Francis Ponge

Francis Ponge (1899 – 1988)

Ecrivain, poète

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Retranscription d’une émission de Robert Valette et Georges Gravier. Diffusée pour la première fois sur la Radiodiffusion Télévision Française (RTF) le 16.12.1963 – INA 1963

Robert Valette – Le lecteur de Proust a le sentiment d’entrer de plain-pied dans le royaume de l’esprit. Dès les premières pages du temps perdu, une sorte d’extase, une angoisse extasiée lui est à la fois donnée et promise. C’est avec confiance qu’on se laisse conduire à cette longue recherche dans laquelle se déploie continument l’ample douceur de la patience et de l’attention. L’œuvre de Proust, l’accomplissement de son acte d’écrivain en fait un acte peut-être parfait. Pour son acte même, pour son besoin d’agir à sa propre manière, quelle leçon l’écrivain éprouve-t-il ?

Pour l’écrivain en somme, quelle est la leçon de Proust ?

 

Francis Ponge

J’ai abordé Proust de façon très lente et à plusieurs reprises. Au début, ça n’a pas été facile. J’ai d’abord trouvé Proust dans la bibliothèque de mon père, j’étais dans des études de première supérieure, j’avais beaucoup à faire à Louis le Grand, enfin ça n’a pas marché. Ensuite, et bien, il y a eu la guerre, la guerre enfin pour moi, j’ai été mobilisé en 18 et je n’ai, je crois, recommencé, à lire alors des fragments de Proust publiés dans la Nouvelle Revue Française vers 19, 20, 21 et cela m’a alors, peut-être parce que c’était que des fragments, probablement très bien choisis par Rivière ou Paulhan, c’était moins long, les fragments choisis étaient peut-être ceux qui pouvaient atteindre le lecteur, cela m’a touché. Il faut dire que je commençais à ce moment-là à écrire, enfin j’avais commencé plus tôt mais je commençais à savoir vraiment ce que je voulais faire, et je tendais vers une littérature extrêmement serrée, dense, de petits textes à la fois très courts, exactement le contraire de ce que Proust montre, c’est -à-dire un langage synthétique alors que Proust est évidemment plus analyste, enfin plus partisan de l’analyse. Toujours est-il que malgré la grande différence entre ce que je voulais faire, c’est-à-dire rapprocher la langue française de la langue latine, en étant aussi peu analyste que possible, en supprimant les petits mots, et en tout condensant, mon professeur déjà de Khâgne me disait que mes mots se massaient les uns les autres, enfin que c’était un peu comme du chewing-gum. Evidemment Proust c’est tout à fait le contraire, malgré cela j’ai été séduit par Proust.

Dans le premier numéro de la Première Revue Française qui comportait des textes de moi, en 1923, j’avais alors vingt-quatre ans, il y avait un fragment de Proust qui précédait immédiatement mon texte, c’était le septuor de Vinteuil. Il faut dire aussi qu’il s’agissait là d’un fragment concernant la musique. Or il se trouvait que j’étais musicien depuis très longtemps puisque même quand j’étais enfant, on pensait que je serais plutôt un musicien qu’un écrivain, on me donnait du talent en musique. Je crois que j’étais sensible à la musique, très sensible même à l’époque en question, c’est-à-dire en 1922-23, j’allais beaucoup au concert. Ce qui m’a tellement et ce que j’ai tellement aimé dans ce fragment, en général ce que Proust dit de de la musique puis aussi de la peinture, c’est qu’il parle de la façon la plus simple, de plain-pied il entre n’est-ce-pas et qu’il parle par exemple du quatuor de Vinteuil non pas ex-cathedra, mais qu’il se trouve dans un salon, il y a à la fois la peinture du salon, des réactions des gens qui sont dans ce salon, il se moque un peu d’eux, et quand le septuor commence à être joué, et bien c’est au milieu de la vie, ce n’est pas du tout pour une critique ou un morceau d’éloquence Vous savez bien par exemple, la réaction de Gide contre le symbolisme.  Sur le septuor de Vinteuil, tout cela est à la fois très naturel, il refait le chemin de son propre esprit sans aucune vergogne, en disant tout et en ne laissant pas s’insérer la moindre idée critique qui ne soit pas née de sa sensibilité. Mais aussi, naturellement, le fait que pour être honnête avec cette sensibilité et avec ses impressions les plus fines, il a été obligé d’inventer un style. C’est-à-dire, dans la Nouvelle Revue Française, nous avions l’habitude de trouver des textes quasi classiques, Valéry, Gide. Je ne dis pas qu’ils faisaient des pastiches de la littérature classique mais enfin c’était bien la seule revue où on était certain de ne pas trouver de fautes de français, où tout était dans l’esprit de la littérature classique. Vous savez bien la réaction, par exemple de Gide contre le symbolisme, c’était une expression condensée et qui dit, finalement, plus qu’elle ne dit, enfin qui exprime plus qu’elle ne dit. C’était une révolution de voir quelqu’un qui avait l’audace, à la fois en écrivant très bien parce qu’il n’y a pas de faute de français dans Proust, il y a seulement des choses qui étaient parfaitement interdites par exemple par nos professeurs de français ou de philosophie, c’est-à-dire de faire des phrases qui durent une demi-page ou une page, une page et demie. Ça c’était révolutionnaire. C’était une audace révolutionnaire. Il y avait cela et cependant tout cela c’était parfaitement écrit.

J’arrête là pour ce qui est de mes impressions premières parce qu’ensuite, beaucoup plus, tard quand on est entre vingt et trente ans, quatre ou cinq ans c’est énorme surtout quand on ne s’occupe que de son travail, c’est ce que je faisais, je ne voyais personne, je n’étais pas mondain le moins du monde, je n’allais même pas dans les cercles littéraires, j’étais enfermé dans ma chambre et, quand je sortais, c’était pour aller à quelques promenoirs musicaux le soir tard pour me promener la nuit, donc je m’occupais absolument que de cela. Je méditais sur les règles de la littérature, la façon de faire, la façon d’écrire et je me suis mis alors à lire Proust d’un bout à l’autre, complètement. Et je dois dire que ma méditation était à base de refus de la société comme elle se trouvait, j’étais un révolté bien que je n’ai pas voulu les approcher alors parce que je n’aimais pas les attitudes théâtrales et le scandale, et les manifestations sur le tréteaux, j’étais tout de même très proche des surréalistes, j’étais comme certains d’entre eux, comme la plus part d’entre eux, à l’intérieur de moi très révolté très brutal et, mes expressions ne l’étaient pas parce que je ne montrais quasi rien mais dans mon comportement, j’étais un être farouche et brutal. A partir du moment où j’ai eu lu Proust, alors dans son intégrité, c’est à dire probablement vers 1928, à ce moment là tout a changé c’est-à-dire que je ne pense pas que l’écrivain ait été le moins du monde changé par Proust. Il a été plutôt pour moi une espèce de confirmation qu’on pouvait dire ce qu’il y a de plus particulier dans notre sensibilité, à sa façon, c’est-à-dire en entrant dans la forêt et en suivant tous les sentiers ou, à la mienne, en essayant d’avoir des expression très vives mais à la fois très denses, très serrées, c’est-à-dire en serrant tout mais qu’il s’agisse de couleurs, mettons fauves. Alors c’est l’homme chez moi qui a été changé, c’est le caractère. A partir du moment et au fur et à mesure que je lisais Proust, je me sentais changé, j’étais changé. J’étais un peu naïf par rapport à la société, je crois que Proust a fait que je l’ai été moins.

Enfin, ce qui m’a bouleversé bien sûr, c’est le temps retrouvé et ce sont les passages, les longs passages méthodologiques concernant l’art d’écrire et la conception de la littérature comme façon de vivre chez Proust. Ces passages sont pour moi un sommet, si vous voulez, de la littérature d’art poétique Il a tout sacrifié, on le sait n’est-ce pas, sa vie même à cette passion et à ce désir de communiquer le plus profond, le plus fin de sa sensibilité. Finalement, il est évident que les plus grands génies du siècle, enfin ce qui ont été, enfin je parle en littérature française, et dans la Nouvelle Revue Française puisque à l’époque c’était elle qui révélait cela, et qui polarisait les grands talents, il est évident que c’est non pas tellement ce qui a fait, comment dirai-je, la doctrine de la Nouvelle Revue Française, Je n’ose pas dire, mettons Gide et Valéry, mais Proust et Claudel, c’est-à-dire les gens doués d’une telle ressource de sensibilité ou d’un tel foisonnement de sensations et aussi qui ont bouleversé le style, qui n’ont pas été le moins du monde ses académiques ou des néo classiques mais qui ont inventé leur propre façon de parler. Il est évident qu’ils n’ont pas été si vite reconnus, ni l’un ni l’autre, même à l’intérieur de ces cercles.

En somme, c’est l’audace à la fois et la douceur de Proust qui ont été pour moi bouleversant, enfin qui m’ont changé entièrement et j’ai pour lui une reconnaissance infinie et je n’ai jamais parlé de Proust ni écrit de lui probablement parce que c’était trop difficile pour moi et c’est ici la première fois et c’est bien faible. Il vous faut excuser tout cela, ce n’est rien, c’est très peu de chose.

 

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