Le monocle est assurément l’instrument de correction visuel le plus fréquent et le plus commenté dans « la Recherche » et c’est un accessoire à la mode très symbolique de l’appartenance au milieu mondain dans « La Recherche ». Dans ses Souvenirs sur Marcel Proust, Robert Dreyfus, souligne que ce banal accessoire de toilette, le monocle, semble avoir étrangement beaucoup occupé son attention.
J’ai recensé les personnages utilisant ce curieux accessoire totalement démodé de nos jours, et j’ai eu la surprise d’en découvrir un nouveau, pour le moins inattendu, car pour les besoins de la rédaction et la maintenance du site, j’ai dû lire l’ensemble de « La Recherche » cinq ou six fois, sans compter les milliers d’accès aléatoires réalisés au cours des dix dernières années
Pour entretenir le mystère, je ne citerai ce personnage qu’en dernier et cela tombe bien puisqu’il n’est cité qu’en dernière position, vers la fin du septième et dernier volume, le Temps retrouvé.
Pour vous mettre sur la piste, disons qu’il s’agit d’une femme… et même pas de n’importe laquelle !
La majorité de ces personnages ont été « croqués » avec bonheur par Agranska Krolik, bien connue des habitués du site, et que je tiens à remercier à nouveau à cette occasion.
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d’après Agranska Krolik
Swann : Comme la vue de Swann était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le monocle qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit un dans l’œil, elle ne put contenir sa joie : « Je trouve que pour un homme, il n’y a pas à dire, ça a beaucoup de chic ! Comme tu es bien ainsi ! tu as l’air d’un vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre ! » ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait qu’Odette fût ainsi, de même que, s’il avait été épris d’une Bretonne, il aurait été heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu’elle croyait aux revenants. (Swann 246/350)
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d’après Agranska Krolik
Froberville général de : le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; (Swann 326/449
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d’après Agranska Krolik
Bréauté (M. de) : … tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements. (Swann 326/450)
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Forestelle (Marquis de) : Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. (Swann 326/450)
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Saint- Candé (M. de) : Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté… (Swann 327/450)
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d’après Agranska Krolik
Palancy (Monsieur de) : Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. (Guer 43/37)
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Saint-Loup : Quelle déception j’éprouvai les jours suivants quand, chaque fois que je le rencontrai dehors ou dans l’hôtel, — le col haut, équilibrant perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité, — je pus me rendre compte qu’il ne cherchait pas à se rapprocher de nous et vis qu’il ne nous saluait pas quoiqu’il ne pût ignorer que nous étions les amis de sa tante. (JF 730/297)
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Guermantes (Duc de) : Le duc de Guermantes suivait sa femme, les reflets de son monocle, le rire de sa dentition, la blancheur de son œillet ou de son plastron plissé, écartant pour faire place à leur lumière ses sourcils, ses lèvres, son frac ; d’un geste de sa main étendue qu’il abaissa sur leurs épaules, tout droit, sans bouger la tête, il commanda de se rasseoir aux monstres inférieurs qui lui faisaient place, et s’inclina profondément devant le jeune homme blond. (Guer (53/47)
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d’après Agranska Krolik
Charlus (Baron de) : Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son œil dont le sourcil était relevé par le monocle et qui souriait, sa boutonnière en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d’un triangle convulsif et frappant. (Guer 269/260)
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Cambremer (Marquis de) : Comme le marquis était louche—ce qui donne une intention d’esprit à la gaieté même des imbéciles—l’effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur le blanc, sans cela complet, de l’œil. Ainsi une éclaircie met un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le monocle protégeait, du reste, comme un verre sur un tableau précieux, cette opération délicate. (SG 97368)
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Vaugoubert (M. de) : M. de Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même d’une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre. Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n’aimait pas à sortir avec M. de Vaugoubert. Car celui-ci, le monocle à l’œil, regardait de tous les côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s’émancipant quand il était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le baron. (Pris 46/39)
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Bloch devenu Jacques du Rozier d’après Agranska Krolik
Bloch : Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d’être belle, d’exprimer l’esprit, la bienveillance, l’effort. La seule présence de ce monocle dans la figure de Bloch dispensait d’abord de se demander si elle était jolie ou non, comme devant ces objets anglais dont un garçon dit dans un magasin que c’est le grand chic, après quoi, on n’ose plus se demander si cela vous plaît. D’autre part, il s’installait derrière la glace de ce monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que si ç’avait été la glace d’un huit ressorts, et pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n’exprimaient plus jamais rien. (TR 928/234)
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Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes : Pendant ce temps on entendait la princesse de Guermantes répéter d’un air exalté et d’une voix de ferraille que lui faisait son ratelier : « Oui, c’est cela, nous ferons clan ! nous ferons clan ! J’aime cette jeunesse si intelligente, si participante, ah ! quelle mugichienne vous êtes ! » Elle parlait, son gros monocle dans son œil rond, mi-amusé, mi-s’excusant de ne pouvoir soutenir la gaieté longtemps, mais jusqu’au bout elle était décidée à « participer », à « faire clan ». (TR 980/286)
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