Départ de Venise

d’après Agranska Krolik

Après la disparition d’Albertine puis l’annonce de sa mort, le Narrateur est parti  avec sa mère passer quelques temps à Venise, ville qu’il affectionne particulièrement.  Ce séjour lui est profitable puisqu’il il oubli vite son malheur lorsqu’il apprends, le jour de son retour pour Paris, l’arrivée de Mme Putbus et de sa femme de chambre, femmes qui lui ont toujours causé dans le passé un grand trouble.

Quand j’appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme Putbus, et par conséquent sa femme de chambre, venaient d’arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours; l’air qu’elle eut de ne pas prendre ma prière en considération ni même au sérieux réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d’obéir), cette volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j’aimais le plus, quitte à me conformer à la leur après que j’avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l’air de penser que je disais cela sérieusement, ne me répondit même pas. Je repris qu’elle verrait bien si c’était sérieux ou non. Et quand fut venue l’heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m’y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l’hôtel un musicien chantait  » sole mio « .

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Proust à Venise
Aquarelle de Philippe Jullian  – Propriété de la Société des Hôtels Littéraires

 

Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt, elle serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L’heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu’elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m’étaient devenues étrangères. Je n’avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore – comme un lieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me laissait contracté, je n’étais plus qu’un cœur qui battait et qu’une attention suivant anxieusement le développement de  » sole mio « . J’avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m’apparaissait, avec la médiocrité de l’évidence, comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l’idée que j’avais de lui qu’un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu’en son essence il n’est pas Hamlet. Tels les palais, le Canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l’idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblait lointain. Dans le bassin de l’arsenal, à cause d’un élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularité des choses qui, même semblables en apparence à celles de notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d’autres cieux; je sentais que cet horizon si voisin, que j’aurais pu atteindre en une heure, c’était une courbure de la terre tout autre que celle des mers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l’artifice du voyage, amarrée près de moi; si bien que ce bassin de l’arsenal, à la fois insignifiant et lointain, me remplissait de ce mélange de dégoût et d’effroi que j’avais éprouvé tout enfant la première fois que j’accompagnai ma mère aux bains Deligny; en effet, dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant, borné par des cabines, on sentait communiquer avec d’invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m’étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n’étaient pas l’entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n’y étaient pas compris, et si cet étroit espace n’était pas précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour moi, où j’allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle, et c’était ma détresse que le chant de  » sole moi « , s’élevant comme une déploration de la Venise que j’avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de l’écouter si j’avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre le train avec elle; il aurait fallu décider sans perdre une seconde que je partais, mais c’est justement ce que je ne pouvais pas; je restais immobile, sans être capable non seulement de me lever mais même de décider que je me lèverais.

Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s’occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de  » sole mio  » en chantant mentalement avec le chanteur, à prévoir pour chacune d’elles l’élan qui allait l’emporter, à m’y laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.

Sans doute ce chant insignifiant, entendu cent fois, ne m’intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en l’écoutant aussi religieusement jusqu’au bout. Enfin aucun des motifs, connues d’avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir la résolution dont j’avais besoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cette résolution, ou plutôt elle m’obligeait à la résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer l’heure. Par-là cette occupation sans plaisir en elle-même d’écouter  » sole moi  » se chargeait d’une tristesse profonde, presque désespérée. Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger; mais me dire :  » Je ne pars pas « , qui ne m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre :  » Je vais entendre encore une phrase de  » sole mio « ; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant :  » Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus « , je savais que cela voulait dire :  » Je resterai seul à Venise.  » Et c’est peut-être cette tristesse, comme une sorte de froid engourdissant, qui faisait le charme désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires venait me frapper en plein cœur ; quand la phrase était consommée et que le morceau semblait fini, le chanteur n’en avait pas assez et reprenait plus haut comme s’il avait besoin de proclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir.

Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J’étais étreint par l’angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l’âme de Venise s’en était échappée, de ce Rialto banal qui n’était plus le Rialto, ce chant de désespoir que devenait  » sole mio  » et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise; j’assistais à la lente réalisation de mon malheur, construit artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges le Majeur, si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire, avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.

Ainsi restais-je immobile, avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.

Mais enfin, d’antres plus obscurs que ceux d’où s’élance la comète qu’on peut prédire – grâce à l’insoupçonnable puissance défensive de l’habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée – mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j’arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d’émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu’à la gare et, quand nous nous fûmes éloignés, regagner – elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leur vie – l’une sa plaine, l’autre sa colline. (Fug 652/232)

 

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