Céleste Albaret (1891 – 1984)
Retranscription d’une partie de l’émission « Portraits – Souvenirs »
Emission de Roger Stéphane avec le concours de Roland Darbois
INA 1962
Les derniers jours de Marcel Proust racontés par Céleste.
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Céleste Albaret fut la gouvernante et l’unique confidente de Marcel Proust pendant les huit dernières années de sa vie. Après la mort de l’auteur elle refusera longtemps toutes les interviews, toutes les propositions de livre mais se décidera finalement sur le tard à raconter « parce que trop de choses fausses ont été écrites par des gens qui ne l’ont connu que par les livres ».
Ce n’est donc qu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans, soit cinquante ans après la disparition de Proust, qu’elle accepte de lui rendre un dernier devoir en confiant ses souvenirs au journaliste Georges Belmont qui se charge de les transcrire et de les publier sous le titre de M. Proust aux éditions Laffont.
A la suite de la parution de ce livre, elle acceptera de répondre à certaines questions de journalistes de la radio et de la télévision au cours d’émissions dont voici quelques retranscriptions et qui apportent des témoignages émouvants sur les tous derniers jours de sa vie.
Nous avons retranscrit le plus fidèlement possible les propos de Céleste, sans chercher à corriger certaines fautes de langage
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Il vous parlait beaucoup de la mort, de sa mort, avant ?
Il me disait que certainement la mort le poursuivait, et qu’il voudrait finir son œuvre, et qu’il serait très désolé d’avoir travaillé tant, et de laisser tout inachevé, et un matin, quand, je suis arrivée, il était comme un enfant qui aurait trouvé le plus beau jouet du monde et le bonheur le plus parfait. Il me dit : « chère Céleste, j’ai une grande nouvelle à vous apprendre et je lui ai dit quoi, et quoi ? qu’est ce qui a donc passé de tellement important cette nuit dans cette chambre ? Quelque chose d’immense, quelque chose de tellement bien ! Et qu’est-ce qui est arrivé ? Et il se redresse, il me sourit et il me dit : j’ai mis le mot FIN, je peux mourir maintenant. Alors je lui ai dit : « enfin tant mieux monsieur, votre désir est résolu mais qu’est- ce que j’aurai à coller comme petits papiers et qu’est-ce que vous aurez à écrire comme corrections ? Ah ça, ma chère c’est autre chose. »
A force de coller les uns aux autres ces papiers, que Françoise appelait mes paperolles, ils se déchiraient çà et là. Elle me disait, me montrant les cahiers rongés comme le bois où l’insecte s’est mis : « C’est tout mité, regardez, c’est malheureux, voilà un bout de page qui n’est plus qu’une dentelle », et l’examinant comme un tailleur, « Je ne crois pas que je pourrai le refaire, c’est perdu, c’est dommage, c’était peut-être vos plus belles idées ! »
Marcel Proust était toujours malade, mais un jour, en novembre 1922…
Un jour il s’est senti plus fatigué, et il avait contracté une bronchite. Il a voulu se lever, il chancelait et il m’a dit : « Oh ma chère Céleste, qu’est-ce qu’il m’arrive si je peux pas me suffire ? » et alors je lui ai dit « mais ça ne sera rien mais c’est tout à fait votre faute, parce que vous voulez pas faire ce que les médecins vous disent, vous voulez pas me prendre du lait chaud, vous voulez pas avoir de la chaleur, alors je lui ai dit vous allez toujours compliquer, alors il me dit « Eh bien Céleste, ce soir je vais prendre une sole pour vous faire plaisir ». Nous avons fait une belle sole, elle était prête, et le professeur sonne à la porte. Alors je lui ai dit : « Monsieur le professeur, il va mieux. Il avait l’air mieux et il m’a demandé une sole on la lui a préparée ». Alors il m’a dit, « écoutez avant de la lui servir, gardez-la et je vais lui faire d’abord une visite ». Il est revenu et me dit : « faut pas lui donner à manger parce que je trouve qu’il est bien fatigué, mais je suis bien content parce que, il me dit, il m’a promis qu’il vous gardera toute la nuit près de lui, qu’il restera pas seul ». Alors je lui ai dit, ah bien.
Toute la nuit nous avons travaillé tous les deux, il m’a dicté et il m’a dit à minuit, « si je passe cette nuit, demain, Céleste, je prouverai aux médecins que je suis plus fort qu’eux, mais il y a cette nuit à passer ». Je suis restée dans cette chambre glacée toute la nuit, on a travaillé toute la nuit, et puis à trois heures, il m’a dit, « je vais un peu écrire parce que ça me fatigue de vous dicter ». Alors je lui dis « ah bien » et puis il m’a dit « Oh, je ne peux pas, je n’en peux plus, je suis fatigué, Céleste n’oubliez pas, n’oubliez pas de bien placer à telle page ce que je vous ai dicté et ce que j’ai écrit », alors je lui ai dit « Bien Monsieur, reposez-vous, est ce que je peux vous faire quelque chose de chaud ? non ! ». Mais alors il a étouffé là, il suffoquait, alors le lendemain matin, il m’a dit, c’était vers sept heures, il me dit « s’il y avait du café au lait tout chaud, tout prêt, je le prendrais tout de suite pour vous faire plaisir à vous et à mon frère ». Je vais chercher le café au lait je le lui porte tout de suite car il y en avait toujours de fait, et alors il l’a pris. Alors je lui ai dit, « voulez-vous que je vous aide à le boire ? » il a pris son bol, il a mis à la lèvre, il l’a bu et m’a dit « je vous aurai fait plaisir, à vous et à mon frère ». A partir de ce moment, il s’est mis à ranger différentes petites choses, et alors j’ai vu vraiment qu’il allait mal.
Je quitte la chambre et je retourne dans le petit couloir qui longeait la sienne pour me rendre compte aussi qu’est-ce qu’il faisait et il m’a appelée tout de suite à la sonnette et il m’a dit : « pourquoi venez-vous dans le couloir ? » Alors je lui ai dit, « mais je ne suis pas dans le couloir », « mais si, je vous ai parfaitement entendue allons », alors j’ai dit « ben oui parce que j’étais inquiète de savoir si vous auriez pas des fois besoin de moi, et je me tenais tout près de vous ». Alors il m’a dit : « il y a cette grosse femme dans la chambre » moi j’ai dit : « moi je vais vous la chasser » « mais non Céleste, il faut pas y toucher, elle est horrible, elle est horrible, elle est immonde ! ». Alors j’ai dit : « elle vous fait peur ? » « un peu ». Alors voyant que ça n’allait pas très bien, j’ai demandé à mon mari tout de suite d’aller chercher le docteur Bize, et moi j’ai téléphoné à son frère que son frère n’allait pas bien et que j’aimerais bien qu’il vienne tout de suite. Alors Madame Proust m’a répondu : « il est à Tenon, mais je téléphone tout de suite pour faire le nécessaire », et elle m’a téléphoné en me disant : « il est en train de donner son cours mais il arrive tout de suite ». Odilon est arrivé avec le docteur Bize et, quand il est arrivé j’ai dit « Ah docteur il faudra lui faire une piqûre parce qu’il est faible, il est vraiment pas bien ». Alors le docteur m’a dit « Lui faire une piqûre, mais comment » ? alors j’ai dit, « mais il résiste pas, alors, et bien il faut lui lever le drap pour que je la lui fasse à la cuisse », et quand je suis allée près de monsieur Proust relever la renversure de son lit, il m’a pris le poignet, me l’a pincé fortement et m’a dit : « Ah, ah, Céleste ! » dans ce cri, je vois toujours qu’il veut dire que je le trahis parce que je n’obéis pas à qu’il m’avait dit de surtout ne jamais le laisser le piquer, ni rien, parce que les médecins avaient l’habitude de faire souffrir un mourant en lui faisant des piqûres, le prolonger par des sérums, qu’ils martyrisaient pour le faire vivre des fois, une demi-heure, un quart d’heure, une heure, et que c’était horrible. Il m’a pas dit de pas le lui faire, il le laissait faire, mais il m’a dit : « surtout Céleste », comme je l’avais fait sans le lui demander, il m’a marqué par ces « Ah,ah, Céleste » et il m’a pincé le poignet. Alors j’ai dit au professeur Proust, parce que le professeur Proust est monté après la visite du docteur Bize, et je lui ai dit : « Eh bien Monsieur le professeur, j’ai fait une chose que je devais pas faire. » « Si ma chère Céleste, vous avez fait tout pour le bien, malheureusement on a tout fait trop tard, mais que voulez-vous, mon frère aurait certainement vécu plus, mais il a mené une vie qui était celle de son œuvre, et si nous avions voulu lui faire faire autrement, il n’aurait pas écrit son œuvre, il n’a vécu que pour son œuvre.
Alors le docteur Bize et parti mais le docteur Proust est resté, ne l’a plus quitté ; et il a fait venir encore un grand médecin qui avait soigné sa mère, qui s’appelait le docteur Babinski, et il lui a dit : « Eh bien, qu’est-ce que vous pensez si on lui faisait encore une autre piqûre ? alors il lui a répondu : « allons Robert, laissez-le, ne le faisons pas plus souffrir ». J’ai accompagné le docteur Babinski à la porte et je lui dis « vous allez bien le sortir de là, docteur » il m’a pris par les mains, il m’a dit « ayez du courage, mais c’est fini ».
Je suis revenu près du professeur Proust, et nous étions tous les deux près de lui, il lui a dit, en le soulevant un peu parce qu’il respirait mal, « je te fais souffrir mon petit cher Marcel », et il lui a répondu : « Oh, oh oui mon petit Robert » et deux ou trois minutes après, il lui a baissé les paupières, on n’avait pas vu, j’ai pas vu qu’il était mort. Il nous regardait avec des yeux admirables, tranquilles, et il s’est éteint absolument comme une lumière où il n’y a plus rien.
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