Bergotte

Bergotte d’après David Richardson

Nombre de citations du personnage dans chacun des sept livres de la Recherche

Total Swann JF Guer SG Pris Fug TR
304 35 139 32 18 43 7 30

Modèles possibles :

Anatole France ; Paul Bourget ; Maurice Barrès ; Jules Lemaitre ; Paul Hervieu ; Alphonse Daudet.

 

Ecrivain réputé, homme d’une grande douceur et d’une grande bonté. C’est par son camarade Bloch que le narrateur en a entendu parler pour la première fois (1). Swann qui connaît bien l’écrivain propose au narrateur de demander une dédicace pour lui (2) car le jeune homme éprouve une grande admiration pour l’écrivain. Il est surpris de constater que les personnes qui parlent de lui utilisent toutes les formes de louanges mais n’emploient jamais le qualificatif de « grand écrivain » (3). Il est impressionné et un peu jaloux d’apprendre que la fille de M. Swann est très intime avec Bergotte et qu’ils vont ensemble visiter des vieux monuments (4). M. de Norpois, lui, est assez critique vis-à-vis de Bergotte puisqu’il va jusqu’à porter un jugement sévère sur ses qualités littéraires (5)

Le narrateur rencontre l’écrivain pour la première fois au cours d’un dîner chez les Swann. Il est troublé de découvrir que son physique ne correspond pas à ce qu’il avait imaginé (6) et il également déçu par la fadeur de ses propos et même par sa manière de parler. Bergotte montre de l’intérêt et de la sympathie pour le jeune homme, allant jusqu’à se préoccuper de sa santé (7). Le narrateur est conscient de la chance qu’il a à être devenu si rapidement un intime de Bergotte alors que tant de gens haut placés mettent des années à établir de simples relations littéraires avec lui (8).

Peut-être influencé par M. de Norpois, le père du narrateur juge Bergotte avec beaucoup de sévérité et marque son mécontentement lorsqu’il apprend que son fils a déjeuné avec lui (9). Les parents du narrateur se radoucissent quand leur fils leur rapporte que Bergotte l’a trouvé très intelligent (10). A l’occasion de la maladie de la grand-mère du narrateur, Bergotte se manifeste en venant passer plusieurs heures tous les jours avec le narrateur alors qu’il est lui-même très malade et doit faire de gros efforts pour mener une vie active normale (11).

Bergotte deviendra la coqueluche du salon d’Odette Swann. Sa santé toujours précaire s’est un peu améliorée depuis qu’il a été contraint de suivre un régime (12), mais ce répit est de courte durée. Bergotte ne sort plus de chez lui. Les médecins sont flattés d’être appelés par lui mais bientôt il renonce à se soigner. Souffrant sans cesse il use et abuse de narcotiques. Sa mort est racontée de manière superbe dans « la Prisonnière ». Bien qu’ayant une légère crise d’urémie il décide de se rendre à une exposition de peinture pour revoir un tableau de Ver Meer qu’il adore. Il note sur le tableau des petits détails qu’il n’avait jamais remarqués auparavant parmi lesquels un petit pan de mur jaune avec un auvent et c’est en prononçant à plusieurs reprises ces mots « petit pan de mur jaune » qu’il s’effondre et qu’il meurt (13).

Vue de Delft par Johannes Ver meer

Ce n’est que sur le tard que le narrateur reconnaîtra de sérieux défauts à l’écrivain, lui reprochant par exemple d’être prêt à toutes les bassesses pour obtenir un fauteuil académique (14) ou critiquant, de manière indirecte, son manque d’assiduité au travail (15). Ce n’est qu’après sa mort que le lecteur découvre que Bergotte était un homme infiniment riche qui était attiré par les petites filles avec lesquelles il se montrait très généreux (16). Il prétendait que ces fillettes étaient nécessaires à son inspiration et que c’était grâce à elles que ses livres lui rapportaient de l’argent.

(1)
J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgés que moi et pour qui j’avais une grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d’Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit : « Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. (Swann 90/157)
(2)
Et voyant combien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit :
— »Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander. » Je n’osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère ? » (Swann 97/166)
(3)
Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte : « C’est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire : « C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. (Swann 98/167)
(4)
Je [Swann] peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux. (Swann 99/168)
(5)
je [M. de Norpois] ne partage pas cette manière de voir. Bergotte est ce que j’appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître du reste qu’il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l’afféterie. Mais enfin ce n’est que cela, et cela n’est pas grand’chose. Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu’on pourrait nommer la charpente. Pas d’action — ou si peu — mais surtout pas de portée. Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n’y a pas de base du tout. (JF 473/44)
(6)
Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage du moment qu’il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire ; comme n’est plus bonne à rien la solution que nous avions trouvée pour un problème dont nous avions lu incomplètement la donnée et sans tenir compte que le total devait faire un certain chiffre. Le nez et la barbiche étaient des éléments aussi inéluctables et d’autant plus gênants que, me forçant à réédifier entièrement le personnage de Bergotte, ils semblaient encore impliquer, produire, sécréter incessamment un certain genre d’esprit actif et satisfait de soi, ce qui n’était pas de jeu, car cet esprit-là n’avait rien à voir avec la sorte d’intelligence répandue dans ces livres, si bien connus de moi et que pénétrait une douce et divine sagesse. En partant d’eux, je ne serais jamais arrivé à ce nez en colimaçon ; mais en partant de ce nez qui n’avait pas l’air de s’en inquiéter, faisait cavalier seul et « fantaisie »,… (JF 547/118)
(7)
« Etes-vous bien soigné ? me demanda Bergotte. Qui est-ce qui s’occupe de votre santé ? » Je lui dis que j’avais vu et reverrais sans doute Cottard. « Mais ce n’est pas ce qu’il vous faut ! me répondit-il. Je ne le connais pas comme médecin, Mais je l’ai vu chez Mme Swann. C’est un imbécile. (JF 570/140)
(8)
Des gens de lettres qui étaient pour moi des personnages considérables intriguaient pendant des années avant d’arriver à nouer avec Bergotte des relations qui restaient toujours obscurément littéraires et ne sortaient pas de son cabinet de travail, alors que moi, je venais de m’installer parmi les amis du grand écrivain, d’emblée et tranquillement, comme quelqu’un qui au lieu de faire la queue avec tout le monde pour avoir une mauvaise place, gagne les meilleures, ayant passé par un couloir fermé aux autres. (JF 572/142)
(9)
« Swann t’a présenté à Bergotte ? Excellente connaissance, charmante relation ! s’écria ironiquement mon père. Il ne manquait plus que cela ! » Hélas, quand j’eus ajouté qu’il ne goûtait pas du tout M. de Norpois :
« Naturellement ! reprit-il. Cela prouve bien que c’est un esprit faux et malveillant. Mon pauvre fils tu n’avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tombé dans un milieu qui va achever de te détraquer. » (JF 573/143)
(10)
Ah  !… Il a dit qu’il te trouvait intelligent ? dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c’est un homme de talent.
Comment ! il a dit cela ? reprit mon père… Je ne nie en rien sa valeur littéraire devant laquelle tout le monde s’incline, seulement c’est ennuyeux qu’il ait cette existence peu honorable dont a parlé à mots couverts le père Norpois, ajouta-t-il sans s’apercevoir que devant la vertu souveraine des mots magiques que je venais de prononcer la dépravation des mœurs de Bergotte ne pouvait guère lutter plus longtemps que la fausseté de son jugement. (JF 574/144)
(11)
En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une même maison où il n’eût pas de frais à faire. Mais autrefois c’était pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le silence sans qu’on lui demandât de parler. Car il était très malade : les uns disaient d’albuminurie, comme ma grand’mère ; selon d’autres il avait une tumeur. Il allait en s’affaiblissant; c’est avec difficulté qu’il montait notre escalier, avec une plus grande encore qu’il le descendait. Bien qu’appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu’il serait resté chez lui s’il n’avait pas craint de perdre entièrement l’habitude, la possibilité de sortir, lui l’ »homme à barbiche » que j’avais connu alerte, il n’y avait pas si longtemps. Il n’y voyait plus goutte, et sa parole même s’embarrassait souvent.  (Guer  325/315)
(12)
Pour Mme Swann, il est vrai, la nouveauté qu’elle représentait n’avait pas le même caractère collectif. Son salon s’était cristallisé autour d’un homme, d’un mourant, qui avait presque tout d’un coup passé, aux moments où son talent s’épuisait, de l’obscurité à la grande gloire. L’engouement pour les œuvres de Bergotte était immense. Il passait toute la journée, exhibé, chez Mme Swann, qui chuchotait à un homme influent : « Je lui parlerai, il vous fera un article. » Il était, du reste, en état de le faire, et même un petit acte pour Mme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu moins mal qu’au temps où il venait prendre des nouvelles de ma grand’mère. C’est que de grandes douleurs physiques lui avaient imposé un régime. (SG 743/141)
(13)
Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise, ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.  » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition.  »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.  » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien.  » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? (Pris 187/176)
(14) Et l’homme à barbiche et à nez en colimaçon avait des ruses de gentleman voleur de fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académique espéré, de telle duchesse qui disposait de plusieurs voix, dans les élections, mais de s’en rapprocher en tâchant qu’aucune personne qui eût estimé que c’était un vice de poursuivre un pareil but, pur voir son manège. Il n’y réussissait qu’à demi, on entendait alterner avec les propos du vrai Bergotte, ceux du Bergotte égoïste, ambitieux et qui ne pensait qu’à parler de tels gens puissants, nobles ou riches, pour se faire valoir, lui qui dans ses livres, quand il était vraiment lui-même avait si bien montré, pur comme celui d’une source, le charme des pauvres. (JF 556/128)
(15) Il consulta les médecins qui, flattés d’être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu’il n’avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien), de profiter davantage du soleil « indispensable à la vie  » (il n’avait dû quelques années de mieux relatif qu’à sa claustration chez lui), de s’alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses cauchemars). (Pris 185/174)
(16)
Il vivait si simplement qu’on ne soupçonnait pas à quel point il était riche, et l’eût-on su qu’on se fût trompé encore, l’ayant cru alors avare, alors que personne ne fut jamais si généreux. Il l’était surtout avec des femmes, des fillettes pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu de chose…  Aussi Bergotte se disait-il : « Je dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu’elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte de l’argent.  » (Pris 183/172)

 

 

11 réflexions sur « Bergotte »

  1. Bonjour,
    Débutant véritablement la lecture de Proust, qui jusqu’ici m’avait parue laborieuse et indigeste au point de l’abandonner plusieurs années pour la reprendre aujourd’hui, je suis très impressionné par votre travail…que je salue – et pour lequel les qualificatifs me manquent.
    Pour le moins : merci.

    Très cordialement,
    Jean-Claude

  2. Bonjour,
    À la lecture des passages ci-dessous tirés de Albertine disparue, je me suis dit que ce sont peut-être des indices qui permettraient d’identifier qui est le véritable Bergotte:

    « Un jour j’essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte que j’avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m’y plaisaient beaucoup, et bien vite repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie: (…) D’ailleurs, dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées désertes où l’on se rencontre, (…). Et il y était aussi question d’un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu’il a aimée jeune, ne la reconnaît pas, s’ennuie auprès d’elle. »

    • Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? (Pris 187/176).

  3. Bonjour,
    Me voilà arrivée dans le 3ème tome : le côté de Guermantes. Je suis emportée.
    J’aurais dû m’y mettre bien plus tôt. Mais j’ai été trop influençable, rebutée par des commentaires de gens qui ne l’avaient sûrement pas lu et qui en parlaient avec l’aisance de l’ignorance, croyant que je serais incapable de lire Proust.
    C’est un délice, une écriture ciselée, l’émotion qui vous transporte, une analyse philosophique précis, détaillée, développée de chaque détail du récit.
    Comment peut-on être plus complet ? plus incisif ?
    « Françoise avait cette qualité qu’elle détestait chez les autres : elle était fière. » ; une courte phrase pour tout dire.
    j’y passe mes loisirs.
    Je suggère de ne pas écouter ceux qui parlent souvent de ce qu’ils ne connaissent pas.
    Je vous invite à vous faire d’urgence une opinion pas vous-même.

    • Bonsoir, merci de m’avoir alerté. En effet il y avait un défaut dans le lien que je viens de corriger. Heureux que ce site vous plaise.
      Bonne soirée
      André

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