devant la porte du petit rez-de-chaussée que j’habitais rue Galilée, c’était au mois d’août 1915, un homme dans une pelisse, avec une figure très pâle, une barbe qui repoussait comme de la moisissure de fromage très bleue autour du menton, des grands yeux très bistrés, des cheveux noirs épais, des dents magnifiques et une voix très douce, très insinuante avec en même temps beaucoup d’autorité. J’avais devant moi un personnage de 1905. Il avait un chapeau melon gris, je le vois encore, sa pelisse avait un vieux col de loutre tout usé, une cravate qui ne tenait pas à son col, le col tenait mal à la chemise, il avait la chemise empesée qu’on avait à ce moment-là, il se battait continuellement contre cette chemise qui baillait sous sa cravate, la cravate remontait sur le col, les manchettes étaient tournées à l’envers, il avait une canne comme on en avait à ce moment-là, une canne de théâtre en bois d’amourette, des souliers avec des empeignes de daim gris, bref, exactement la mode de 1905, époque à laquelle il s’était couché pour ne plus se relever qu’une ou deux fois de temps en temps.
La phrase avec laquelle il entra, je me suis amusé à la reconstituer, je le dis, n’y voyez pas d’irrévérence, mais je suis l’un des derniers à avoir bien connu Proust, et je veux vous donner une idée de ce qu’était sa conversation bien que ses livres en donnent tout à fait une idée car sa phrase écrite ressemble étonnamment à sa phrase parlée.
Voici par exemple ce que je disais :
« Vous arrivez de Paris ? »
« Vous trouverez Monsieur »
« Recouchez-vous vous allez attraper froid », – j’étais en pyjama et toujours dans l’antichambre- , « Vous trouverez sans doute malséant qu’on vous réveille à cette heure-ci mais je ne sors guère de chez moi, je me lève tard, et j’ai d’ailleurs tort de me lever car je paie cela le lendemain par des souffrances atroces et par un excès de soins ridicules et infinis qui sont pourtant une nécessité car il faut vivre avec sa maladie. On ne guérit jamais mais la maladie chronique est une vieille dame qui adore qu’on ait des égards pour elle, vous auriez le droit de vous plaindre, vous aussi, bien que vous soyez un jeune homme et non une vieille dame, que je manque d’égard avec vous en sonnant à votre porte à minuit, si j’ai pris cette liberté, c’est parce que j’avais le vif désir de connaître quelqu’un, il s’agit de vous, qui a émis sur moi, on me l’a rapporté, je ne vous connais pas encore assez pour qu’on me rapporte de vous autre chose que des propos qui me soient agréables, et même délicieux à entendre, qui a émis sur moi, ou plus exactement sur mon livre, des jugements, je n’aurai pas là l’audace de dire les plus pertinents dans le style de notre ami du Bos, mais les plus délicats.
RS – Mais Proust avait ce débit à la fois monocorde et précipité ?
PM – Précipité, non. C’était une phrase très chantante, extrêmement longue, qui n’en finissait jamais mais pleine d’incidentes, d’objections qu’on ne songeait pas à formuler mais qu’il formulait lui-même ; elle ressemblait à une route de montagne qu’on gravissait sans jamais arriver au sommet, beaucoup d’incidentes qui soutenaient la phrase comme des espèces de ballonnets d’oxygène et qui l’empêchaient de retomber, pleine d’arguties, d’arborescences, tout ça très fluide, très doux, très doux et en même temps très viril.
Quand on a fait des portraits de Proust comme Malaparte, par exemple, mais au théâtre, il en fait un personnage faible et efféminé, ce n’était absolument pas Proust. Proust avait beaucoup d’autorité, ce que les anglais appellent « powers », du poids, de l’autorité morale, en même temps beaucoup de courage; il vous regardait bien en face, l’air un peu de défi de D’Artagnan, la tête en arrière, il était très courageux ! Je me rappelle qu’un jour, pendant la guerre, un soir de bombardements, nous descendons de l’hôtel Ritz et il n’y avait qu’un taxi. Proust hèle le taxi, un américain le hèle de l’autre côté et chacun des deux entre par une portière, il y a une altercation et bien, Proust qui était un malade et qui ne tenait pas sur ses jambes, à ma grande surprise a envoyé un grand coup de poing à l’américain.
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ODE DE PAUL MORAND À MARCEL PROUST
Ombre
née de la fumée de vos fumigations,
le visage et la voix
mangés
par l’usage de la nuit
Céleste,
avec sa vigueur, douce, me trempe dans le jus noir
de votre chambre
qui sent le bouchon tiède et la cheminée morte.
Derrière l’écran des cahiers,
sous la lampe blonde et poisseuse comme une confiture,
votre visage gît sous un traversin de craie.
Vous me tendez des mains gantées de filoselle ;
silencieusement votre barbe repousse
au fond de vos joues.
Je dis :
— Vous avez l’air d’aller fort bien.
Vous répondez :
— Cher ami, j’ai failli mourir trois fois dans la journée.
Vos fenêtres à tout jamais fermées
vous refusent au boulevard Haussmann
rempli à pleins bords,
comme une auge brillante,
du fracas de tôle des tramways.
Peut-être n’avez-vous jamais vu le soleil ?
Mais vous l’avez reconstitué, comme Lemoine, si véridique,
que vos arbres fruitiers dans la nuit
ont donné leurs fleurs.
Votre nuit n’est pas notre nuit :
C’est plein des lueurs blanches
des catleyas et des robes d’Odette,
cristaux des flûtes, des lustres
et des jabots tuyautés du général de Froberville.
Votre voix, blanche aussi, trace une phrase si longue
qu’on dirait qu’elle plie, alors que comme un malade
sommeillant qui se plaint,
vous dites : qu’on vous a fait un énorme chagrin.
Proust, à quels raouts allez-vous donc la nuit
pour en revenir avec des yeux si las et si lucides ?
Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues
pour en revenir si indulgent et si bon ?
et sachant les travaux des âmes
et ce qui se passe dans les maisons,
et que l’amour fait si mal ?
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