Rainer Maria Rilke
1875-1926
Poète et écrivain autrichien
Lettre adressée à une amie le 21 janvier 1914, écrite peu après la parution de « du Côté de chez Swann », et dans laquelle se mêlent admiration et réserves
Du côté de chez Swann, un livre dont vous aurez peut-être déjà entendu dire du bien, sinon même rien que de très excellent. Je ne sais ce qu’il mérite, mais je vous recommande toute la première partie et toute la troisième et je suis certain que vous y trouverez un multiple plaisir. La longue partie intermédiaire, l’amour de Swann et sa jalousie, pourrait bien n’être ni mieux ni certainement de moindre valeur que ne le sont ordinairement ces sortes de traités français ; il n’en est pas moins étonnant qu’on ne cesse point d’en écrire encore et qu’on destine le talent et le penchant à couper encore davantage ses cheveux en quatre (postiche à mon avis). En revanche, je vous souhaite l’état d’esprit et la sécurité voulus pour la première partie extraordinairement amusante et presque trop riche d’analogie psychiques et de suggestions sentimentales : l’événement de l’enfance qui, à lui seul, porte le tout (l’attente au soir du baiser maternel au moment du « bonne nuit » est remarquablement conçue en tant que pivot de cette enfance, et c’est pure merveille, une trouvaille psychanalytique que de l’avoir défini plus loin) : cette angoisse qui plus tard, émigre dans l’amour. Dans ces passages vers la fin de la première partie, on trouve d’ailleurs quelques morceaux splendides ; le premier jaillissement créateur face au comportement des trois clochers vous réjouira également (je ne pouvais m’empêcher de penser à votre lever de soleil au-dessus de la mer, que vous m’aviez décrit, d’après nature, description qui, elle aussi, est sans doute née de pareilles obligations intérieures). Très beau aussi le moment où une madeleine trempée dans une tasse de thé suffit à réactualiser tout le passé du héros déjà adulte et lui restitue tout le temps perdu. C’est à partir de là qu’intervient le défaut singulier du livre, si bien que les milliers de souvenirs ainsi réveillés ne remontent pas avec celui déjà usé de « bonne nuit » , mais pour ainsi dire comme autant d’objets vieillis sans doute, mais jamais utilisés par le Narrateur, en sorte qu’il n’apparaît pas du tout comme leur possesseur au sens profond, mais tout au plus comme leur collectionneur ; et c’est là l’impression que produit d’ailleurs l’abondance démesurée du livre, non pas celle d’une vivante abondance mais d’une collection intégrale, dans laquelle chaque objet figure à juste titre sans qu’aucun n’y soit en somme heureux. Vers le dénouement de la seconde partie m’importent les pages sur la petite phrase musicale dans une certaine sonate, vous les lirez également avec plaisir, puisque vous habitez maintenant souvent dans la musique et vous sentez chez vous ce qu’elle a de plus grand. Ce qui ne m’étonne guère.
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