Petites morales proustiennes

Le titre de cette rubrique et les dessins sont d’Agranska Krolik

 

Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire, par exemple, pendant la lecture d’un roman ou d’un journal, elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de…

celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté.

Mais la variété des défauts n’est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a tellement les siens que pour continuer à l’aimer, nous sommes obligés de n’en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en rage.

L’une est d’une belle intelligence, voit tout d’un point de vue élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les lettres les plus importantes qu’elle vous a demandé elle-même de lui confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous faire d’excuses, avec un sourire, parce qu’elle met sa fierté à ne jamais savoir l’heure.

Un autre a tant de finesse, de douceur, de procédés délicats, qu’il ne vous dit jamais de vous-même que les choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu’il en tait, qu’il en ensevelit dans son cœur, où elles aigrissent, de toutes différentes, et le plaisir qu’il a à vous voir lui est si cher qu’il vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. (JF 741/308)

Le moins que nous risquions est d’agacer par la disproportion qu’il y a entre notre idée de nous-mêmes et nos paroles, disproportion qui rend généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que…

…ces chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de fredonner un air qu’ils aiment en compensant l’insuffisance de leur murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d’admiration que ce qu’ils nous font entendre ne justifie pas.

Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu’on a. Or, c’est toujours de ces défauts-là qu’on parle, comme si c’était une manière de parler de soi, détournée, et qui joint au plaisir de s’absoudre celui d’avouer. D’ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les autres.

Un myope dit d’un autre : « Mais il peut à peine ouvrir les yeux » ;

…un poitrinaire a des doutes sur l’intégrité pulmonaire du plus solide ;

…un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ;

…un malodorant prétend qu’on sent mauvais ;

—un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère des femmes légères ; le snob des snobs. Et puis chaque vice comme chaque profession, exige et développe un savoir spécial qu’on n’est pas fâché d’étaler.

L’investi dépiste les investis,

… le couturier invité dans le monde n’a pas encore causé avec vous qu’il a déjà apprécié l’étoffe de votre vêtement et que ses doigts brûlent d’en palper les qualités,

 

… et si après quelques instants de conversation vous demandiez sa vraie opinion sur vous à un odontalgiste, il vous dirait le nombre de vos mauvaises dents.

Rien ne lui paraît plus important, et à vous qui avez remarqué les siennes, plus ridicule. Et ce n’est pas seulement quand nous parlons de nous que nous croyons les autres aveugles ; nous agissons comme s’ils l’étaient. Pour chacun de nous, un Dieu spécial est là qui lui cache ou lui promet l’inversibilité de son défaut, de même qu’il ferme les yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas sur la raie de crasse qu’ils portent aux oreilles et l’odeur de transpiration qu’ils gardent au creux des bras et les persuade qu’ils peuvent impunément promener l’une et l’autre dans le monde qui ne s’apercevra de rien.

 

…et ceux qui portent ou donnent en présent de fausses perles s’imaginent qu’on les prendra pour des vraies. (JF743/310)

Un troisième a plus de sincérité, mais la pousse jusqu’à tenir à ce que vous sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et qu’on vous a trouvé bonne mine, ou qu’il n’a pu profiter entièrement de la démarche que vous avez faite pour lui, que d’ailleurs déjà trois autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que légèrement obligé. (740/308)

 


 

« Tandis que d’autres vous agacent par leur curiosité exagérée, ou leur incuriosité si absolue, que vous pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu’ils sachent de quoi il s’agit ;  » (JF 742/309)

 

(JF 740/308)