André Gide

André Gide (1869 1951)

Ecrivain

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Témoignage tiré de son journal

Hier soir, j’allais monter me coucher lorsque retentit un coup de sonnette. C’est le chauffeur de Proust, le mari de Céleste, qui me rapporte l’exemplaire de Corydon que je prêtais à Proust le 13 mai, et qui propose de m’emmener, car Proust va un peu mieux et me fait dire qu’il peut me recevoir, si toutefois cela ne me dérange pas de venir. Et sa phrase est beaucoup plus longue et plus compliquée que je ne la cite; je pense qu’il l’avait apprise en route, car, comme je l’avais d’abord interrompu, il l’a reprise pour la réciter d’une haleine. Céleste, de même, lorsqu’elle m’avait ouvert la porte l’autre soir, après avoir exprimé les regrets qu’avait Proust de ne pouvoir me recevoir, ajoutait: « Monsieur prie Monsieur Gide de se convaincre qu’il pense incessamment à lui. » (J’ai noté la phrase aussitôt.)
Longtemps j’ai pu douter si Proust ne jouait pas un peu de sa maladie pour protéger son travail (ce qui me paraissait très légitime); mais hier, et déjà l’autre jour, j’ai pu me convaincre qu’il était réellement très souffrant. Il dit rester des heures durant sans même pouvoir remuer la tête; il reste couché tout le jour, et de longues suites de jour. Par instants il promène le long des ailes du nez le tranchant d’une main qui paraît morte, aux doits bizarrement raides et écartés et rien n’est plus impressionnant que ce geste maniaque et gauche, qui semble un geste d’animal ou de fou.
Nous n’avons, ce soir encore, guère parlé que d’uranisme; il dit se reprocher cette « indécision » qui l’a fait, pour nourrir la partie hétérosexuelle de son livre, transposer « à l’ombre des jeunes filles » tout ce que ses souvenirs homosexuels lui proposaient de gracieux, de tendre et de charmant, de sorte qu’il ne lui reste plus pour Sodome que du grotesque et de l’abject. Mais il se montre très affecté lorsque je lui dis qu’il semble avoir voulu stigmatiser l’uranisme; il proteste; et je comprends enfin que ce que nous trouvons ignoble, objet de rire ou de dégoût, ne lui paraît pas, à lui, si repoussant.
Lorsque je lui demande s’il ne nous présentera jamais cet Eros sous des espèces jeunes et belles, il me répond que, d’abord, ce qui l’attire ce n’est presque jamais la beauté et qu’il estime qu’elle n’a que peu à voir avec le désir – et que, pour ce qui est de la jeunesse, c’était ce qu’il pouvait le plus aisément transposer (ce qui se prêtait le mieux à une transposition).

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