Portraits cruels dessinés par Agranska Krolik
Madame de Rampillon
Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… et ensemble !… Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. (Swann 342/469)
Ou bien :
Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; (SG 685/84)
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Duchesse d’Arpajon
La vieille fille s’aperçut que sa mère qui n’avait pas semblé fâchée de dire que Mme d’Arpajon était recluse dans les demeures d’où ne sortent plus guère les vieillards fatigués, l’avait été moins encore d’apprendre que la marquise était entrée dans la Cité d’après, celle d’où on ne sort plus. Cette constatation de l’indifférence de sa mère amusa l’esprit caustique de la vieille fille. Et pour faire rire ses amies plus tard, elle fit un récit désopilant de la manière allègre prétendait-elle, dont sa mère avait dit en se frottant les mains : « Mon Dieu, il est bien vrai que cette pauvre Madame d’Arpajon est morte ». Même pour ceux qui n’avaient pas besoin de cette mort pour se réjouir d’être vivants, elle les rendit heureux. Car toute mort est pour les autres une simplification d’existence, ôte le scrupule de se montrer reconnaissant, l’obligation de faire des visites. Toutefois, comme je l’ai dit, ce n’est pas ainsi que la mort de M. Verdurin avait été accueillie par Elstir. (TR 979/285)
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La Berma
Quand la Berma vit l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait elle fit servir le goûter et on s’assit autour de la table mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie, m’avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait comme dit le peuple la mort sur le visage. Cette fois c’était bien d’un marbre de l’Erechtéion qu’elle avait l’air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement par contraste avec ce terrible masque ossifié et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. (TR 998/303)
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Rachel
Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d’amour-propre car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques vieilles dames peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : « vous avez vu ? » faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l’actrice, et qu’elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s’écriant : « c’est admirable ! » au beau milieu du poème qu’elle crut peut-être terminé. (TR 1000/306)
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M. de Cambremer dit Cancan
M. de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise. (SG 912/304)
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Mme de Forcheville
« … L’aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu’on ne pouvait même pas dire qu’elle avait rajeuni mais plutôt qu’avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l’incarnation de l’exposition universelle de 1878, elle eût été dans une exposition végétale d’aujourd’hui, la curiosité et le clou. Pour moi du reste, elle ne semblait pas dire « je suis l’Exposition de 1878 », mais plutôt « je suis l’allée des Acacias de 1892″. Il semblait qu’elle eût pu y être encore. D’ailleurs justement parce qu’elle n’avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l’air d’une rose stérilisée… » (TR 950/25)
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Mme de Saint-Fiacre
« … Par hasard j’avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de St-Fiacre (belle-fille de l’amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D’ailleurs elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n’était pas restituable. C’est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d’autres drogues. Ses yeux profondément cernés de noir étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s’était levée me dit-on pour cette matinée restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides… » (TR 942/251)
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Mme X et sa mère
Tous ces gens avaient mis tant de temps à revêtir leur déguisement que celui-ci passait généralement inaperçu de ceux qui vivaient avec lui. Même un délai leur était souvent concédé où ils pouvaient continuer assez tard à rester eux-mêmes. Mais alors ce déguisement prorogé, se faisait plus rapidement ; de toutes façons il était inévitable. Je n’avais jamais trouvé aucune ressemblance entre Mme X et sa mère que je n’avais connue que vieille, ayant l’air d’un petit turc tout tassé. Et en effet, j’avais toujours connu Mme X charmante et droite et pendant très longtemps elle l’était restée, pendant trop longtemps, car comme une personne qui avant que la nuit n’arrive a à ne pas oublier de revêtir son déguisement de turque, elle s’était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque tout d’un coup, qu’elle s’était tassée et avait reproduit avec fidélité l’aspect de vieille turque revêtu jadis par sa mère. (TR 941/248)
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Festival de monocles
Marquis de Palancy
Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par moment il s’arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou respirait seulement. (Guer 43/37)
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Le général de Froberville
Le monocle du général [de Froberville], resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; (Swann 326/449)
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Marquis de Bréauté
Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements. (Swann 326/449)
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Marquis de Forestelle
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. (Swann 327/450)
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M. de Saint-Candé
Mas celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté ; (Swann 327/450)
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