Marguerite Duras (1914 – 1996)
Ecrivaine
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Retranscription d’une émission de Robert Valette et Georges Gravier. Diffusée pour la première fois sur la Radiodiffusion Télévision Française (RTF) le 12.12.1963 – INA 1963
Robert Valette – Le lecteur de Proust a le sentiment d’entrer de plain-pied dans le royaume de l’esprit. Dès les premières pages du temps perdu, une sorte d’extase, une angoisse extasiée lui est à la fois donnée et promise. C’est avec confiance qu’on se laisse conduire à cette longue recherche dans laquelle se déploie continument l’ample douceur de la patience et de l’attention. L’œuvre de Proust, l’accomplissement de son acte d’écrivain en fait un acte peut-être parfait. Pour son acte même, pour son besoin d’agir à sa propre manière, quelle leçon l’écrivain éprouve-t-il ?
Pour l’écrivain en somme, quelle est la leçon de Proust ?
Marguerite Duras
L’enseignement majeur principal, c’est l’existence même de Proust, que dans le monde moderne, une telle vocation ait existé, totale, et dans l’espace et dans le temps. C’est tout, enfin pour ma part, mais c’est l’essentiel. Supposons qu’un homme n’ait lu qu’une seule œuvre, celle de Proust, on pourrait imaginer qu’il pourrait lui-même en passer à l’écriture à partir de cette œuvre. Il serait pour ainsi dire contaminé, illuminé mais par lui-même, par sa propre existence et par la puissance, la lucidité de son esprit tout à coup. Il s’écrirait que de choses autour de moi, en moi que ne n’avais pas aperçues ! C’est en cela que Proust nous est familier et qu’il s’adresse surtout à tous les écrivains. Proust parle des artistes qui ne voient pas leurs vies parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir et ainsi, dit-il, leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas développés. Rien n’est à proprement parlé extraordinaire dans l’univers proustien, ni Swann, ni Albertine, ni même le stupéfiant Palamède de Charlus. L’émerveillement est ailleurs, il réside dans la résultante symphonique du tout grâce au mouvement qui les anime. En somme, on peut dire que l’enseignement de Proust, c’est l’enseignement de la transparence des formes entre lesquelles on peut toujours aller et venir et leur indéchiffrable complexité. Et le message essentiel, enfin l’enseignement essentiel n’est-il pas celui d’un pessimisme essentiel mais en marche.
Robert Valette : Sur le fonctionnement de l’esprit, qu’est-ce que Proust vous a appris ? Dans ce domaine, quel progrès vous-a-t ’il fait faire ?
Marguerite Duras
A moi personnellement, il m’a appris à lire. Je l’ai lu tard et après que j’ai commencé à écrire dans ma vie. Mais m’ayant appris à lire, il m’a forcément aussi appris à écrire, c’est-à-dire à éviter d’écrire comme lui ne le faisait pas. C’est à cause de lui que j’ai relu Gide et Péguy par exemple d’un tout autre œil que la première fois, pas bienveillant du tout. Il m’a appris l’horreur des rhéteurs et que le mensonge en littérature existe, et qu’il est toujours didactique. Il m’a appris la gravitation de l’esprit autour d’un axe unique qui est la conscience de l’auteur et que cette seule condition, le monde créé tourne, et sans ça, il ne tourne pas. Que si l’écrivain juxtapose à sa propre conscience une fausse conscience apprise ou dictée, son entreprise non seulement manque d’harmonie mais elle ne rend compte de presque rien ; l’erreur personnelle, au fonds, c’est cela qu’il m’a surtout appris, l’erreur majestueuse, magistrale mais d’un seul. Il m’a appris la fin, on peut tout dire, tout, il m’a appris la fin d’une certaine objectivité, la subjectivité et l’objectivité à la fois, l’objectivité à tout prix qui est une ânerie, il me l’a apprise aussi, l’utopie est donne la mesure de la misère d’un auteur. Qu’est-ce qu’il m’a encore appris ? que lorsque l’expression d’un sentiment donne lieu à jugement, c’est que l’expression qui en est donnée y prête le flanc. Que l’outrecuidance, l’impudeur dans l’expression d’une passion, n’existe pour autant que ce sentiment veut paraître, choquer, qu’il fait montre de son audace. Lorsqu’un sentiment est grand, il ne porte pas son spectateur à le juger convenant, convenable ou non. L’amour de Palamède de Charlus pour le petit Morel est un grand sentiment. Il est ridicule mais il n’est pas bas. Il m’a appris que la magistrale impudeur de Monsieur de Charlus n’ait pas de détail et ne porte pas sur l’une quelconque de ses passions mais qu’elle le définit tout entier et cet admirable scandale vivant est la vérité. Il m’a appris l’avènement de la littérature sans classe, la calamité d’être juif, la misère d’être marquis.
Robert Valette : La démarche de Proust, à quoi est-elle reconnaissable ? Qu’a-t ’elle d’inimitable et d’imitable à la fois ?
Marguerite Duras
Je m’excuse mais il me semble que la question est sans objet. La démarche de Proust est reconnaissable entre toutes, c’est cela l’important. Il ne me semble pas qu’elle soit imitable, elle l’a été en tout cas infiniment moins que celle de Joyce. Pourquoi ? Je ne sais pas au juste parce que sans doute la démarche de Proust se produit dans un univers essentiellement particulier, celui de l’auteur mais, et c’est cela qui est important en lieu et place de n’importe quel autre, d’ailleurs Proust l’a dit dans Sodome et Gomorrhe :
Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que le monde où était cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin quelque chose comme celui que donne la lecture d’un roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait peut-être d’un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu’on crève, et ne plus me soucier davantage de ce qu’avait fait Albertine que nous ne nous soucions des actions de l’héroïne imaginaire d’un roman après que nous en avons fini la lecture.(SG 1126/510)
L’effort de Proust est de montrer ce que lui personnellement a connu, mais par un glissement, on vient de le lire, un tout petit glissement suffirait pour que ce qui lui est arrivé n’ait pas eu lieu, ou soit arrivé à quelqu’un d’autre que lui. L’effort de Joyce est un effort de réfutation absolue des valeurs qui l’ont précédé. Il créé une sémantique nouvelle de la sensibilité de l’écrivain devant le monde. Rien de pareil chez Proust. Proust n’a pas voulu créer ni transformer le roman moderne, de là sans doute vient ce sentiment, cette impression profonde d’un futurisme constant dans son œuvre, mais un futurisme qui vous concerne. On a toujours l’impression qu’on pourrait continuer, compléter le récit proustien par le sien propre. Je veux dire que ses romans sont ouverts, les portes sont ouvertes dans ses romans, on peut y entrer, c’est cela que j’entends par futurisme, le futur, c’est le lecteur actuel de Proust, celui qui est en train de le découvrir. Borghèse disait que Shakespeare n’existait pas, que Shakespeare était le lecteur de Hamlet dans le temps de lecture, au moment où il lisait Hamlet. Shakespeare c’est moi, quand je lis Hamlet. Et bien je trouve que cette boutade superbe s’applique admirablement à Proust. Proust, c’est moi lorsque je lis A l’ombre des jeunes filles en fleurs. C’est en cela qu’on pourrait dire que quand on lit Proust, on l’écrit, on a le sentiment de l’écriture, on participe, en somme et au monde de Proust et à sa mise en œuvre. On rentre dans l’univers par les portes laissées ouvertes par lui.
Robert Valette : La qualité de Proust, en quoi la faites-vous consister Marguerite Duras ?
Marguerite Duras
La qualité première et dernière de Proust, je la fait consister dans la vocation totale, radicale de l’écrivain à la littérature. Sans doute, autrefois, la patience de Bergotte devant la recherche d’un seul mot m’indignait un peu, me repoussait un peu. Je trouvais que la vie de Bergotte manquait d’air, enfin maintenant je n’ai plus du tout ce sentiment en lisant Proust. Nous savons que l’aventure humaine aux yeux d’un seul homme depuis Proust, peut n’avoir de réalité que littéraire, ce qui était écrit seul était réel pour Proust, il l’a dit. Son œuvre ne résulte pas d’une entreprise comme chez Joyce mais d’une sorte de disposition phénoménale de son esprit à faire passer le monde par lui-même pour le voir et le donner à voir aux autres.
A bout de force, à la fin de sa vie si courte, il paraît, il l’a écrit à Gaston Gallimard, qu’il ne faisait plus que ça, relire son œuvre comme d’autres relisent une correspondance. Cette œuvre, dans une coïncidence sans doute unique dans l’histoire de la littérature, était sa vie.
Mais vraiment, on peut dire qu’une fois, un écrivain a retrouvé le temps, le temps perdu.
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