A l’ombre des jeunes filles en fleurs, le deuxième livre de ce qui deviendra La Recherche, ne paraît qu’en juillet 1919 car Proust a préféré attendre la fin de la guerre pour le publier. Contrairement à ce qu’il avait fait pour Du côté de chez Swann, cette fois il renonce à promouvoir son livre auprès de ses amis. Seule exception, une brève chronique parue dans Le Figaro le 7 juillet quelques jours avant la parution.
Aussitôt les critiques sont vives : « Talent d’outre-tombe (Journal des Débats), Cuisine électorale et œuvre immorale (L’Œuvre). Place aux vieux ! (L’Humanité). L’Eclair et le Petit vont même jusqu’à le vieillir… Heureusement d’autres journaux et revues ont apprécié : Le Temps, l’Opinion, Comaedia, Le Figaro.
Du côté de chez Swann n’avait pas convaincu les lecteurs lors de sa sortie et A l’ombre des Jeunes Filles en fleurs à son tour n’enregistre qu’un succès d’estime. A la veille du prix Goncourt, soit cinq mois après sa sortie, seuls 3000 exemplaires ont été tirés, cependant des amis encouragent Proust de se présenter au Goncourt.
Il hésite car il se souvient qu’en 1913 il a déjà brigué le prix pour Swann et a connu un échec retentissant n’obtenant aucune voix. Mais cette fois il n’est pas demandeur et n’est plus seul puisqu’il peut compter sur de nombreux soutiens. Et ces soutiens seront bien utiles car le concurrent est redoutable. Il s’agit de Roland Dorgelès, auteur du roman Les Croix de bois. Ce sera un combat entre un écrivain qui a la réputation d’être « de l’arrière, un planqué » (le public ignore la gravité de l’état de santé de Proust), et un héros des champs de bataille, admiré et décoré de la Croix de guerre.
Parmi ses soutiens, c’est paradoxalement le maurrassien antisémite Léon Daudet (fils d’Alphonse Daudet) qui va contribuer au succès d’un écrivain juif et dreyfusard ! Confiant celui-ci il engage une campagne active pour soutenir son ami Marcel et sera le principal artisan de sa victoire.
L’attribution du prix intervient le 11 décembre et A l’ombre des Jeunes filles en fleurs l’emporte sur Les Croix de bois par six voix contre quatre.
Article du Canard Enchaîné
Ce jour-là, en fin d’après-midi, Céleste, la fidèle gouvernante de Proust, entend sonner à la porte de l’appartement du 44 rue Hamelin. C’est l’éditeur de Proust, Gaston Gallimard qui souhaite lui annoncer l’heureuse nouvelle. Mais comme souvent, à cette heure-ci, Proust est dans son lit et somnole après une fumigation antiasthmatique. Devant l’importance de l’événement, Céleste prend sur elle de pénétrer dans la chambre de son maître sans y avoir été invitée, ce qu’elle n’a jamais fait auparavant, et annonce à Proust la bonne nouvelle. Mais elle doit insister longuement pour qu’il accepte de recevoir Gallimard qui peut, enfin, pénétrer dans la chambre sombre et mal aérée.
Proust est-il heureux de cette nouvelle et de cet honneur ? Oui sûrement, et c’est peut-être pour lui une revanche car il n’a pas oublié qu’on lui a toujours refusé une chronique littéraire au Figaro qui considérait qu’il ne faisait pas partie du milieu littéraire. Dans les jours qui suivent, il semble apprécier les honneurs qui pleuvent et en particulier les félicitations des membres du jury qui ont soutenu Dorgelès, ce qui fait qu’il a l’impression d’avoir eu le prix à l’unanimité. Autre preuve de son plaisir, il déclare fièrement avoir reçu 870 lettres de félicitations en un mois mais peut-être exagère-t-il un peu.
Mauvais joueur l’éditeur Albin Michel fera paraître le livre concurrent, Les Croix de bois, bardée d’une manchette écrite en gros caractères : « Prix Goncourt » suivie, en petits caractères, de la mention « 4 voix sur 10 ». Il sera condamné devant un tribunal à 2 000 francs de dommages et intérêts. Cela ne l’empêchera pas d’obtenir la même année le prix Fémina.
Le lendemain de l’attribution du prix, de très nombreux articles paraissent dans la presse, certains élogieux, d’autres beaucoup moins, parfois même violents, et d’une mauvaise foi évidente. On considère qu’avoir préféré Proust à Dorgelès représente une insulte pour tous les patriotes, ou bien que ce succès est le fruit d’une intrique politique tramée par Léon Daudet, homme d’extrême droite. On accuse Proust de tous les péchés du monde, d’être trop vieux, d’être trop riche, de ne pas avoir fait la guerre. Toutes ces critiques et polémiques auront au moins le mérite d’assurer une publicité supplémentaire à son livre.
Première « interview » de Proust dans le journal « Le Miroir » du 21 décembre 1913 à l’occasion de la publication de son livre Du côté de chez Swann
Voici ci-dessous la retranscription de l’article
A propos d’un livre récent
L’œuvre écrite dans la chambre close – Chez M. Marcel Proust
Un livre vient de paraître, intitulé : Du côté de chez Swann. L’auteur du livre s’appelle Marcel Proust. On fait grand bruit autour du livre. On raconte aussi beaucoup d’histoires un peu extraordinaires sur M. Marcel Proust. Pour un grand nombre, cet écrivain est un débutant et ce livre de début est une véritable révélation littéraire. Pour d’autres, mieux informés, M. Marcel Proust est un personnage étrange, qui, atteint d’une redoutable maladie, vit complètement retiré du monde depuis de longues années, dans une chambre éternellement fermée à l’air et à la lumière, et toute tapissée de liège pour que n’y pénètrent jamais les moindres bruits des appartements voisins et de la rue.
Ceux qui tiennent M. Marcel Proust pour un débutant se trompent catégoriquement. Ceux qui racontent cette singulière claustration dans les ténèbres ne se trompent qu’à demi.
Marcel Proust occupe une place bien déterminée parmi les jeunes littérateurs contemporains. Mais la nature de son talent a pu être cause que le « grand public » ait ignoré son nom jusqu’aujourd’hui, jusqu’à l’apparition retentissante de ce nouveau roman : Du côté de chez Swann. Les livres et les écrits de Marcel Proust s’adressent plutôt à ce qu’on est convenu d’appeler l’ « élite ». C’est-à-dire qu’il est assez nécessaire, pour goûter convenablement l’esprit et la forme des productions du jeune écrivain, que le lecteur possède un certain degré de culture. Les littératures auxquelles Marcel Proust aima souvent emprunter des citations qui ornaient, amplifiaient, ou vivifiaient ses articles ou ses nouvelles sont de celles que le commun peut ignorer : Sophocle, Shakespeare, Bossuet, Ruskin… Cependant ceux qui ont lu les Premiers-Paris, de Marcel Proust, dans le Figaro, ou son livre Les Plaisirs et les Jours, paru en 1896 avec une préface d’Anatole France, souriraient bien s’ils l’entendaient traiter de débutant.
Quant à ce qu’il fut écrit et dit de la chambre close, il n’est que trop vrai qu’un mal cruel tient l’écrivain éloigné du monde du bruit, et de la clarté du jour.
Mais cette réclusion, m’a dit M. Marcel Proust, je la crois profondément profitable à mon œuvre. L’ombre, le silence et la solitude, en abattant sur moi leurs chapes épaisses, m’ont obligé de recréer en moi toutes les lumières et les musiques et les frémissements de la nature et du monde. Mon être spirituel ne se heurte plus aux barrières du visible et rien n’entrave sa liberté…
Marcel Proust me parle dans la grande chambre obscure d’où il ne sort presque jamais. Il est alité. Auprès de son lit, il y a une grande table surchargée de livres, de papiers, de lettres et aussi de petites boîtes de médicaments. Il n’est point exact de dire – cela fut dit – que l’écrivain vit dans les ténèbres. Une petite lampe électrique, dont la lumière est tamisée par un abat-jour vert, est placée sur la table. Au pied de cette lampe, il y a des feuillets, la plume, l’encrier auquel va revenir M. Marcel Proust quand notre entretien sera fini.
« Lorsque par hasard un mince rayon de soleil parvient à se glisser ici, me dit M. Marcel Proust, pareil à l’antique statue de Memnon, qui faisait entendre des sons harmonieux quand les rayons de l’astre levant la venaient frapper, tout mon être éclate de joie, et je me sens transporté dans des mondes resplendissants…
« Mais j’ai dans mon emprisonnement, des voluptés profondes – ajoute-t-il – et ses grands yeux noirs de malade luisent sous les épais cheveux bruns qui tombent en désordre sur le front mat – Ainsi, je vous assure, et ne riez point, car vous allez me comprendre – je ne sais s’il est pour moi une lecture qui vaille celle… des indicateurs de chemins de fer.
« Ah, la douceur et la caresse de tous ces noms de villages et de villes du P.L.M., l’évocation charmante des pays de lumière et de vie où je n’irai jamais…
Puis nous parlons du livre nouveau : Du côté de chez Swann…
« Ce livre n’est que le premier d’une trilogie que j’appelle A la recherche du temps perdu. Le second livre sera : le Côté de Guermantes ; le troisième : Le Temps retrouvé.
« Il va de soi que chaque volume peu ou pourra être considéré comme complet par lui-même. Cependant ce n’est qu’après avoir lu les trois livres que le lecteur possédera l’identité de mes personnages.
« J’ai tenté de suivre la vie, où se révèlent soudain à nos yeux des aspects insoupçonnés d’une personne… nous vivons auprès d’êtres que nous croyons connaître. Il manque l’évènement qui les fera apparaître tout à coup autres que nous ne les savons. Ainsi, dans mon livre, verra-t-on, entre beaucoup d’autres, un certain Vinteuil qui, dans Du côté de chez Swann est un brave homme, un bourgeois un peu lourd, plutôt banal ; et ce n’est que dans le volume suivant qu’on apprendra qu’il est un musicien de génie, auteur d’une cantate sublime…
« Mon œuvre était dans ma pensée comme serait une vaste tapisserie dans un appartement qui ne pourrait la contenir tout d’une pièce et qu’il faudrait découper.
« Mes personnages paraîtront sous leurs faces multiples, au cours des tomes, ainsi que dans le temps se découvrent à nous les diverses personnalités d’un même individu.
Il ne faut point demander à M. Marcel Proust des dates, des périodes de sa carrière littéraire. Il avait écrit Les Plaisirs et les Jours, des traductions de Ruskin ; Sésame et les Lys, entre autres, éditées au Mercure de France ; de nombreux articles au Figaro… Il ne faut point lui demander à quel moment il a commencé d’être un écrivain… Il répondra qu’il ne peut fixer les dates, les périodes, les moments…
« Nous avons pour compagnon de chaîne, au long de la vie, un homme différent de notre être physique, dit-il. Tenez… quand on pense à soi, on se fait une certaine idée de soi… Et si l’on se regarde dans une glace, le miroir nous renvoie notre image réelle… L’autre était un étranger… Il était le moi spirituel… Eh bien, c’est celui-là seul qui m’importe… Ainsi ne m’intéressé-je à moi que dans les manifestations de ce « moi » et non dans des évènements ou des dates…
« Je ne considère mon moi objectif (prenez ce mot dans le sens où l’entendent les philosophes) que comme un instrument d’expérimentation sans intérêt par lui-même mais qui m’associe à mon esprit pour pénétrer dans certaines réalités et surtout dans les pénombres de la conscience, où je tâche de mettre de la lumière…
« Je ne saurai donc vous dire quand j’ai commencé à écrire…
« Je portai un article dans un grand quotidien. Cet article plut. On le fit paraître. Puis on en fit paraître d’autres. Le directeur fut, pour les qualités que je pouvais avoir ce que sont les apiculteurs pour les abeilles. Il m’aida de ses conseils et de son amitié, comme les éleveurs d’abeilles préparent les ruchers et les rayons où se fera le miel…
Aucun bruit extérieur ne traverse nos propos. Cependant, je sais que dehors, c’est le boulevard Haussmann, avec le tumultueux déferlement des voitures et des automobiles aux rauques cris. Mais un silence immense nous enveloppe et seule, une petite mare de lumière autour du pied de la lampe et les éclats lents du feu de bois dans la cheminée, animent l’ombre grise de la chambre. Et il semble bien qu’on soit hors du temps, dans un monde et dans une atmosphère étranges, où les yeux fiévreux du malade, soient, pareils à deux grandes étoiles noires, la seule concrète réalité.
ANDRE ARNYVELDE
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Coupures de presse parues le lendemain de l’attribution du Goncourt (Galerie Gallimard)
Un tirage de 6600 exemplaires est effectué en décembre 1919 suivi de deux autres plus modestes en février et juillet 1920. On est loin d’un succès populaire. Dans le même temps, Les Croix de bois du concurrent malheureux connaîtra un tirage trois fois supérieur à celui des Jeunes Filles.
Contrairement à ce que certains prétendront, Marcel Proust n’a pas atteint la gloire avec ce prix mais il a fortement renforcé sa notoriété auprès d’une élite qui se rend compte enfin qu’on a affaire à un écrivain hors du commun.
La véritable gloire, Marcel Proust ne la connaîtra pas de son vivant car elle n’arrivera que plus tard, bien plus tard !
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