Anna de Noailles (1876 – 1933)
Poétesse et romancière
A partir de 1901 et jusqu’à la mort de Marcel Proust en 1922, le romancier et Anna de Noailles entretiennent une correspondance suivie. L’extrait d’une de ses lettres, adressée à Marcel Proust, montre combien elle avait de l’estime et de l’admiration pour sa personne et pour son œuvre
Cher Marcel, ce que je veux rappeler ici, c’est l’époque enjouée, poétique, rapide et distraite de la jeunesse, où, doué surabondamment mais souffrant, fatigué, flâneur, ignorant sans doute ce que serait votre puissant talent quia construit d’immortels édifices, vous aviez choisi de ressentir, de figurer, de mimer, dirai-je ; la naïve et incommensurable modestie ! Si riche d’instinct et de culture, possédant le mécanisme intellectuel le plus délicat et le plus ample, joueur de pur clavecin et maître de l’orchestration retentissante, vous vous étiez consacré à la modestie. Quelle modestie ! Vous vous excusiez de tout : d’être présent, de parler, de vous taire, de songer, d’énoncer votre avis aux méandres éblouissants, enfin de prodiguer vos louanges incomparables, dont vous souhaitiez, bien en vau ! faire, sous les pieds de vos amis, un tapis de fleurs précieuses mais méconnues, pareilles à ces asphodèles des dieux qu’un poète d’Italie m’envoya un jour d’été, et qui avait pris, au cours du long trajet, l’aspect d’un languissant herbage. Ah ! certes, l’ironie qui se mêlait à votre sincère et ravissant jeu de l’humilité ne se laissait pas ignorer, et vous saviez bien que les appréciations enivrantes que vous sembliez confus d’apporter à une jeune fille poète étaient reçues dans son cœur avec réflexion profonde et gratitude.
Mais il n’y avait pas moyen de vous déloger du terrain déclive où vous vous obstiniez à vous tenir, dans un état choisi de relégation, vers quoi se portait néanmoins l’attention de tout votre entourage. Vous aviez décidé d’interloquer par votre visible et rayonnant effacement ceux qui vous cherchaient et vous admiraient tant. Qui de nous ne se souvient de votre charmante physionomie désolée par une soudaine et peut-être feinte susceptibilité, puis aussi épanoui par le rire joyeusement narquois par l’irrésistible comique que vous que vous livrait toujours le spectacle des groupes humains ! Avant que vous ne fussiez si justement célèbre, beaucoup d’entre nous possédaient déjà tout votre ingénieux est sensible génie répandu en vos lettres adroites, limpides, coudées comme les capricieuses rivières.
Parfois, en m’écrivant, vous plaisiez à commenter un ou deux de mes vers, à les charger de sens, à les faire miroiter, à les animer de telle sorte que je restais ébloui de vous et de moi ! Et vous mettiez la gravité de votre cœur en ces tendres astuces.
Des années avaient passé, votre gloire éclata immense et parfaite dès votre premier ouvrage. Des amis transportés de studieux et passionnés disciples, vous entouraient. Je ne discernais plus aussi bien, dans le lointain où vous viviez, votre regard de jadis, profond regard de celui qui est son monde à soi-même, qui assiste à la genèse des choses, pressent tout avenir, dédaigne parfois de rien communiquer. Profond regard navré qui soudain s’emplissait d’un rire bouillonnant, d’une malice aux miraculeuses ressources : ébauche silencieuse de votre œuvre, où toute une science est à jamais établie.
Plus séduite par de magnifiques pages de vos livres que par leur entière composition, dont la masse pourtant enthousiasme les jugements les plus sûrs, comme les jeunes esprits spontanés, j’ai parlé de vous indéfiniment avec ceux qui ne toléraient aucune critique, et les observations que je maintenais, sans que mon admiration fût inférieure à aucune autre, me rapprochaient de ces jours ingénus, heureux, d’autrefois, où vous n’eussiez pas supporte un instant des éloges sans nulle réserve.
À présent encore, l’immortel ami, je ressentirai souvent comme le privilège secret de notre long et sensible attachement, le choix que je ferai dans votre œuvre pleine de sublimes lueurs, alors que les esprits plus avisés, enchaînés à votre multiple génie, se défendent de toute prédilection.